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Nietzsche : sur l'avenir de la culture (3)

Envoyé par Quentin Dolet 
Prenez votre langue au sérieux!

Deuxième conférence

Cette conférence mériterait qu'on la citât in extenso. Lisez, et songez un instant à l'enseignement diffusé dans nos lycées et nos universités. Culture dégradée en érudition, érudition dégradée en journalisme... Songez que nous sommes encore en dessous du journalisme - dans les techniques de communication peut-être? Nous parlions de la perte de l'enseignement pragmatique en faveur de l'exigence scientifique et historique. Voici ce qu'en pense le philosophe :

"Qu'est-ce donc, si on le regarde avec un oeil sévère, que l'enseignement de l'allemand au gymnase?

Je vais d'abord dire ce qu'il devrait être. Par nature chacun maintenant parle et écrit sa langue allemande aussi mal et vulgairement qu'il est possible à l'époque de l'allemand journalistique : aussi faudrait-il que l'adolescent noblement doué soit placé de force sous la cloche à plongeur du bon goût et du sévère dressage linguistique : si c'est impossible, je préfèrerais en revenir à parler latin, parce que j'ai honte d'une langue aussi défigurée et aussi profanée.

Quelle serait sur ce point la tâche d'un établissement d'enseignement de haute qualité, sinon justement de ramener dans le droit chemin par autorité et avec une sévérité digne les jeunes gens dont la langue est devenue sauvage et de leur crier : "Prenez votre langue au sérieux ! Celui qui n'en vient pas ici au sentiment d'un devoir sacré, celui-là n'a pas non plus en lui le noyau qui convient pour une culture supérieure. C'est ici que l'on peut voir quel prix ou quel mépris vous accordez à l'art, ici dans le maniement de votre langue maternelle. Si vous ne parvenez pas à éprouver un dégoût physique pour certains mots et tours auxquels nous ont habitués les journalistes, renoncez à aspirer à la culture : car c'est ici, tout près de vous, à chaque instant où vous parlez ou écrivez, que vous avez une pierre de touche pour saisir la difficulté, l'immensité de la tâche de l'homme cultivé et combien il est invraisemblable que beaucoup d'entre vous arrivent à une droite culture."

Dans l'esprit d'une allocution de ce genre le professeur d'allemand aurait au gymnase l'obligation de rendre attentifs ses élèves à mille détails et de leur interdire, avec toute l'assurance d'un bon goût, l'emploi de mots comme "revendiquer", "encaisser", régler son compte à une affaire", "saisir l'initiative", "qui va de soi" - et ainsi de suite cum taedio in infinitum. Le même maître devrait ensuite montrer en analysant nos classiques ligne à ligne avec quel soin et quelle rigueur il faut prendre chaque tour lorsqu'on a dans le coeur un vrai sentiment de l'art et devant les yeux l'intellection totale de ce que l'on écrit. Il devra sans répit contraindre ses élèves à exprimer la même pensée encore et encore une fois et encore mieux, et ne trouvera pas de borne à son action avant que les moins doués en viennent à un effroi sacré devant la langue et les plus doués à un noble enthousiasme pour elle.

Bon, voilà une tâche pour ce qu'on appelle éducation formelle et l'une des plus précieuses : et que trouvons-nous au gymnase, au lieu de cette éducation formelle, comme on dit ? - Celui qui sait ranger ce qu'il aura trouvé dans les rubriques convenables saura qu'il lui faut considérer le gymnase d'aujourd'hui comme un faux établissement d'enseignement : il trouvera en effet que le gymnase, d'après sa constitution primitive, forme non pas à la culture, mais seulement à l'érudition et, ensuite, qu'il prend depuis peu l'allure de ne plus former même pour l'érudition, mais pour le journalisme. On peut le montrer à la façon dont est dispensé l'enseignement de l'allemand ainsi qu'à nombre d'exemples réellement authentiques.

Au lieu de cette instruction purement pratique par laquelle le maître doit habituer ses élèves à une sévère éducation de soi dans le domaine de la langue, nous trouvons partout les préliminaires à un traitement de la langue maternelle par l'érudition historique : c'est-à-dire qu'on en use avec elle comme si c'était une langue morte et comme si l'on n'avait aucune obligation envers le présent et l'avenir de cette langue. La manière historique est devenue à ce point habituelle à notre époque que le corps vivant de la langue lui est sacrifié à ses études anatomiques : mais la culture commence justement lorsqu'on s'entend à traiter le vivant comme vivant, la tâche du maître de culture commence justement par le refoulement d'un "intérêt historique" qui de partout cherche à percer, là où il faut avant toutes choses agir convenablement et ne pas connaître. Or notre langue maternelle est un domaine dans lequel l'élève doit apprendre à agir convenablement : et c'est seulement de ce point de vue pratique que le cours d'allemand est nécessaire dans nos établissements d'enseignement. Il est vrai que la manière historique semble être pour le maître bien plus facile et bien plus commode, elle semble également correspondre à des dispositions plus réduites, et de manière générale à un essor moins élevé de tout son vouloir et de toute son aspiration. Mais il nous faudra faire ce même avertissement dans tous les champs de l'activité pédagogique : c'est le plus facile et le plus commode qui se cache sous le manteau de prétentions superbes et de titres pompeux : ce qui est vraiment de l'ordre du pratique, l'activité qui est le propre de la formation, parce qu'au fond c'est le plus difficile, ne recueille que des regards de défaveur et de dépréciation : c'est pourquoi l'homme honnête doit aussi éclairer, pour lui et pour les autres, ce quiproquo."

Nietzsche, Sur l'avenir de nos établissement d'enseignement. Trad. Jean-Louis Backès.
Utilisateur anonyme
26 juillet 2008, 09:10   Re : Nietzsche : sur l'avenir de la culture (3)
Preuve que Nietzsche, de par l'attention qu'il prêtait au langage, n'ignorait rien des influences réciproques entre langage et pensée, des relations entre langage et comportement...


"La structure linguistique que l'individu reçoit de son entourage est essentiellement responsable de la façon dont s'organise sa conception du monde. (...) c'est la langue que nous parlons qui détermine la vision que chacun de nous a du monde."

A. Martinet, "Arbitraire linguistique et double articulation", Cah. FdS, 1957, p.116.
Utilisateur anonyme
26 juillet 2008, 10:42   Exploratrice agile
"Le jus de raisin pris, exploratrice agile,
La langue, de partout, chasse pépins et peaux ;"

Raymond Roussel - Nouvelles impressions d'Afrique
Plutôt que de langage, c'est de langue qu'il s'agit, chez Nietzsche; et peut-être même de style. Du reste, sa prose inégalable fait de lui un très grand écrivain : ce qui est loin d'être le cas de tous les grands philosophes.
Utilisateur anonyme
26 juillet 2008, 12:45   Re : Nietzsche : sur l'avenir de la culture (3)
"Plutôt que de langage, c'est de langue qu'il s'agit".


Oui, mon cher Francmoineau, c'est vous qui avez raison !, même si je n'ai pas tout à fait tort...
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