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Changer de regard (fantaisie nocturne)

Envoyé par Utilisateur anonyme 
Utilisateur anonyme
31 décembre 2008, 18:56   Changer de regard (fantaisie nocturne)
- Tu pourrais pas me passer ton regard ? Juste une soirée.
- Ecoute, c’est vraiment pas que j’ai pas envie de te faire plaisir, mais là, en ce moment, ça m’embête un peu de te passer mon regard j’en ai pas mal besoin.
- Non mais c'est juste pour demain soir.
- Demain soir ? Non alors là ça tombe vraiment mal, j’ai super besoin de mon regard.
- On pourrait échanger ? Tu prends le mien, voilà.
- Je ne voudrais pas avoir à te rappeler ce qui s’est passé la dernière fois que j’ai eu ton regard... Si tu veux, quand j’ai ton regard, je préfère ne pas avoir d’obligations, encore moins professionnelles. Si demain soir j’allais à une partie de plaisir, je saurais à peu près quoi faire de ton regard. Mais là, affronter une négociation serrée avec ton regard, bon, je dis pas, ça peut marcher, et même très bien, mais c’est un risque que je ne veux pas courir.
- Ah ouais ! Dis-tout de suite que j’ai un regard qui fait tout foirer !
- J’en sais rien, moi. T’as un regard… Et puis pourquoi tu veux m’emprunter le mien demain soir ?
- Parce que.
- Tiens ! Voilà ! Dommage que j’ai pas un miroir sous la main. Tu vois le regard que tu as, juste au moment où tu réponds « Parce que », c’est ce genre de regard qui est risqué dans une ambiance de négociations. Si pendant le dîner j’ai un regard comme ça, une fois, deux fois, justement aux mauvais moments, ça va installer un certain climat. Pourquoi tu demandes pas à Atlantide 59 qu’elle te prête son regard ? Elle a un regard pas mal sur les gens, avec un certain magnétisme.
- Hmmm... Non mais Atlantide 59 j’ai pas trop confiance. Elle te prête facilement son regard, ça c'est sûr, même une semaine, sauf qu’elle prend pas le tien. Ce qu’elle aime c’est rester sans regard le temps du prêt. Et du coup pendant que tu as son regard t’es obligé de caser le tien quelque part, chercher une consigne sérieuse, engager des frais, c’est une marée de complications et alors Atlantide 59 te propose gentiment d’échapper à tout ça et de confier ton regard à sa secrétaire, la fameuse Déborah, la scrupuleuse, attentionnée, serviable Déborah qui prendra soin de ton regard comme la prunelle de ses yeux et te le rendra intact. Je le sens pas. J’aime pas les intermédiaires. Tandis qu’entre nous. On échange nos regards, on l’a déjà fait, jamais eu de problèmes !
- Si on veut…
- Allez, soit gentil...

Evidemment, le quémandeur finit par avoir gain de cause. Il parvient à convaincre l’autre de lui prêter son regard pour la soirée du surlendemain. Rendez-vous pris, les deux hommes se retrouvent dans une chambre noire équipée pour l’échange de regard. Ils en ressortent quinze minutes après, l’un ayant désormais le regard de l’autre. Ils se serrent la main, chacun d’eux rejoint sa soirée, promesses faites de se retrouver devant la cabine le lendemain, au plus tard à midi.

Les échanges de regards mettent ainsi un peu de drôlerie dans les choses comme elles vont. Certains individus sont mal inspirés, n’ont aucun sens du ridicule. Tel qui s’offre un regard martial pendant une semaine, sans quitter son statut de subalterne. Ses collègues de bureau le voient circuler dans les couloirs, un tas de paperasses à la main, comme si elles contenaient les manœuvres d’une armée ; tel ventripotent croit bienvenu d’acquérir provisoirement un regard juvénile, tel égoïste attend pour sortir dans le monde qu'un regard charitable soit disponible et ainsi de suite.

Il y en a aussi qui ne s'y font pas et j'ai bien peur de faire partie de ceux-là. Ils prétendent qu’on perd un temps fou à se demander, au moindre tête-à-tête, si le regard de la personne à qui on s’adresse est bien le sien ou si elle l’a emprunté à quelqu’un pour la soirée. Encore une chose qui a mis un frein à ma vie sociale, malgré les arguments de mes amis optimistes : « Quand tu dînes avec une jolie femme, est-ce que tu te demandes si la tenue qu’elle porte est bien à elle ou si sa meilleure amie la lui a prêtée ? Bon mais le regard c’est pareil, te prends pas la tête ! »
Je vois bien qu’ils sont sincères et bien intentionnés en me tenant ces discours. Pour eux, il n’y a vraiment aucun problème, ça leur paraît simple comme bonjour, un regard, une paire d’escarpins, un collier, c’est tout un. J’envie parfois leur regard sur ces questions et, j'avoue, je cède parfois, je m'offre quelques jours de leur regard, je batifole un peu dans un regard d’optimiste mais je retrouve toujours avec plaisir mon propre regard, qui a aussi ses amateurs.

Pour mon anniversaire, un ami m’a offert un livre de conseils, un bouquin pratique : Comment changer de regard. C’est à base de fiches. On présente un cas pratique et on propose des solutions. « Vous avez l’intention de demander une augmentation et vous êtes tenté par l’emprunt d’un regard déterminé. Est-ce le bon choix ? », « Vos enfants changent de regards à tort et à travers. Comment les convaincre de faire preuve de modération. », « Apprenez à reconnaître les regards de contrefaçon. » etc. Tout un recueil de circonstances de la vie et du regard idoine à adopter. J’ai lu ce livre avec curiosité mais comme s’il ne me concernait pas. Je m’obstine à considérer certains phénomènes nouveaux avec le regard d'un ethnologue étudiant les mœurs de quelque mystérieuse peuplade, quand tout me démontre au contraire qu’ils sont devenus absolument ordinaires pour mes contemporains et que ceux-ci s'en accommodent avec le plus grand naturel.
Super. On dirait du Bolacre.
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