Éditorial n°14, 20 septembre 2002
Remous, racisme, antiracisme
Mon dernier envoi en ligne a créé quelques remous. Ce n'est pas
tant l'"éditorial" lui-même, qui a suscité les protestations -à lui
et à moi on n'a guère reproché que de rabâcher, d'être obsédés par les
cours d'école, par la disparition supposée du peuple, ou du moins du
"type", français (c'est assez vrai) - , qu'une des lettres jointes,
la troisième, au sein du "Courrier des Lecteurs". J'avais bien fait
de préciser que je ne me tenais pas pour responsable des opinions exprimées
dans cette rubrique-là, et ne leur faisais place qu'à titre de documents,
significatifs, à mon avis, d'un état de l'opinion, ou d'une partie de
l'opinion, et donc de la situation dans laquelle nous baignons.
A l'auteur de cette lettre on reproche par exemple, et surtout -c'est
là que se concentre l'espèce d'indignation qu'elle a suscitée dans mon
propre courrier- , d'avoir écrit qu'on pourrait parler, à propos de
l'islam, d'une "culture de l'injure".
Je ne pense pas que cette dame ait voulu réduire l'islam à une "culture
de l'injure". Elle estime sans doute - mais bien sûr je ne peux pas
m'exprimer à sa place - qu'au sein de l'islam et de la culture islamique
il existe une "culture de l'injure" particulièrement développée. Cela
ne me semble pas inconcevable. Cela ne me paraît pas non plus nécessairement
péjoratif. Je croirais assez volontiers que certaines civilisations,
ou cultures, ou sous-sections de cultures (je pense à des villes, à
des quartiers, à des "cités"), aient pu mettre au point collectivement
un répertoire d'injures particulièrement vaste et inventif, et témoigner
dans son usage une dextérité hors du commun, de sorte qu'on pourrait
parler à leur propos, presque admirativement, d'une véritable "culture
de l'injure". Est-ce le cas de l'islam en général ? Pour ma part
je n'en saurais juger.
Je profite tout de même de l'occasion pour préciser, au cas où cela
n'irait pas tout à fait sans dire, que, toujours pour ma part
- mais je crois pouvoir parler ici au nom du parti de l'In-nocence en
général - , je n'éprouve, nous n'éprouvons, aucune espèce d'hostilité,
et encore moins de mépris, à l'égard de l'islam en tant que civilisation,
non plus d'ailleurs qu'à l'égard d'aucune autre, même si certaines peuvent
m'être plus congenial que d'autres (on ne déplorera jamais assez
l'absence dans la langue française d'un terme qui signifie exactement
congenial : "immédiatement sympathique", "fraternel", "correspondant
d'emblée à mes goûts, mon éducation, mes préférences ou mes préjugés" ?).
Et si j'écris « l'islam en tant que civilisation »,
c'est parce que je me réserve le droit, je nous le réserve, de
ressentir et même d'exprimer des réticences et même des animosités argumentées
à l'égard de l'islam en tant que religion, comme d'ailleurs de
n'importe quelle autre.
A l'égard de l'islam en tant que civilisation aussi, d'ailleurs,
come to think of it - même si dans l'immédiat je ne ressens pas
le besoin d'user de ce droit. Je ne crois pas que toutes les civilisations
soient également aimables ou admirables, ni en bloc ni en certains de
leurs aspects. Je ne sais pas exactement à quelle civilisation ou à
quelle culture (peut-être faudrait-il mettre ces mots au pluriel ?)
appartient l'excision, par exemple, mais cet aspect-là d'une
civilisation donnée ou de plusieurs ne m'inspire pas d'admiration ou
de sympathie particulières. Cependant, de façon générale, toutes
les civilisations et cultures font l'objet de ma part d'affection, de
respect et de curiosité, d'abord pour le seul fait qu'elles soient des
civilisation et des cultures, de la culture, de la civilisation,
valeurs qui me sont éminemment chères; et d'autre part pour la raison
qu'elle ne sont pas les miennes, pour la plupart, qu'elles sont de l'autre,
de l'ailleurs, de l'étranger, catégories auxquelles
je suis d'autant plus attaché, celles-là, qu'elles me paraissent plus
menacées.
Mais s'agissant de l'Islam, puisque c'est de lui que nous sommes partis,
je dirais sans avoir à me forcer, avec pour seule gêne le sentiment
d'exprimer ce faisant les pires banalités, qu'il est sans conteste possible
une des plus grandes civilisations de l'humanité, que beaucoup des plus
admirables chefs-d'oeuvre de l'architecture universelle lui sont dus,
beaucoup des plus hauts moments de la pensée et de l'art de vivre, beaucoup
de la plus précieuse musique, beaucoup de la poésie la plus noble et
la plus émouvante - et pour moi, pour le coup, la plus congenial.
Maintenant je pense aussi qu'il a eu, comme n'importe quelle civilisation,
des époques plus brillantes que d'autres, y compris certaines au cours
desquelles il fut probablement (il faudrait regarder du côté de la Chine
ou du Japon durant les mêmes siècles, et peut-être en Amérique précolombienne)
la plus brillante, la plus admirable, la plus raffinée des civilisations
de la terre (en tout cas bien plus que l'Occident chrétien -aux neuvième,
dixième et onzième siècles, par exemple). Je pense encore qu'il s'est
montré, comme il est normal, sous un meilleur jour en de certaines aires
géographiques qu'en d'autres. Et à ce propos je ne suis pas convaincu
que sa situation actuelle en France, et en particulier dans la France
des "cités", sur le "front", comme dit la lectrice dont j'ai publié
la lettre, le front social, politique, inter-ethnique, soit le meilleur
champ pour juger de lui, de ses adeptes et de tous ceux qui par leur
naissance ou par décision personnelle relèvent de son influence :
trop d'éléments extérieurs à lui interviennent là, qui tiennent à l'économie,
bien sûr, qui tiennent au déracinement, à l'exil, à la confrontation
pas nécessairement pacifique ou bienveillante avec une ou plusieurs
autres cultures et civilisations.
Mais pour ce qui est de juger je suis pour que l'on juge, ça oui. Juger
est la plus noble activité de l'homme, l'exercice par excellence de
sa pensée -au point que penser et juger sont bien près
d'être une seule et même chose. Il faut se juger soi-même, il faut juger
les autres, il faut juger les hommes, les opinions, les oeuvres, les
peuples, les cultures, les races, les civilisations. Ce qu'il faut éviter
tandis que l'on juge, en revanche (et que l'on est jugé), ce sont les
interférences parasites entre ces divers objets de jugement.
J'ajoute l'adjectif parasite à mes formulations antérieures
en ce domaine parce que certaines interférences, elles, sont parfaitement
légitimes; et d'abord inévitable. Ainsi il est difficile -encore que
ce ne soit pas tout à fait impossible, et que ce soit même indispensable
en justice juridique, en justice pénale -de juger un homme sans tenir
compte de ses opinions et du jugement que l'on porte sur elles. Et si
un peuple dans son ensemble professe des opinions ou pratique des attitudes
que l'on juge criminelles, il est difficile de ne pas tenir compte de
ce jugement-là dans le jugement qu'on serait amené à porter sur un homme
ou une femme appartenant à ce peuple et qui professerait les mêmes opinions
ou pratiquerait les mêmes attitudes. Cependant il n'y a pas là d'automatisme,
c'est le point principal. Ainsi il y a eu sous les IIIe Reich
des Allemands admirables (tiens, voilà un membre de phrase qui sorti
de son contexte se prêterait à merveille à la kéchichianisation -on
voit déjà le titre ou le sous-titre, au dessus de la "citation" :
"Machin-Truc professe son admiration pour les Allemands du IIIe
Reich" (voir en pages intérieures notre grand dossier "La Bête immonde,
le retour"). Mais pardon pour cette parenthèse). Et c'est parce qu'il
n'y a pas d'automatisme (Untel n'est pas comme ceci ou comme cela parce
qu'il appartient à telle ou telle "communauté"; et telle "communauté"
n'est pas ceci ou cela parce tels ou tels de ses membres, qui se trouvent
avoir croisé notre chemin, étaient comme ci ou comme ça...), c'est parce
qu'il n'y a pas de tels automatismes qu'il est indispensable de veiller
à éviter dans les jugements les interférences parasites. Sur ce point
comme sur la plupart des autres je n'ai pas bougé d'un iota depuis Du
sens, qui lui-même reprenait presque sans y rien changer certaines
phrases de la maudite Campagne de France. En ce domaine ma position
est tout à fait stable, et j'espère que le parti de l'In-nocence, dès
lors qu'il cessera de se confondre avec moi, voudra bien l'adopter pour
sienne :
« Encore une fois (mais on ne le répétera jamais trop), il faut
juger les individus comme individus et les peuples comme peuples. Le
racisme, le vrai, c'est de laisser libre cours à des interférences entre
deux ordres de jugement : juger des individus en fonction de leurs
origines et des peuples en fonction des individus. Mais le véritable
antiracisme, contrairement à l'antiracisme de consommation courante,
n'exige en aucune façon la suspension du jugement moral ou intellectuel
à propos des peuples, des groupes, des communautés religieuses, etc. »
(1) Etc. en effet. Le passage est à rapprocher de celui-ci,
qui le précède : « L'antiracisme a raison : c'est ma
conviction, il faudrait que ce soit bien clair. Le racisme a tort, l'antiracisme
a raison. Seulement la spirale du sens ne s'arrête pas là. L'antiracisme,
même s'il a toujours raison dans son principe, n'a pas toujours
raison en chacun de ses manifestations; et être antiraciste n'est pas
la garantie absolue qu'on soit toujours du bon côté du sens, de la justice
ou de la sagesse, même si dans les faits cette position-là semble bien
offrir une garantie de cet ordre, ou l'illusion de cette garantie, qui
a les mêmes effets. Critiquer l'antiracisme n'est pas rejoindre le racisme,
et même si c'est dire, parfois, la même chose que lui, c'est à un
autre niveau de la spirale. » (2)
On me pardonnera une fois de plus, je l'espère, de me citer une fois
de plus. C'est en l'occurrence bien nécessaire parce que ces phrases
qu'on vient de lire ou de relire, et qui à moi paraissent bien claires,
presque trop claires, continuent de donner lieu, sans doute parce
qu'elles touchent aux sujets les plus sensibles qui soient, à des malentendus
extraordinaires, et à de véritables hallucinations critiques. Quelle
ne fut pas ma stupéfaction par exemple à m'entendre dire, au printemps
dernier, lors d'un séminaire universitaire, et non pas par un étudiant
mais par un des organisateurs professoraux du débat, que je jugeais
l'antiracisme « pire que le racisme ». Non, non, non, non
et non. Je ne juge pas l'antiracisme « pire que le racisme ».
J'ai estimé, ce qui est abyssalement différent, et je continue d'estimer,
que l'antiracisme, « c'est triste à dire, est responsable d'infiniment
plus de censure que le racisme, qui n'a guère les moyens d'en imposer,
de toute façon. » (3) La preuve amère et savoureuse de la justesse de cette réflexion
mélancolique n'a pas tardée à être administrée, si j'ose le rappeler,
puisque la phrase en question fait partie de celles qui, présentes dans
la première édition de La Campagne de France, en mars 2000, durent
en être retirées pour la seconde, au mois de juin. Dans les volumes
de cette seconde édition, à l'emplacement où elle se trouvait, on ne
découvre plus qu'un blanc. Et encore avait-il fallu se battre pour que
ce blanc demeurât, et qu'il ne fût pas procédé à un savant travail de
couture, qui eût fait disparaître la disparition. La censure -et la
censure antiraciste n'est pas en cela différente des autres -, n'aime
qu'il soit parlé de son travail d'étouffement des idées et des faits,
et elle désire fort qu'il ne laisse aucune trace.
A l'heure où j'écris vient de s'achever devant la XVIIe
Chambre le procès de Michel Houellebecq, poursuivi pour avoir exprimé,
dans un entretien donné au magazine Lire, sa conviction que « l'islam
est la religion la plus con ». Pour ma part je ne souscris pas
à cette opinion, et moins encore à la façon dont elle est exprimée,
qui ne me semble pas élever le débat. Et je pourrais en dire encore
bien plus, dans le même sens, du livre d'Oriana Fallaci, qui me paraît
se distinguer surtout par son extrême vulgarité, par son caractère hâtif
et mal informé (l'auteur dès son adresse au lecteur croit que l'empereur
d'Autriche en 1835 était François-Joseph; et le contexte établit clairement
qu'il ne s'agit pas d'une coquille !), par la nature calamiteuse
de sa traduction et par sa pure et simple stupidité (« A mon avis
il y a quelque chose dans les hommes arabes qui dégoûte les femmes de
bon goût » -et les hommes aussi, je suppose : nous voilà bien...).
S'il est vrai que l'islam et le monde islamique représentent un danger
pour l'Occident, s'il est vrai qu'une confrontation entre eux est ce
qui nous attend, ce que je ne suis pas très éloigné de penser, mieux
vaudrait que ce danger et ces prévisions pour l'avenir fussent exprimés
en termes un peu plus choisis, et plus solidement argumentés (4). Il peut nous arriver, il nous arrivera certainement, par attachement
à l'identité française, de nous opposer à des islamistes, et même à
des musulmans, à des arabes, à des Berbères, à des Français d'origine
musulmane, comme bien sûr à des Français d'origine française. Il n'entre
pas le moindre racisme là-dedans, pas la moindre hostilité à l'islam,
à l'arabité, à la berbérité, à la "beuritude" ou que sais-je encore;
et encore moins d'animosité préalable aux individus, pour leur origine
et pour ce qu'ils sont, indépendamment de leurs attitudes, que nous
pouvons ne pas approuver, et de leurs opinions, que nous sommes libres
ne pas partager -elles sont un légitime objet de jugement, comme bien
sûr le sont les nôtres.
Tout juste nous permettra-t-on, je veux le croire, et pour en revenir
au procès Houellebecq, de sourire gentiment au spectacle des témoins
à décharge, venus en longue théories pour dire leur horreur de la censure
et leur attachement passionné, sans concession, sans exception, à la
liberté d'expression de l'écrivain. Il nous a semblé reconnaître dans
la file, paradant de leur fume-cigarettes ou de leur carte de presse,
nombre de silhouettes familières, et qui en d'autres temps, pas si lointains,
trouvaient à la censure toutes les vertus, et appelaient à elle à grands
cris, comme à un devoir moral et une véritable exigence nationale. Même
les blancs sur la page étaient encore trop, d'après ces voix-là. Il
faut croire qu'il en va selon les appartenances, en la matière, selon
les affiliations, les chapelles, les sympathies, les cas.
(1) Du sens, P.O.L, 2002,
p. 438.
(2) Id., p. 406.
(3) La Campagne de France,
première édition, non expurgée, Fayard, mars 2000, p. 55. Du sens,
P.O.L, 2002, p. 410.
(4) Huntington, malgré tout le mal qu'on
en a dit, sans doute parce que faisait trop peur ce qu'il avançait,
et que c'était mal compatible avec la bonne pensée immigrationniste,
et avec la paix déjà bien compromise de la France multiculturelle et
pluri-ethnique, Huntington, pour ne nommer que lui, c'est tout de même
autre chose que Fallaci.