Éditorial
n° 42, lundi 16 janvier 2006
Le
Communisme du XXIe siècle
Une
bonne chose qui restera de la pénible "affaire Finkielkraut",
c'est l'heureuse expression de Finkielkraut lui-même selon laquelle
l'antiracisme serait - sera, est déjà, sans doute - «le communisme
du XXIe siècle». Cette métaphore polémique je la trouve pour ma part
extrêmement éclairante et féconde, et j'en suis très reconnaissant à
son auteur, comme de nombreux autres bienfaits.
Que
comparaison ne soit pas raison, maintenant... Un de mes amis prétend
être le seul usager de la langue française à savoir encore ce que veut
dire le verbe comparer ; et il s'insurge chaque fois contre la
tournure « on ne peut pas comparer ceci et cela ». À son avis, on peut tout comparer, puisque comparer
n'est en aucune façon assimiler. Je doute fort que Finkielkraut ait
voulu dire que l'antiracisme est à présent, pour nous, la même chose
exactement que ce qu'était le communisme au siècle dernier. Son idée,
si je puis présumer d'en juger, c'est plutôt que l'antiracisme, par
rapport à notre XXIe siècle, est dans la même situation que l'était
le communisme par rapport au XXe siècle ; qu'il joue le même rôle ;
que sa fonction historique est semblable ; que son influence, ses capacités
d'action, sa prégnance parmi les discours et dans le profond des consciences,
sont du même ordre de grandeur.
Une première
différence, toutefois, et elle est de taille, c'est que l'antiracisme,
qu'on sache, n'a pas de goulag. Et si l'on a pu parler, assez légitimement
à mon sens, de l'espèce de terreur qu'il faisait régner, cette
terreur, il faut le reconnaître, n'emprisonne que rarement (et pas toujours
à tort, d'ailleurs), elle ne torture pas, à ma connaissance, et jusqu'à
présent elle n'a tué qu'assez peu de monde, sauf en quelques justes
guerres. En revanche elle détruit des vies, comme l'autre, elle brise
des carrières, elle met des existences entières sous le boisseau : existences
d'individus, bien sûr, et cela en grande quantité ; existences de peuples,
aussi bien.
On pourrait dire que le communisme
a été au pouvoir, qu'il a été le nom de certains régimes, du système
en place en de nombreux États ; et que ce n'est pas le cas de l'antiracisme.
On pourrait dire le contraire exactement, avec autant de pertinence
si ce n'est davantage. Je ne sache pas, c'est vrai, qu'il y ait de régimes
qui pour toute raison sociale se proclament antiracistes dans leur intitulé
même ; mais l'immense majorité des régimes existants se présentent néanmoins
comme tels, antiracistes, même s'ils ne le sont pas toujours
- après tout les régimes communistes, eux aussi, n'avaient souvent de
communiste que le nom. Et l'antiracisme est hautement revendiqué par
toutes les institutions internationales à caractère planétaire, qui
l'ont inscrit noir sur blanc au fronton de leurs temples et dans leurs
textes fondamentaux, de sorte qu'il dit le droit sous lequel nous vivons
tous, plus ou moins directement, que tous les États de la terre lui
sont soumis, en théorie, et qu'il n'est pas jusqu'à la Suisse qui ne
se puisse voir tancée en son nom, comme on le constate aujourd'hui même.
Le communisme, heureusement, n'est jamais parvenu à s'imposer
à pareille échelle. Entre les deux parties à notre comparaison
les états de service ne sont pas tout à fait de même nature, sans doute,
mais ils sont de retentissement et de poids tout à fait approchants.
Dans
le tableau balancé auquel j'essaie de me livrer,
tout est une question d'échelle, justement. Tout dépend du niveau
auquel on se situe. Si l'on choisit de se placer au niveau de la France,
par exemple, on observe que le communisme n'a jamais gouverné ce pays,
tandis que l'antiracisme, au contraire, s'y trouve depuis plusieurs
décennies aux affaires ; mieux, il y est une espèce de religion d'État,
le plus sacré et pratiquement le seul, le dernier, de tous les dogmes
institués, l'ultime objet de la transmission scolaire, celui auquel
on s'accroche entre tous alors que la plupart des autres se sont depuis
longtemps perdus en chemin.
Certes le communisme,
même dans notre pays que jamais il n'a gouverné seul, fut un appareil
très puissant, capable de prendre en main, du berceau à la tombe, le
destin de centaines de milliers d'individus ; mais cela seulement en
de certaines municipalités, et dans les larges zones qu'ensemble constituaient
ces communes souvent attenantes. L'antiracisme, lui, tient très officiellement
en main la République elle-même à chacun de ses paliers de décision,
et en toute occasion elle se targue hautement de lui être soumise. Il
est une formidable machine à pourvoir des places, des sièges, des pensions,
des honneurs et des sinécures. D'une part il ne tient qu'à lui de hâter
les carrières et de distribuer des avantages, des prébendes, des chaires,
des postes, des fauteuils, des subventions, des jetons de présence,
des expositions, des publications et des candidatures "en situation
éligible" : cela bien plus que ne fut jamais capable de le faire
le communisme, qui navait pas la maîtrise, à pareille échelle, de semblables
leviers de commande. D'autre part il a tout loisir, et il ne s'en prive
pas, d'exclure, de briser à tort ou à raison, de prodiguer menaces et
sanctions, d'écarter les suspects, d'autoriser et d'encourager les chasses
en meute, de bénir les exécutions.
Le communisme
disposait d'un ou deux journaux, de quelques revues influentes mais
à la diffusion étroite, de deux ou trois maisons d'éditions, jamais
bien vaillantes ; l'antiracisme, lui, règne sur toute la presse sans
une seule exception honorable, sur tous les médias, sur toute l'édition
courante.
Élément capital, les tribunaux lui
sont tout dévoués - ce qu'ils ne furent jamais au communisme-, et jugent
entièrement selon ses préceptes, pour ne pas dire ses instructions.
Un point commun essentiel, commun au moins
diachroniquement, c'est que ces deux idéologies, au moins à l'orée
de leurs époques respectives de plus grande extension, se présentent
l'une et l'autre comme éminemment sympathiques, au point de pouvoir
passer bien plus pour des morales que pour des idéologies. Mieux,
elles ont pu passer toutes les deux - mais l'antiracisme bien plus encore
et avec beaucoup plus de force de conviction que le communisme - pour
détentrices exclusives de la force morale, objet celle-ci d'une véritable
confusion avec elles, d'une coïncidence rigoureuse avec leurs discours
et leurs positions. C'est un aspect capital, dans un cas comme dans
l'autre : il leur permet en effet d'avoir non pas des adversaires,
avec lesquels on peut débattre calmement, mais seulement des ennemis
irréconciliables, qu'on ne peut souhaiter que d'abattre. Conséquence
inattendue, il leur en échoit - mais encore une fois à l'antiracisme
bien plus qu'au défunt communisme - une sorte de monopole de la haine,
un droit exclusif à l'exécration vomitoire : passions que par tradition
interne elles dénoncent incessamment chez leurs opposants (ou chez ceux
qu'elles choisissent de considérer comme tels), mais qui avec le temps
les ravagent elles-mêmes bien plus
qu'elles ne font ces derniers.
«Tout
anticommuniste est un chien», selon la parole fameuse. Tout anti-antiraciste
est un pitbull, un pis que chien, un moins que chien, une hyène, une
larve, la Bête immonde.
L'anticommuniste était
un monstre parce que d'un coeur léger il s'accommodait de la misère du
peuple et profitait de son exploitation. Il n'avait pas l'intention
de lever le petit doigt pour mettre fin à l'injustice sociale, sur laquelle
reposait le pouvoir de sa classe ou sa propre jouissance, sinon les
deux. Mieux, ou pis, il luttait pour que cette injustice se perpétue.
De toute évidence ne pouvaient l'inspirer que la soif du mal, la méchanceté
pure, le désir de nuire, la délectation infâme au malheur et à l'humiliation
d'autrui - au mieux un criminel aveuglement, une inconscience répugnante,
mortelle pour les autres, et dont on ne pouvait qu'espérer qu'elle
finirait par être mortelle également pour lui-même.
S'agissant
de l'anti-antiraciste c'est encore plus simple, encore plus net, encore
plus abject. Il faut dire d'abord qu'il n'est pas anti-antiraciste,
évidemment : ce serait lui faire bien trop d'honneur que de le nommer
de la sorte ; il est tout simplement raciste. Et bien sûr, à
quelques rares exceptions près (âmes perdues qui n'ont plus rien à perdre),
personne ne veut être raciste - de sorte que l'antiracisme n'a
pour ainsi dire pas d'ennemis qui aient le front de s'assumer comme
tels. Aussi a-t-il l'habitude, comme jadis le communisme, surtout le
communisme au pouvoir (en particulier dans les démocraties populaires)
de considérer comme adversaires, par défaut (car il a grand besoin d'adversaires,
qui sont sa nourriture même), tous ceux qui, à son gré, ne donnent pas
suffisamment de témoignages et de preuves d'enthousiaste adhésion à
ses thèses. L'ennui est qu'il faut sans cesse augmenter les doses ;
d'où cette impression de discours somnanbule, que donne le babil national,
et qui amuse si fort à l'étranger, sauf nos amis, qu'il désole : on croirait que tout l'esprit de la défunte
récitation d'enseignement primaire est venu se réfugier là.
Mais
il faut s'arrêter un instant sur ce tour de passe-passe terminologique
qui, des anti-antiracistes, des adversaires de l'antiracisme, ou de
ceux qui se trouvent simplement avoir quelques objections à formuler
à l'égard de la domination idéologique et matérielle de l'antiracisme,
fait automatiquement, et tout à fait contre leur gré, et contre leurs
convictions, des racistes. Ce tour de passe-passe est l'un des secrets du pouvoir antiraciste - lequel,
grâce à cette manoeuvre discrète, ne saurait avoir pour opposants, ce
qui lui facilite bien les choses, que des êtres absolument abjects,
ou qui le deviennent aussitôt qu'ils s'opposent à lui.
Il
se peut qu'ils le soient vraiment, d'ailleurs. Il se peut que leur liberté
soit à ce prix - une sorte de sous-produit de leur abjection. Ainsi
la répression sexuelle, quand elle était au sommet de puissance, n'a
eu longtemps pour opposants véritables que des êtres "perdus de
moeurs", comme on disait, qui, s'ils osaient la défier, c'était
pour la seule raison qu'ils ne couraient aucun risque de tomber plus
bas qu'ils n'étaient déjà, ayant abdiqué toute morale avec toute dignité.
On ne savait pas s'ils étaient sexuellement libres parce qu'ils étaient
voleurs, menteurs, traîtres, délateurs ou assassins, ou s'ils étaient
tout cela parce qu'ils étaient homosexuels, adultères, pervers, pédophiles,
échangistes de masse ou stakhanovistes du plaisir. Eux-mêmes, s'étant
accordés la liberté de mener leur vie sexuelle comme ils entendaient
la mener, estimaient avoir, ce faisant, franchi la barrière morale du
bien et du mal, et confondaient l'exercice de leur liberté conquise,
qui ne l'avait été que par leur faiblesse, avec leurs autres turpitudes.
C'est de pareille façon que trop souvent il n'y a, pour s'opposer ouvertement
à l'antiracisme, et tout à fait comme il le dit lui-même, que des racistes.
Tant qu'il en est ainsi, lui n'a rien à craindre.
Le pouvoir de l'antiracisme
est absolument inébranlable en effet tant qu'il n'y a pour le contester
que les racistes : c'est à peu près comme si la répression sexuelle
n'avait eu en face d'elle, pour s'opposer à son règne, à son principe
et à ses abus, que les violeurs d'enfants. L'antiracisme est d'ailleurs
parfaitement conscient de cette donnée-là, et c'est pourquoi il n'a
rien de plus pressé, toujours, que de traiter de raciste quiconque
lui présente la moindre objection, ou lui pose une question qui l'embarrasse
ou lui déplaît.
L'opposition des racistes,
des vrais - antisémites véritables (de gauche ou de droite), néo-nazis,
négationnistes ou champions boutonneux de la suprématie blanche -, à
l'égard de l'emprise antiraciste sur l'ensemble de la société, ne fait
que renforcer cette emprise, car elle en souligne la nécessité et elle
offre de solides prétextes, et même de véritables motifs, à la consolider
sans cesse.
On voudra bien m'excuser mais je
ne vois guère que ce que j'ai appelé ailleurs la bathmologie, "science
(barthésienne) des niveaux de langage", qui puisse permettre de
trouver une issue à ce tête à tête fatal, racisme / antiracisme, en
permettant de passer du deux au trois, et en établissant clairement
que tout ce qui s'élève contre l'antiracisme, ou contre les abus de
son pouvoir, ne saurait être mis dans un unique sac. Racisme et anti-antiracisme
ont beau occuper parfois la même situation structurelle par rapport
à l'antiracisme, ils ne l'occupent pas au même niveau de la spirale
du sens, et ne sauraient en aucune façon être confondus. Il y a même
beaucoup plus loin de l'un à l'autre (le double) qu'il n'y a de chacun
d'eux à l'antiracisme. Et c'est uniquement en passant par l'antiracisme
qu'on pourrait faire, mais à quoi bon, le chemin qui les sépare. Or,
justement, tout mettre dans le même sac, c'est ce à quoi l'antiracisme
excelle par-dessus tout. Et il ne serait pas étonnant que seule une
approche langagière, sémantique, sémiotique, parvienne à débrouiller
ce qui est avant tout un embarras de langage, savamment entretenu sinon
délibérément crée.
Les mots, dans
ce domaine, ont des sens si retors et si flous, et en général tellement
abusifs, que rien n'est plus facile que de leur faire dire ce que l'on
veut qu'ils disent et de les faire servir à toutes les tyrannies, quitte
à déguiser celles-ci bien sûr - mais c'est l'enfance de l'art - en contre-tyrannies.
Racisme, c'était à l'origine la tare, éminemment répréhensible
moralement, bien avant même que de l'être idéologiquement et politiquement,
qui pousse à confondre les individus avec le groupe auquel ils appartiennent
par la naissance, à les réduire à cette appartenance et à exercer contre
eux violence ou injustice s'il se trouve qu'on croie avoir quelque chose
à reprocher au groupe en question. Le racisme est une action violente,
une opinion violente, dans les deux cas une agression. Et tant que le
racisme n'est que cela, cette tare-là ou ce méfait-là, l'antiracisme
est absolument incriticable, et l'on ne peut rien lui opposer parce
qu'il n'y a rien à lui opposer.
Mais
précisément : puisque l'ignominie incontestable du racisme fonde l'invulnérabilité
et même, si l'on ose dire, l'incriticabilité de l'antiracisme, celui-ci, dès lors que n'étant
plus seulement une active indignation morale et politique il est devenu
une idéologie, un dogme, un pouvoir, un instrument de pouvoir et presque
une industrie (c'est l'un des plus gros employeurs de France, il ne
faut pas l'oublier), a tout intérêt à augmenter indéfiniment ce qu'il
(lui) convient de ranger sous la dénomination de racisme. Et
Dieu sait qu'il ne s'en est pas privé. Dés lors est devenu racisme à
peu près tout - tout ce qui déplaisait à l'antiracisme, le gênait ou
seulement l'agaçait. Au lieu que l'antiracisme se définisse par rapport
à quelque chose de stable et de préexistant, de moralement et intellectuellement
bien circonscrit dont il serait si l'on ose dire l'"antité",
c'est le racisme, au contraire, qui est défini par rapport à l'antiracisme
et par ses soins - est raciste, aussitôt, tout ce dont l'antiracisme
décide que ce l'est, à commencer bien sûr par tout ce qui se permet
de contester son pouvoir.
Il faut dire que
l'ambiguïté sur le racisme, l'aptitude conférée à ce mot de vouloir
dire tout et n'importe quoi, n'est qu'une ambiguïté de deuxième ligne,
une amphibologie de deuxième couche, le deuxième mur de défense de l'antiracisme.
La première couche d'ambiguïté, plus en avant, porte sur le mot race,
qui lui, au contraire du mot racisme (objet de l'extension sémantique
indéfinie et illimitée qu'on vient de rappeler) a subi un colossal rétrécissement
de l'énorme spectre de sens qu'il avait en langue classique : en lui
l'antiracisme, pour le maudire plus à son aise, affecte de n'entendre
plus, très curieusement, que la signification que lui ont donnée les
vrais racistes, une signification absurde, pseudo-scientifique
et qui n'a jamais représenté qu'un centième, le plus sinistre,
soit, et le plus bête, de tout ce qu'on a pu vouloir dire à travers
les âges par ces quatre lettres très utiles - aussi avons-nous appris,
contraints et forcés, à en faire notre deuil comme de tant d'autres
choses.
Ces deux ambiguïtés en tenaille acérée,
sur racisme et sur race, ont permis à l'antiracisme
de bannir de la parole, des conversations, des journaux, de tous les
médias, du discours politique mais d'abord, et c'est le plus grave,
de la perception même qu'on peut avoir du monde, tout ce qui relève,
non seulement des races, au sens large et à l'absurde sens étroit,
mais des ethnies, des peuples, des cultures, des religions en tant que
groupes ou que masses d'individus, des civilisations en tant que collectivités
héréditaires, des origines et même des nationalités dans la mesure où
ces nationalités prétendraient être autre chose qu'une pure appartenance
administrative, une convention, une création continue. L'homme de l'antiracisme
est nu devant le sort, il ne vient de nulle part, aucun passé ne le
protège. Il commence à lui-même, à lui-même maintenant. Sur une
planète idéalement sans frontière, sans distinctions d'aucune sorte
et sans nuances, c'est un voyageur sans bagage, un pauvre diable. À
tout instant il se fonde comme il peut, en une sorte de gâtisme du commencement
perpétuel, d'infantilisme institué, de puérilité (star-) académique.
L'appartenance, dès lors qu'elle n'est pas convention pure (les fameux
"papiers"), est perçue et donnée seulement comme une charge,
une tare, un poids mort, un encombrant fardeau dont il convient de se
débarrasser au plus vite, un héritage maudit.
Ce sont des pans entiers de la connaissance,
de la culture, du savoir accumulé de l'espèce, qui sont ainsi récusés,
mis à bas, enterrés. Plus gravement encore, ce sont des pans entiers
de l'expérience, de l'actualité bien sûr, mais plus directement de l'expérience
quotidienne de vivre, de bouger, d'habiter la terre et d'habiter la
ville, d'éprouver ce qui arrive quand on descend dans la rue, quand
on prend l'autobus ou le métro, ne parlons même pas des désormais sinistres
trains, des pans entiers du temps, des pans entiers du regard, des pans
entiers de la tactilité d'exister, dont par convention il sera convenu,
sous peine des plus graves châtiments, qu'ils n'existent pas, qu'on
ne les ressent pas, qu'on ne les voit pas même s'ils vous crèvent les
yeux (parfois presque littéralement) - que tout cela c'est dans votre
tête, dans votre mauvaise tête.
Sans doute n'est-ce pas un hasard si l'une des scies les plus pesantes
du moment, aussi oppressantes que l'auto-destructif et pourtant increvable
c'est vrai que, est l'immarcescible et cocasse on va dire.
On va dire indeed ! Nous vivons sous le signe de l'on va dire. On
va dire que le niveau monte, on va dire que
la France est l'un des pays où l'immigration est le plus faible, on
va dire que la proportion
d'étrangers n'a pas bougé depuis un demi-siècle (encore qu'il faille
observer une petite diminution ces dernières années).
On va dire qu'il n'y a aucune surdélinquance des "jeunes
issus de l'immigration", on
va dire que contrairement à ce que croient les gens des études
précises montrent que les "nouveaux Français" ne font absolument
pas plus d'enfants que les autres, on va dire que faut h'arrêter de dire tout l'temps qu'y a plus d'violence
aujourd'hui qu'y a cinquante ans. On va dire que
la France a toujours été un pays d'immigration, que ce sont surtout les étrangers qui
ont fait l'art français, et que notre pays c'est surtout une idée,
une idée universelle - c'est ça qu'i faut bien voir. Et puis d'abord
cékoi, pour vous, un étranger ? Comme les affiches de Pétain,
mais en montrant cette fois un malheureux tout juste échappé des centres
de rétention de Roissy, l'antiracisme vous met au défi de répondre
oui à la question :
«Êtes-vous plus français que lui ? »
Ouh là là… On s'en garderait bien !
On va dire que non. Personne n'est plus français que personne.
Et
de même qu'avec c'est vrai que
commence à siffler, pour les oreilles un peu
sensibles, l'avertissement sonore qui prévient que la vérité, dans
les parages, court de sérieux dangers de se faire étriller ou qu'elle
marche déjà sur des béquilles, une
jambe dans le plâtre et un bras en écharpe, de même, par on va
dire, s'annonce discrètement l'accumulation gigantesque et sans cesse augmentant
de l'on va pas dire. C'est peut-être par la que le régime antiraciste
ressemble le plus aux anciens régimes communistes. Cette fois je parle
de régimes parce que l'exemple français, où le communisme ne
fut jamais un régime, sauf peut-être dans la ceinture rouge
(devenue aujourd'hui ceinture verte, mais pas au sens écologiste),
l'exemple français, dis-je, ne
suffit pas à la comparaison, qu'il faut aller chercher en Union soviétique
ou dans ses ex-satellites du "Bloc
de l'Est". Bien sûr, chez nous,
L'Humanité du temps de MM. Waldeck Rochet ou Roland Leroy faisait rire par la
prodigieuse efficacité du filtre auquel elle soumettait l'actualité
avant de la laisser parvenir jusqu'à ses pages ; et par l'énorme masse
de "contre-vérité", pour parler comme Georges Marchais,
qu'elle faisait peser sur la réalité. Mais cette masse-là, pour vivre
sous son ombre obnubilante, il fallait aller s'y placer volontairement,
ne serait-ce qu'en achetant le journal ou en suivant les directives
du parti. Les ultimes communistes
d'aujourd'hui ont beau dire de beaucoup de choses qu'ils ne savaient
pas, pour ne pas savoir il fallait vraiment qu'ils se donnassent
beaucoup de mal (un mal qu'ils s'infligeaient d'un coeur ardemment
militant, certes) : il y avait en France une nombreuse presse non-communiste,
à l'époque. Aujourd'hui, à l'exception piteuse de trois ou quatre
feuilles de chou racistes,
il n'y a pas de presse non-antiraciste, ne parlons même pas d'anti-antiracisme.
C'est pourquoi c'est plutôt dans l'ex-bloc soviétique qu'il nous faut
aller chercher nos parangons. Si,
comme je le crois avec Finkielkraut, l'antiracisme est bien le communisme
du XXIe siècle, c'est au communisme au pouvoir qu'il ressemble le
plus, au communisme d'outre-rideau de fer ; pas au petit communisme
pour rire auquel il a succédé dans ses plus puissantes forteresses
et ses principales zones d'application pratique (mais c'est pour les
mettre sens dessus dessous).
Je
ne suis pas loin de penser, même, que pour ce qui est de l'"information",
comme on dit par antiphrase, l'antiracisme à la française l'emporte
haut la main, en maîtrise globale de la situation, en art de boucher
toutes les issues, en omniprésence et en permanence dans l'action oblitératrice
et euphémisante, sur le communisme à la soviétique. Après tout les Russes
de Staline ni même ceux de Brejnev ou d'Andropov ne disposaient pas
de nos ubiquiteux téléviseurs ; et la télévision est
le principal instrument du pouvoir antiraciste, qui à travers elle peut
diffuser ses dogmes et transmettre son insistante Weltanschauung trois
heures et demie par jour en moyenne pour chaque Français. Il aurait
tort de n'en faire usage qu'au moment des nouvelles, même si c'est alors
que les séances d'endoctrinement perpétuel
sont le plus concentrées. Pas un instant il ne laisse se relâcher son
emprise sur le médium, et donc sur la population. Jeux, divertissements,
reportages, variétés, talk-show, pas une seconde il n'est laissé loisir
au téléspectateur d'oublier la réalité, non pas sans doute la réalité
telle qu'elle est réellement, mais la réalité de son assujettissement,
la réalité telle qu'elle devrait être, et telle qu'elle sera bientôt,
dans un monde meilleur, où lui-même sera meilleur, encore plus antiraciste,
encore plus amoureux du métissage multiculturaliste, encore plus impatient
de la fusion universelle - un homme nouveau.
C'est
sur les infortunés téléfilms que pèse sans doute le plus contraignant
cahier des charges, au point qu'on n'a même plus le coeur à se moquer,
et qu'on est contraint d'admirer, navré, les pauvres réalisateurs,
qui arrivent encore à faire semblant de raconter un semblant d'histoire,
alors qu'on sent bien qu'à chaque scène, à chaque plan, à chaque réplique,
ils sont tenus de faire ce qu'il faut faire, de dire et de faire dire
ce qu'il faut dire, pour que la saine doctrine antiraciste soit ancrée
plus profond dans les esprits, dans les réflexes, dans les angoisses
et dans les coeurs. En de pareilles conditions, se plaindre d'un défaut
de créativité serait vraiment malvenu. Il est déjà miraculeux qu'apparence
'd'oeuvre' il y ait.
L'antiracisme
ne se contente pas de nous montrer des images et de les commenter
pour nous - images et commentaires qui sont autant d'offuscations
méthodiques du réel -, il fait de nous des images et nous filme en
tout temps et en tout lieu. Ni le communisme au plus fort de son règne
ni les pires projections et cauchemars orwelliens n'avaient imaginé
que tout un chacun puisse être observé en chacun de ces mouvements
à toutes les heures du jour et de la nuit, dans les magasins, dans
les banques, sur les trottoirs, sur les quais de gare, dans les trains,
dans les autobus, dans les cours d'école, sur les routes et partout.
On dira que ce n'est pas l'antiracisme en lui-même qui procède progressivement,
et de plus en plus rapidement, à cette mise en observation policière
systématique du monde. Non, ce n'est pas l'antiracisme en tant que
tel : c'est un pouvoir dont l'antiracisme
est le premier des dogmes, et qui est amené à pareilles mesures
par le type de société que l'antiracisme a créé, société sans pacte
social, sans covenant hobbessien, sans convention d'in-nocence,
sans philadelphisme aucun, où donc la violence est prête à sourdre
à tout moment.
Ce
pouvoir, très habilement, tire argument des objections qui lui sont
apportées, des doléances qui lui sont soumises, des maux dont il est
responsable, pour renforcer son propre pouvoir, pour se renforcer en
tant que pouvoir.
«Vous
avez peur, dit-il, vous trouvez que vous n'êtes pas en sécurité ?
Vous dites qu'il y a maintenant des attaques dans les trains, qu'il
y a des attaques dans les couloirs du métro, que vous n'osez pas rentrer
chez vous ni en sortir, que votre escalier n'est pas sûr, qu'il y
a de plus en plus de quartiers où vous n'osez pas vous rendre, de
regards que vous n'osez pas croiser, d'heures où vous n'osez pas vivre,
de trottoirs dont vous devez descendre en baissant les yeux ? Je vous
entends, je vous comprends, vous pouvez vous confier à moi. Nous allons
vous donner plus de police, nous allons mettre des policiers dans
les trains, nous allons mettre des policiers en beaucoup plus grand
nombre dans les métros, nous allons mettre des policiers dans les
gares, dans les aéroports, dans les rues, dans les salles de spectacle,
dans les magasins, là où c'est dangereux parce qu'il y a du monde,
là où c'est dangereux parce qu'il n'y a personne, à l'entrée des lycées
et collèges, dans les cours des lycées et collèges le long de leurs
couloirs, dans les salles de classe s'il le faut, dans les amphithéâtres,
dans les laboratoires dans les bureaux de poste, partout, partout,
partout où y aura b'soin ne vous inquiétez pas. Moi j'dis c'est
pas normal que les Français Ysé peur. Moi je suis là
pour vous rassurez. Nous allons mettre des policiers partout et des
caméras à tous les coins de rue, à tous les coins de campagne, et tous les coins de cage d'escalier. N'ayez
pas peur, votez pour nous, nous ne vous abandonnerons pas : s'il le
faut la moitié de la population surveillera l'autre, et vice-versa.»
Sans
doute, sans doute, tout cela est bel et bon,
mais vous ne comprenez pas très bien à quoi sert toute cette
belle police qu'on vous annonce, quel ordre elle soutient et quel
pouvoir elle renforce. Pas le vôtre, en tout cas : car chaque fois
que vous vous êtes adressés à elle, au temps où vous croyiez encore
un peu qu'elle était là pour vous défendre,
elle vous a dit en substance exactement la même chose que votre
télévision, que vos radios, que vos journaux et que vos hommes politiques
: à savoir que vous rêviez, que vous aviez rêvé, que vous étiez fatigué
et que vous exagériez, qu'il fallait voir les choses de plus haut
et de plus loin, qu'on espérait
que vous étiez capable, allons, tout de même, de voir les choses autrement
que par le petit bout de la lorgnette, que la loi était la loi et
que là on pouvait rien faire, qu'au moins si vous aviez eu des témoins
qui acceptent de témoigner, que bien sûr vous pouvez porter plainte
si vous y tenez absolument et si ça peut vous soulager quelque part, mais vous devez bien savoir que ça risque de vous valoir pas mal
d'ennuis, ben oui forcément quand même, et est-ce que vous êtes bien
sûr que vous voulez vous lancer là d'dans rien que pour vous faire
plaisir deux minutes, en somme ? Là d'toute façon je vois ça va pas
h'êt' possible, il est trop tôt, il est trop tard, vous ne vous êtes
pas adressé où vous auriez dû le faire, vous n'avez pas suivi la bonne
procédure, et est-ce que vous êtes bien sûr mais alors sûr à cent
pour cent que vous les aviez pas un peu provoqués ces jeunes il faut
les comprendre avec le chomage le racisme les contrôles policiers
et pas d'infrastructures et tout ?
De
toute façon, ça na jamais été votre idéal de société, des policiers
et toujours plus de policiers, des caméras et toujours plus de caméras.
Ce n'est pas du tout cela que vous demandez. On vous aura mal compris.
Non, vous ce que vous auriez aimé vous c'est
(un peu comme avant,
quoi
)
Mais
je sens bien et vous savez aussi que vous feriez mieux de ne pas trop
expliquer, dans votre propre intérêt, ce que vous auriez aimé - vous
allez vous mettre dans votre tort. Toutes ces pharamineuses forces
de sécurité dont on vient de vous expliquer le détail prometteur,
c'est sur vous qu'elle vont s'abattre en premier, si vous continuez
avec vos histoires d'avant, d'avant quoi d'abord?. L'antiracisme a
autre chose à faire que de vous écouter, dans votre intérêt il est
là pour ne pas vous entendre. Au mieux, s'il est dans l'un de ses
bons jours, il essaiera de vous expliquer ce que vous voulez dire
vraiment, et que vous n'avez pas les moyens de bien intégrer.
Il vous traduira en vous-même. Peut-être même vous dépêchera-t-il
à cet effet un de ses journalistes, voire, si votre cas le mérite,
un de ses sociologues bien-aimés. Les sociologues sont les enfants chéris du régime. Ils vous
expliqueront ce qui vous est arrivé. Eux sont capables de traduire
tout en n'importe quoi et l'inverse, avec des chiffres imparables
et de jolis tableaux, qui vous permettront de comprendre à tête reposée
en quoi vous avez tort et pourquoi ce qu'il convient de faire, à l'échelle
de la ville, de la Ville, du pays tout entier, c'est encore plus de
ce qu'on a déjà fait, mais cette fois avec beaucoup plus de moyens,
et une vraie volonté politique d'aboutir.
La
sociologie est à l'antiracisme ce que la biologie lyssenkiste fut en
son temps au communisme. Mais l'on juge bien à ce seul rapprochement
que le régime antiraciste est bien autre chose que l'étriqué régime
soviétique : il est une vraie conception du monde, globale, totalisante
et sans retour, capable de régir tous les aspects de votre existence,
et de les connaître mieux que vous ne sauriez faire. La biologie est
bien belle, mais enfin elle ne sort guère des discussions de savants
et des amphithéâtres, en général, et ce n'est qu'indirectement qu'elle
influe sur votre existence. La sociologie est bien autre chose. Non
seulement elle peut décrire à ses maîtres le monde qu'ils veulent qui
existe (assez sombre, à cause des méchants), mais elle peut fournir
tout le travail de secrétariat, préparer des lois, quadriller le terrain,
rabattre le caquet des non-professionnels de la vie : il suffit de lui demander des rapports - pour les rapports, elle
est encore meilleure que la police.
Si
la sociologie est la science triomphale du régime, c'est d'une part
parce qu'elle est la reine des "sciences humaines", ainsi
nommées comme si l'humanité était une science plutôt qu'une espèce,
une éprouvette plutôt qu'une vertu (et les humanités un gros
recueil de statistiques) ; mais aussi parce qu'autour d'elle s'est effondré
tout de ce qu'à tort ou à raison on appela un moment la culture.
C'est
l'oeuf de Colomb. Et ce n'est pas moi qui saurais dire si l'effondrement
de la culture a pour cause l'antiracisme (ce qu'il est convenu d'appeler
ici l'antiracisme, la société métissolâtre
où nous vivons, et qui n'a pas plus à voir, faut-il le
dire, avec l'étymologie de son nom que la pédophilie avec
celle du sien) ; ou bien si c'est l'effondrement de la culture, au contraire,
qui a entraîné le triomphe de l'antiracisme. Les deux thèses
peuvent se soutenir aussi facilement l'une que l'autre. Tout ce que
l'on peut observer avec certitude - et qu'on ne saurait trop souligner
-, c'est la coïncidence chronologique des deux phénomènes.
Je
ne crois pas pour ma part à une conspiration. Je ne crois pas, par exemple,
que d'aucuns, à seule fin d'instaurer ou de laisser s'instaurer la société
antiraciste, aient voulu consciemment la mort de la culture, et organisé
délibérément son trépas - par exemple en détruisant le système éducatif,
et en abandonnant à la télévision la bien nommée in-formation des esprits.
Non, je ne crois pas cela. Je ne crois à rien d'aussi soigneusement
arrêté. Je crois plutôt, hélas, à d'obscurs mouvements au tréfonds de
l'espèce, soumis aux lois même de la tragédie, à commencer par la première
d'entre elles, qui veut que soient exaucés les civilisations et les
hommes dont la perte est écrite - ainsi on a voulu que l'éducation soient
égalitaire : c'est fait, personne n'apprend plus rien.
Ce
que je sais en revanche, mais avec certitude, c'est qu'une culture vivante,
au sens plein du terme, ne se serait jamais accommodée du triomphe de
l'antiracisme, au sens et dans la consistance qu'il a revêtus parmi
nous. Un peuple qui sait ce qu'il est - disons «qui connaît ses classiques»
-, n'accepte pas de mourir parce qu'on le lui demande,
ne consent pas à disparaître pour renaître vidé de lui-même,
ne se résigne pas sans résistance à se fondre dans une masse violente,
certes, mais officiellement indifférenciée, qui de lui ne conserve un
moment que le nom, et ce n'est qu'une humiliation de plus. Un peuple
qui sait sa langue, qui connaît sa littérature, qui se souvient de sa
civilisation et qui garde en son sein une classe cultivée, des élites
(mais certes pas dans la pitoyable acception que les nouveaux maîtres
ont donné à ce mot), un tel peuple ne se laisse pas mener à l'abattoir
sans se révolter, ni même ne se laisse expliquer sans broncher qu'il
n'est pas un peuple, et qu'il n'en a jamais été un («Et d'abord c'est
quoi, "un peuple" ? Vous pouvez nous expliquer exactement
ce que vous voulez dire par là?»).
L'organisation
de l'ignorance, l'enseignement de l'oubli, étaient absolument indispensables,
une condition préalable sine qua non, à l'instauration de la société
antiraciste telle que nous la voyons prospérer tristement sous nos yeux.
Mais encore une fois je ne prétends nullement que les pionniers et les
champions de l'antiracisme ont consciemment désiré cet oubli, ni mis
en place cette ignorance. Sans doute ont-ils profité d'une heureuse
coïncidence historique, voilà tout. On aurait bien tort de juger d'eux,
d'ailleurs, par les piteux automates qu'on voit à présent s'agiter sous
la même appellation, avec leurs gestes de pantins quand on appuie au
bon moment sur le bouton qu'il faut, leurs réponses de catéchisme à
toutes les questions qu'on leur pose et leur pauvre langage arthritique,
tout en chevilles douloureuses et autres articulations rouillées, semblable
aux fiches perforées de la mécanographie proto-informatique, ou bien
aux bandes trouées des pianos de bastringue. Non, rien à voir : comme
les pionniers du communisme, les pionniers de l'antiracisme étaient
souvent des hommes et des femmes de grande intelligence, animés des
plus hautes intentions morales. D'ailleurs, ajouterais-je avec une vanité
mélancolique, ne comptions-nous pas nous-mêmes parmi eux ?
Je
ne crois pas davantage, en sens inverse, que l'avènement de la société
antiraciste ait été la cause unique, ni même la cause principale,
de l'effondrement culturel de notre pays, ni même de la première des
manifestations de cet effondrement, le collapsus du système d'éducation
- tout juste peut-on voir en cet avènement, à mon avis, une cause
tardive, l'occasion d'un coup de grâce. Entre culture nationale et
société antiraciste, il y avait certes incompatibilité radicale -
assez soulignée je pense, à titre emblématique, par le renversement
de sens que subit d'un pôle
à l'autre un mot comme discrimination : lequel, dans le langage
de la culture, désigne la plus grande des vertus, l'exercice même
de l'intelligence, la qualité par excellence de la pensée, et dans
celui de l'antiracisme le premier d'entre les péchés (avec retour
en farce, très bathmologiquement, sous les espèces pléonastiques de
la "discrimination positive").
Aucune population composite ne saurait accepter longtemps de
se voir imposer comme culture collective (ni comme langue, ajouterais-je)
ce qui n'est jamais que la culture (et la langue) d'une de ses composantes,
et, qui plus est, de la moins aimée d'entre elles, la moins prestigieuse
testostéronimiquement, la plus rapidement décroissante en rapport
de proportion à l'ensemble, la mieux chargée de tous les maux, de
tous les crimes, de toutes les responsabilités négatives. Il est d'ailleurs
probable qu'une population composite ne saurait s'accommoder d'aucune
culture commune, puisque la culture c'est avant tout la voix des morts,
leur présence créatrice, et qu'une telle société n'a pas de morts,
sauf ceux qu'engendrent au jour le jour ses affrontements internes,
des morts tout neufs sans portée culturelle : elle n'a donc
d'autre ressource que d'appeler culture, puisqu'il paraît qu'il
faut en avoir une, tout et surtout n'importe quoi, le divertissement
qui suinte de sa télévision, par exemple, de même qu'elle continue
d'appeler éducation, par facilité de langage et paresse d'en
changer, l'ignorance rustaude
qui s'inocule dans les locaux spécialisés.
Nous
touchons là, et nous finirons sur elle, à une fameuse différence, entre
communisme et antiracisme - différence si grande, même, qu'elle infirme en partie le rapprochement,
ou plutôt qu'elle le renverse : car s'il a pu sembler exagéré de rapprocher
l'antiracisme du communisme, et d'aller jusqu'à l'appeler, par provocation,
«le communisme du XXIe siècle», il apparaît ici qu'en un autre sens,
à partir d'une autre perspective, bien loin d'être trop dire, c'est
là trop peu : le communisme, même dans les pays où il s'est exercé le
plus longuement, n'a coïncidé, bien loin de là, ni avec un effondrement
du système éducatif, ni avec une répudiation de l'héritage culturel.
Que pareille coïncidence s'observe sans conteste possible lorsque c'est
du régime antiraciste qu'il est question donne à penser qu'à son emprise
il n'y a guère de fin concevable, et qu'il n'y a lieu de s'attendre,
contrairement à ce qui s'est passé pour le communisme, à l'effondrement
d'aucun mur - à ce qu'il s'en construise, peut-être,
comme en Israël: ce n'est pas une perspective très réjouissante.