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Il suffit de changer un mot...

Envoyé par Utilisateur anonyme 
Utilisateur anonyme
27 août 2008, 17:15   Il suffit de changer un mot...
Ou bien l'oisiveté est-elle vraiment le terrible continent noir que d'aucuns se plaisent à décrire, et qui fait s'effondrer toutes les conventions ? A des adolescents qui sont librement oisifs, devient-il impossible de faire reconnaître l'autorité des maîtres (qui peuvent très bien être besogneux, surtout de leur point de vue d'adolescents, et donc objets de peu de prestige, si l'aune qui prime est celle de l'oisiveté) ? A des adolescents de ce genre nouveau, pour qui l'oisiveté n'est plus un domaine interdit, ni même le champ d'une discrétion particulière, devient-il impossible de faire comprendre la nécessité et la vertu de l'action, la beauté du geste, les mérites de l'oeuvre, le génie de Racine, l'angoisse de Pascal, le lyrisme de Nerval ou d'Apollinaire, l'honneur de Jean Moulin ou de De Gaulle ? Est-ce que tout leur devient égal, indifférent, irrecevable, non pertinent, inexistant ou ridicule ?

En d'autres termes : Oisiveté et Parole sont-elles incompatibles ? Toutes les sociétés se sont colletées à ce problème, et toutes se sont efforcées, à juste titre, de soumettre l'Oisiveté à la Parole, c'est-à-dire à la convention, au contrat, au rite, à la signature – au salaire, pour appeler les choses par leur nom. Aujourd'hui, cette convention-là est de moins en moins tenable. L'Oisiveté est-elle renvoyée, du coup, à sa sauvagerie supposément constitutive, qui rendrait impossible en effet, sinon, toute convention (nous n'en sommes pas tout à fait là), du moins tout enseignement de la convention (tout enseignement, en somme (comme on dirait que ce soit le cas); toute imposition institutionnelle de la forme) ?

J'imagine que les réponses que l'on peut apporter à ce genre de questions dépendent étroitement de la conception qu'on entretient de l'oisiveté. Si elle est en effet le « continent noir », si elle représente le contraire exact de la morale et le champ de la pulsion pure, il n'y a aucune chance pour que l'oisiveté de l'adolescence soit compatible avec la transmission autoritaire, pédagogique, d'un savoir académique et d'un héritage culturel. Or c'est cette hypothèse pessismiste qui semble hélas se vérifier. Si elle est la bonne, il n'est même pas certain que l'oisiveté générale (contrairement à ce qu'on a pu croire, ou voulu croire) soit compatible, à long terme, avec la démocratie, ce plus formaliste de tous les régimes. Oisiveté et démocratie ont des échelles de valeurs qui ne se recoupent guère; d'autant que le rejet du travail, comme le remarquait Barthes, « est toujours féodal » (il suffit pour s'en convaincre de songer aux différents mythes et fantasmes sociaux – en général peu démocratiques : domination, domesticité, parasitisme, caste privilégiée).

Si l'oisiveté, en revanche, est conçue comme le plus riche, le plus complexe, le plus sophistiqué de tous les types de rapports humains, celui où les qualités morales telles que la délicatesse, la gentillesse, la loyauté, l'attention à l'autre, ont le plus l'occasion de se manifester (ou de manifester leur défaut), alors il n'y a aucune incompatibilité entre la libre oisiveté adolescente et le bon fonctionnement maintenu du système scolaire. Mais comme il semblerait, hélas, qu'incompatibilité il y ait bel et bien, cette conception-là de l'oisiveté pourrait bien exposer sa fausseté. A moins que ce ne soit pas sa fausseté qui transparaisse alors, mais seulement son manque de naturel – ce qui n'est pas du tout la même chose. Elle est en effet une conception artificielle, « conventionnelle », civilisée. Elle n'est donc nullement incompatible avec la transmission pédagogique des valeurs culturelles, elle la présuppose au contraire. Le problème n'est plus logique, il est chronologique (c'est déjà un progrès) : par quoi commencer ?

D'après (à très peu de mots près) La salle des Pierres, journal de Renaud Camus (l997) (p.177 et suivantes)
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