Certains arguments que l'on oppose à l'islam sont tirés d'une tradition européenne chrétienne inaugurée par Saint Paul. On y oppose une religion formaliste du commandement dont le fidèle s'acquitte, sans plus d'effort d'amélioration intérieure, à une foi spirituelle annulant le commandement au profit d'une exigence de perfection jamais atteinte, sauf par la grâce d'un Dieu qui intervient dans la vie du fidèle pour le rendre capable de se conformer à ce qu'Il exige de lui. Les actuels débats sur l'islam réactivent ces reproches pauliniens, adressés au judaïsme en leur temps. Franz Rozenzweig disait d'ailleurs, je crois, que ces deux religions étaient des législations révélées (c'est à vérifier).
Ce retour de la pensée paulinienne ne me dérange aucunement, mais ce n'est pas bien argumenter que de reprocher à l'islam son formalisme sans inclure le judaïsme dans cette critique. On se rend compte ensuite que la légalité sacrée, voire le légalisme, recouvrent des réalités plus profondes, et l'on est amené à voir que dans le judaïsme comme dans l'islam, le respect de la loi s'accompagne d'une méditation sur elle, cabalistique dans un cas, soufie dans l'autre (méditation institutionnalisée ou "sauvage"). La connaissance, même superficielle, de la Cabale ou du Soufisme, rend très prudent ensuite quand on s'avise de reprocher à ces religions leur légalisme pauvre et étroit. (Les deux sont associés à la fin du volume passionnant
Réceptions de la cabale, aux éditions de l'Eclat.)
Ce qui m'inquiète dans la présence musulmane en Europe n'est pas sa qualité islamique, mais, si j'ose dire, la quantité des fidèles qui investissent l'espace public, comme le voit très bien M. JGL. Même dans la Pologne ou l'Ukraine d'avant 1939, les Juifs n'avaient pas l'intention de supplanter les Polonais ou les Ukrainiens, y compris aux villages où ils étaient majoritaires. D'autre part, ils n'avaient pas non plus l'intention de soumettre chacun à leur loi et n'avaient pas même la force légale de retenir leurs membres dissidents, après l'abolition du Conseil des Quatre Provinces à la fin du XVIII°s. La différence majeure entre ces deux religions qui se ressemblent tant, c'est que l'une survit à un état dans l'attente d'un autre, qui sera messianique et venu d'en-haut, tandis que l'autre, l'islam, est bien "un règne de ce monde", très politique, universaliste et non universel, convertisseur, dissolvant les entités nationales, et confié exclusivement à l'action des croyants. La différence n'est pas dans le légalisme, mais dans le projet de société que portent ces législations.
Pour reprendre enfin la remarque d'Alexis, je dirais avec M. JGL que Victor Hugo n'est quand même pas un modèle de lucidité politique et sociale. C'est un phraseur, un magicien des mots, mais essayez donc de comparer, par exemple, sa description de la chaîne des forçats dans
Les Misérables, et ce qu'en écrit Tolstoï dans
Résurrection. Hugo ne voit pas les forçats, mais lit et cite Dante à leur propos. Tolstoï les voit et les sent. Il n'a pas besoin de légitimer son sujet par des allusions littéraires.