Débats
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07/02/2008 N°1847 Le Point
Glucksmann père et fils : Sarkozy, enfant de mai 68 ?
Pourquoi Nicolas Sarkozy a-t-il remporté les élections ? Parce qu'il incarne l'esprit de Mai 68, avancent André Glucksmann et son fils Raphaël dans leur dialogue étonnant, « Mai 68 expliqué à Nicolas Sarkozy » (1). Bizarre ! Le candidat de l'UMP ne prétendait-il pas en « liquider l'héritage » ? A trois mois des commémorations, le père et le fils ouvrent le bal.
Propos recueillis par Christophe Ono-dit-Biot
Le Point : Dans son discours de Bercy, le 29 avril 2007, Nicolas Sarkozy fustige ainsi les soixante-huitards : « Ils avaient cherché à faire croire que les victimes comptaient moins que les délinquants, ils avaient cherché à faire croire qu'il ne pouvait exister aucune hiérarchie des valeurs, ils avaient proclamé que tout est permis. » Vous êtes dans la salle, c'est un peu vous qu'on vise, et on vous voit pourtant le sourire aux lèvres. Vous êtes masochiste, André Glucksmann ?
André Glucksmann : Non, je souris parce que je trouve ça drôle ! Bien joué aussi ! Voilà qui tombe à pic : à gauche, on rêve d'une union sacrée de Besancenot à Bayrou, autour de Ségolène Royal. Je sais qu'en coulisse Cohn-Bendit se démène pour forger pareille alliance. Je le trouve « joufflu » parce qu'en 68 ce genre de manoeuvres d'arrière-cour pour réunir des gens qui ne peuvent pas se sentir nous paraissait totalement déliquescent. C'était le travail du personnage le plus impopulaire parmi les manifestants : Mitterrand. En 2007, Dany joue à Mitterrand et Sarkozy au Dany de jadis, l'empêcheur de danser en rond, le lanceur de pavés dans la mare. Evoquer 68, ça sépare forcément Besancenot de Bayrou, les électeurs UDF n'étant pas a priori fans de nos folies et de nos barricades. C'est un coup tactique et, comme le rapporte Yasmina Reza dans « L'aube le soir ou la nuit », Sarkozy est conscient alors d'être « terrifiant de mauvaise foi »...
S'il a fait preuve de mauvaise foi, c'est qu'il a parfaitement compris Mai 68. Pourquoi alors faire un livre pour le lui « expliquer » ?
Raphaël Glucksmann : A Bercy, j'ai entendu « Glucks » se marrer : « C'est Dany qui insulte Dany ! » Ce livre est né à cet instant. Pour réconcilier Sarkozy avec lui-même en quelque sorte. Sans le relativisme de Mai, sans son slogan le plus fou, « nous sommes tous des juifs allemands ! », jamais il n'aurait pu être président de la République. 68 est une assomption du déracinement qui a donné la société « black-blanc-beur », multiculturelle et ouverte dans laquelle nous vivons. Qu'est-ce qui symbolise mieux l'abolition des frontières et la perte des repères que le juif errant ? Comment mieux proclamer la fin des haines nationalistes qu'en se définissant comme des « boches » ? La trajectoire, le destin et même certaines idées de Sarkozy s'inscrivent dans cette lignée. Selon Chirac, il ne pouvait être élu faute d'avoir des racines provinciales et de savoir tâter le cul des vaches. Notre livre invite le président à dépasser les imprécations classiques de la droite contre le surgissement soixante-huitard qui est, au fond, libéral.
A. G. : Parfaitement, car Mai est d'abord une libération collective vis-à-vis des mythes gaullistes et communistes. Sarkozy n'avait que 13 ans et il ne sait pas ce qu'il doit à la révolution mentale et morale de 68. Sans elle, jamais un divorcé, de « sang-mêlé », comme il dit, n'aurait conquis l'Elysée, surtout avec l'idée qu'il divorcerait encore par la suite, ce qui n'était pas un mystère absolu. Les dérives que vise Sarkozy relèvent en réalité de « l'esprit de Mai », fétichisation rétrospective et stérile de l'insurrection étudiante, momie embaumée par Mitterrand et sa cour qui ont prétendu incarner l'héritage de 68. Ce que j'ai personnellement toujours trouvé complètement faux. C'est pourquoi je n'ai jamais été, moi, mitterrandien. Raphaël non plus, mais il était trop jeune (rires) .
R. G. : Tu es entré dans l'âge adulte avec le début de la guerre d'Algérie : Mitterrand était ministre de l'Intérieur. Et moi avec le génocide des Tutsis du Rwanda en 1994 : Mitterrand était président et fut à l'origine de l'implication de notre pays aux côtés des génocidaires. Cela n'incline pas à devenir mitterrandien.
Cohn-Bendit, qui vous a vu sourire à la télévision, vous a appelé après Bercy. Il vous a traité de « jaune » ?
A. G. : Il était exaspéré, parlant de trahison. Deux jours après, il m'a condamné comme idéologue de la révolution néo-conservatrice sarkozyste dans une tribune de Libération , signée avec Alain Geismar. Je crois qu'ils n'avaient plus écrit de texte ensemble depuis 1968 ou 1969. C'était vraiment le bureau politique qui excluait le mécréant.
Avouez que vous y allez fort en écrivant à propos de Sarkozy que « les soixante-huitards sont les parrains de sa victoire électorale » et qu'il serait même « le Dany de 2007 ». Vous voulez encore énerver Cohn-Bendit ?
R. G. (rires) : Dany nous pardonnera. Plus sérieusement, on a souvent négligé le fait que cette campagne électorale, qui a duré cinq ans et non cinq mois, était d'abord une bataille d'idées-plus qu'une bataille d'ego. Pour Chirac, pour Villepin, pour la majorité des socialistes, c'est l'Etat qui crée la société et non l'inverse. L'Etat est le référent ultime, la source de toute légitimité politique et sociale. C'était, au fond, l'idée commune à Maurice Thorez et à de Gaulle. Un fond que Mai 68 heurte de plein fouet en prônant l'émancipation de la société et des individus vis-à-vis des logiques verticales et centralisatrices de l'Etat. Sarkozy et l'ouverture du gouvernement à des acteurs du monde associatif comme Kouchner, Hirsch ou Amara participent de cela. De plus, en répétant qu'il n'y a pas de « modèle français » et qu'il serait bon parfois de regarder ce que font les Anglais, les Danois ou les Allemands, il poursuit une autre rupture de 68 : le rejet des sempiternels discours franchouillards d'autocélébration. Ce fut le candidat de l'anticonservatisme.
A. G. : En 68, il y avait l'idée de la révolution, de Révolution française et donc de modèle français de la révolution, mais aussi l'idée d'ouvrir les frontières, morales et physiques. Lors des dernières grandes manifestations, le 30 mai, des journalistes anglais et américains me disaient : « C'est fantastique, vous vous américanisez ! » Un article de The Economist était même titré « Dany sauve le dollar ». Cohn-Bendit, ce n'était pas la France éternelle, mais quelque chose qui se retrouvait partout, à Paris comme à Berkeley... Une attitude mondialisée et mondialiste. La plus belle suite de Mai, c'est Kouchner en 1969 au Biafra, créant Médecins sans frontières. Seul Sarkozy d'ailleurs pouvait oser offrir un ministère régalien à un ex-soixante-huitard aussi fringant.
En même temps, l'identité nationale, les discours de Guaino sur le respect, l'esprit de sacrifice, ce n'est pas tellement soixante-huitard...
A. G. : Certes, Guaino est tout sauf un soixante-huitard. Mais certains de ses discours retrouvent des tonalités et des thèmes qui nous habitaient en 68. Nous n'avions pas le culte de la résistance institutionnelle, du PC « parti des fusillés », mais celui de tous les « outlaws », comme les Arméniens, les juifs, les réfugiés espagnols... Et ça, ç'a été repris dans le discours de Nîmes de Sarkozy. L'idée justement que la résistance, c'est la société et non l'Etat. Si on regarde de près, de Gaulle lui-même disait que c'était les pêcheurs de l'île de Sein qui arrivaient à Londres, et non pas les militaires des régiments et les élèves des grandes écoles. Guy Môquet plutôt que l'Ena.
Comment expliquez-vous que ce thème ait si bien fonctionné dans l'opinion ? En 2007, presque quarante ans après, Mai 68 ne tombait quand même pas sous le sens dans une campagne. C'est vous qui le lui avez soufflé ?
A. G. : Aucunement. Il faut se rendre compte de son importance dans l'imaginaire français, et du décalage entre cette importance et l'absence de définition de ce qu'est réellement Mai 68. Est-ce une révolution ? On ne sait pas. Est-ce un événement de gauche ? Politiquement, ça n'a rien changé à la gauche française en tout cas. Mitterrand, qui était candidat en 1965, le fut aussi en 1974 et en 1981. Les « événements » restent un impensé de la politique française, d'où ce livre...
R. G. : ...une invitation à voyager à travers un double paradoxe : Mai d'abord, cette révolution qui se prétend marxiste et libéralise la France. Puis Sarkozy, cette fameuse « rupture » que l'on espère ou exècre, mais qu'on est bien en peine de définir clairement.
Sarkozy enfant de 68, donc... Son côté « bling-bling », comme nous l'écrivions dans « Le Point » dès le 3 mai 2007, ce serait donc sa façon à lui de « jouir sans entraves » ? Dany sauve le dollar et Sarkozy...
A. G. : ... la Rolex ! (Rires.) Dany passait à la télé en mangeant des gâteaux au pavot. C'est à peu près la même chose avec la Rolex. Il s'agit de briser des tabous. D'ailleurs, après 68, s'il y eut une tendance révolutionnaire austère, d'autres « héros » des barricades firent des affaires, dans la pub ou en Bourse. Aux Etats-Unis en particulier.
R. G. : A commencer par Jerry Rubin, le hippie devenu yuppie, l'auteur de « Do it ! ».
...Qui est maintenant, à quelque chose près, le slogan de Nike. Yacht et Larzac, donc, même combat. Le thème de la transparence, la volonté de tout montrer, y compris la vie privée, c'est soixante-huitard ?
A. G. : 68 a commencé avec l'exigence de transparence ! Pour une affaire de dortoir de filles à Nanterre dans lequel les garçons voulaient se rendre librement, contre l'hypocrisie morale de l'époque !
R. G. : Volonté de transparence encore, quand Dany et Geismar exigent que les négociations avec les autorités, pendant la nuit des barricades, soient diffusées en direct sur Europe 1 pour que les manifestants puissent les suivre sans intermédiaire...
Sarkozy qui fait jogger ses ministres, c'est donc une variation sur le slogan situationniste que vous citez, « nous avons fait danser la France » ?
R. G. : Il est peut-être le premier président situationniste ! Les dirigeants français sont souvent trop prisonniers de la légende des siècles pour saisir l'instant présent. Lui non et cela choque.
Comment peut-il donc vouloir « liquider l'héritage de 68 », s'il l'incarne ?
AG : Je crois qu'il avait raison de liquider l'idée d'héritage. En 68 on ne se posait pas comme héritier. Ce que je reproche aux anciens combattants de 68, c'est d'avoir repris les concepts marxistes ossifiés de 68 et oublié les attitudes libres et insolentes, ouvertes et critiques. C'est pour ça qu'ils ont été insensibles aux révolutions de velours à l'Est. Je trouve ça atterrant. Ils n'ont pas vu que le tournant de Mai 68 était d'une ampleur fantastique parce qu'il introduisait un nouveau souffle de révolution européenne où tout à coup le sérieux d'une révolution ne se mesure plus à la quantité de sang versé. Avec 68, c'est l'idée de révolution qui a changé. Finie l'obsession du « grand soir ». Les révolutions qui, de Lisbonne à Kiev, réunifient l'Europe ne sont ni jacobines ni léninistes.
R. G. : En Ukraine, lors de la révolution orange, les jeunes disaient faire 68 en hiver. Ils étaient pourtant libéraux, proaméricains, clairement antimarxistes, mais reprenaient l'irrévérence absolue vis-à-vis du pouvoir et l'autodérision des soixante-huitards. 68 marque l'entrée de la révolution dans l'époque contemporaine.
André Glucksmann, vous, l'ancien mao Spontex, qui avez joyeusement participé aux barricades, « like a rolling stone », écrivez-vous, vous êtes plus que sévère, dans le livre, avec les jeunes révoltés des banlieues. Ils n'ont pas droit à leur Mai 68, eux ?
A. G. : En 68 il y avait certes des barricades, mais aussi des barrières. Rudi Dutschke, à Berlin, développait l'idée qu'on s'attaquait aux choses, mais pas aux êtres humains. Cette limite a sauté lors des émeutes de 2005. Si la responsabilité du fiasco des banlieues incombe à trente ans d'inertie gouvernementale, il n'en faut pas moins stigmatiser les auteurs des violences sur les personnes pour restaurer cette limite. Certes, les soixante-huitards ont gueulé « CRS-SS ! » mais jamais aucun d'eux n'a ouvert le feu-ni même projeté de le faire-sur ces pseudo-SS. Mai est un tsunami de paroles, bêtes ou géniales, qui a débarrassé la France et la révolution de leurs démons guerriers et sanglants. J'ai vécu 68 comme une subversion philosophique, une expérience socratique : on met les problèmes sur la table, on dévoile tout, on questionne tout et tant pis s'il n'y a pas de solution. On ne sait pas ce que fera Sarkozy. Mais son offensive contre la vieille France de droite comme de gauche me paraît recouper quelque chose qu'on a manqué à la suite de 68. Maintenant, dans les élections, je ne crois pas en Dieu. Et Sarkozy n'est pas mon dieu.
1. « Mai 68 expliqué à Nicolas Sarkozy », d'André et Raphaël Glucksmann (Denoël, 240 pages 18 E). Parution le 14 février.