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Délicatesses

Envoyé par Michel Le Floch 
26 mars 2009, 11:46   Délicatesses
La réédition des Délicatesses en format de poche suscite de nouvelles recensions.
Voici celle parue dans le site Parutions.com : [www.parutions.com]

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Répertoire des délicatesses du français contemporain - Charmes et difficultés de la langue du jour
de Renaud Camus
Seuil - Points - Le Goût des mots 2009 / 7.50 €- 49.13 ffr. / 371 pages

L'auteur du compte rendu : Ancien élève de l’École Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines de Lyon, agrégé de Lettres Modernes, Fabien Gris est actuellement moniteur à l’Université de Saint Etienne. Il prépare une thèse, sous la direction de Jean-Bernard Vray, sur les modalités de présences du cinéma dans le roman français contemporain.

Le bon usage

Le romancier et essayiste Renaud Camus nous propose, avec ce Répertoire des délicatesses du français contemporain, une sorte de nouveau Dictionnaire des idées reçues, version strictement langagière et (socio)linguistique. Comme chez Flaubert, la forme «dictionnaire» et «index» est en partie informative, mais se veut aussi critique et réflexive. De «foire d’empoigne» à «au niveau de», de «j’veux dire» à «sympa», l’écrivain passe au crible de ses analyses de multiples expressions, tics de langage et autres réflexes grammaticaux qui sont propres au français contemporain, que ce soit celui de la conversation courante comme celui des médias (la plupart des exemples sont tirés du Monde, du Nouvel Observateur ou de France Culture, nous dit l’auteur en préambule).

Le parti pris de Renaud Camus dans ses notices est volontairement «anachronique». Il fait le choix de l’analyse rigoureuse, aborde sans détour les enjeux grammaticaux et linguistiques de telle ou telle entrée, et ne cède jamais à la facilité du bon mot ou du raccourci relâché. Admirateur de la langue classique, il semble se plaire à se poser comme le nouveau Vaugelas : censeur, pourfendeur, il traque l’usage impropre, le pléonasme, l’absurdité grammaticale, le solécisme, et les corrige sans hésitation ni remord. La différence par rapport à l’auteur de Remarques sur la langue française résiderait peut-être dans l’humour et l’ironie dont Renaud Camus fait preuve. Les «délicatesses» du titre sont ainsi antiphrastiques : il s’agit davantage de dire que l’auteur est «en délicatesse» avec cette langue pauvre et imprécise, absurde ou incorrecte.

Néanmoins, si l’on se limitait au strict point de vue grammatical et linguistique (une sorte de «Bon usage» à la Grevisse réactualisé), l’ouvrage se révèlerait plutôt rébarbatif, et pour tout dire assez vain. Certains spécialistes de sociolinguistique pourraient aussi faire de nombreuses objections à Renaud Camus, dont celle de postuler une norme fixe et historiquement peu déterminée, ce qui ne correspond pas à l’évolution générale des langues et des langages. Ce serait manquer le véritable objectif de l’auteur : donner, par le truchement du travail lexicographique et grammatical, une vision de la société actuelle et de ses travers.

Disons-le tout net : les écarts de langage sont pour Renaud Camus les preuves certaines d’une société en relâchement, obsédée par la vitesse, le nombrilisme, l’efficacité à court terme et l’utilitarisme. Décadence du langage et décadence des hommes sont une seule et même chose, puisque le langage est à la fois le fondement et le reflet de toute communauté socialisée. Nos tics verbaux trahissent les mutations du monde, le basculement des valeurs ; ainsi en va-t-il par exemple de l’individualisation croissante : «dans une civilisation où l’essentiel est d’«être soi-même», l’aune du discours […] n’est plus dans l’autre, dans l’interlocuteur, […] elle est exclusivement en soi-même, dans la personne de celui ou de celle qui s’exprime, dans son passé, dans son milieu, dans son désir d’être soi-même quoi qu’il arrive» (p.313). Ainsi en va-t-il également du changement de statut de la littérature : «La littérature n’impose plus ses normes. La France a cessé d’être une «société littéraire». […] Dans la plupart des dictionnaires, les exemples, au lieu d’être empruntés comme jadis aux ouvrages d’auteurs classiques ou du moins consacrés, le sont au langage courant. L’usage seul est considéré comme fondateur. Il s’ensuit une curieuse tautologie de la norme : ce qui se dit est ce qui se dit» (pp.73-74).

Le point de vue exprimé ici est clairement celui des «déclinistes», ceux qui regrettent un passé où les valeurs de l’art, de la correction et de la beauté avaient encore cours. Mais, à la différence de certains de ces discours souvent caricaturaux, la démonstration de Renaud Camus marque des points grâce à son détour par la forme «dictionnaire» et son parti pris d’analyse mi-scrupuleuse mi-ironique de nos réflexes langagiers. Nous sommes bien en peine de réfuter les traits de langue qu’il souligne : nous les employons, nous les pratiquons chaque jour. Et nous sommes bien obligés d’admettre que le langage est un des symptômes les plus prégnants de nos sociétés contemporaines.

Fabien Gris
( Mis en ligne le 18/03/2009 )
26 mars 2009, 20:50   Re : Délicatesses
"Les «délicatesses» du titre sont ainsi antiphrastiques (...)" Ne sont-elles pas plutôt amphibologiques ?
26 mars 2009, 21:44   Antiphrase
Cas intéressant : à mon sens, le titre est une antiphrase. Or, dans cette antiphrase, "délicatesse" est, pour ce monsieur qui écrit fort bien, en lui-même une antiphrase (je ne suis peut-être pas clair : le titre de Renaud Camus est ironique, d'où la première antiphrase ; l'interprétation de l'auteur de l'article cherche un "passage" et une autre antiphrase).
28 mars 2009, 11:26   Re : Délicatesses
Pour ce qui est de l'usinage, ce discours est parfait : aucun défaut, du brillant, du lisse, du bien huilé. M. Gris a vraiment suivi pendant deux ou trois ans une classe préparatoire (à Henri IV ?) et pendant trois ou quatre ans une scolarité à Normale Sup. On ne voit les stigmates. Il m'est donné de lire chaque mois plusieurs dizaines de ces discours, formatés de la même manière, avec les mêmes tics d'expression ou la même rhétorique et la même "pensée" conforme. Je n'en veux pour preuves que deux ou trois faits.

D'abord, le besoin de se référer à une autorité, en l'occurrence une autorité branlante, celle de la sociolinguistique, discipline qui est à la langue ce que Bourdieu est à la culture. Pour les sociolinguistes, "tout se vaut", sauf leurs propres normes, qui sont supérieures, parce qu'elles sont énoncées par des docteurs de la loi, linguistique évidemment. L'inquiétant est que de jeunes "intellectuels" puissent tenir ces autorités pour des autorités. On a envie qu'ils jettent leur froc aux orties ou leur bonnet de docteur par-dessus les moulins.

"Comme chez Flaubert, la forme «dictionnaire» et «index» est en partie informative, mais se veut aussi critique et réflexive". Je ne relèverai pas l'emploi étrange (dû à l'usinage prépas, Normale sup, agrég) des adjectifs "informative" et "réflexive", ni celui de "se veut" (la forme ne veut rien et elle ne veut rien pour elle-même), seulement l'idée qu'un dictionnaire est neutre. Il faut n'avoir jamais consulté de dictionnaire et n'avoir jamais comparé divers dictionnaires pour croire que la description qu'un lexicographe fait des mots d'une langue, mots qu'il a choisis, est pure de toute intention critique ou polémique et qu'elle est impartiale, neutre, froide, scientifique.


Le parallèle (plus ou moins explicitement exprimé) entre le Répertoire et les Remarques de Vaugelas atteste surtout que les Remarques n'ont pas été lues, sinon en grande diagonale. Vaugelas se défie du savoir grammatical, alors que Renaud Camus a un vrai savoir grammatical, et Vaugelas tient l'usage pour le maître en matière de langue - surtout l'usage de la Cour et des meilleurs auteurs. Que serait aujourd'hui l'équivalent de la Cour ou son ersatz, si tant est que la question ait un sens ? Ce serait le journal Le Monde, France Culture, les grands médias, les écrivains à succès. Vaugelas tiendrait leur usage en matière de langue (et de politesse, etc.) pour le modèle à imiter ou l'exemple à suivre. Renaud Camus s'en démarque.

"L’individualisation croissante" ? Qu'observe-t-on ? Que les mêmes faits de langue, "c'est vrai que...", la centration sur "moi-même", la préposition "sur" employée à la place de "à" ou "dans" ou régissant une interrogative indirecte ("sur comment...."), les mamans à toutes les sauces, se rencontrent partout. Peut-on conclure de l'emploi massif de ces façons de parler une individualisation croissante ? Non, mais le contraire. C'est la rhinocérisation de la France que révèlent ces faits : tous pareils, pas une tête qui dépasse, on répète les mots de la Cour.

"Nous sommes bien en peine de réfuter les traits de langue qu’il souligne : nous les employons, nous les pratiquons chaque jour. Et nous sommes bien obligés d’admettre que le langage est un des symptômes les plus prégnants de nos sociétés contemporaines". Cette conclusion est un condensé de l'usinage universitaire : impropriétés de langue (réfuter les traits de langue; les pratiquer ?), sens aléatoire de formules tombées de la bouche de quelques maîtres influents, dont on cherche à mimer les tics de langue : symptômes (sens de ce mot ?) prégnants (?) de nos (? pourquoi le pluriel) sociétés contemporaines ("nos" = de nous, impliquant la contemporanéité); aveu naïf "nous les pratiquons chaque jour" d'un intellectuel qui, au lieu de se démarquer du troupeau ou de prendre des chemins de traverse, est fier de marcher (au pas ?) avec les autres dans les mêmes sentiers battus.
28 mars 2009, 15:15   Babel et le faux divers
Cher JGL,

Je viens de lire votre message avec le plus grand intérêt et vous rejoins sur l'essentiel. A vrai dire, votre démonstration sur le défaut patent d'individualisation me porte à prolonger la réflexion entamée ici il y a déjà quelques semaines sur le faux divers.

L'étalonnage et usinage du discours, du vocabulaire, et leur appauvrissement vont évidemment de pair. Il conviendrait aujourd'hui de mettre clairement en parallèle cette entropie sociale (l'uniformisation par le brassage qui fait surgir la mêmeté(*)) et ce dénuement linguistique avec l'explosion de la Diversitude comme nouveau paradigme social officiel. Parlons de l'Amérique: je m'étonne depuis déjà longtemps du caractère délibérément stéréotypé de la langue employée dans les séries sit-com populaires diffusées par les mass-média aux Etats-Unis: le nombre des expressions courantes et spontanément employées dans ces dialogues est si restreint qu'il se compte sur les doigts des deux mains, les ressources du vocabulaires en sont elles aussi réduites comme peau de chagrin. Or nous sommes dans la société la plus diverse du monde puisqu'elle regroupe absolument toutes les races, ethnies et cultures, et qu'elle contient toutes les langues de la terre. Ces émissions sont souvent regardées par des femmes aux foyers, américaines de fraîche date. L'horizon des origines culturelles et ethniques des amateurs de ces sitcoms est donc le plus vaste au monde qui soit. On l'aura compris: les producteurs de ces émissions ont opté pour le plus gros dénominateur commun, pour le petit sous-ensemble langagier composé de l'intersection de toutes ces composantes et compétences linguistiques diverses dans cette population issue de l'immigration.

Voilà donc l'entropie et l'effondrement de la langue commune qui trouvent un début d'explication: à ethno-diversité et à la "richesse" ethnoculturelle croissantes d'une communauté nationale doivent correspondre un abaissement de la langue et une uniformisation entropique de ses diversité et complexité originelles. C'est à ce phénomène de bridage de la langue qui pour se faire entendre doit s'affadir, s'usiner , se surfaire (sur-formater) en complaisant à tous les "Divers" que nous assistons en France aujourd'hui. On aurait tort de se figurer que ce phénomène s'arrête à la télévision et à la radio: il a gagné toutes les sphères de la langue discourante, soupe mi-parlée mi-écrite, et toujours convenue, sur-convenue jusqu'à la nausée, dont ce jeune commentant l'ouvrage de Renaud Camus nous fournit un bel exemple.

(*) mêmeté est le néologisme auquel a recours Segalen dans son Essai sur l'exotisme. Dans ces fragments, cet essai n'ayant jamais abouti sous forme d'essai, Segalen se montre prophétique pour mettre clairement et explicitement en équation le faux divers et l'entropie phénoménale qui se constatent aujourd'hui, quand nos "Divers" plantent partout le même décor, sont tous les mêmes. Ces écrits débutent en 1908.
Voilà donc l'entropie et l'effondrement de la langue commune qui trouvent un début d'explication: à ethno-diversité et à la "richesse" ethnoculturelle croissantes d'une communauté nationale doivent correspondre un abaissement de la langue et une uniformisation entropique de ses diversité et complexité originelles.

Un début d'explication ? il me paraît, a moi, qu'il y a beau temps que cette explication-là a cours...
En d'autres termes, il n'est en Amérique pas un seul chauffeur routier, pas une seule serveuse de fast-food qui s'exprime dans une langue aussi pauvre, sur-usinée, sur-élaguée, que celle de ces comédies destinées aux "ordinary folks" - à savoir, en vérité, pour Américain de la première ou de la deuxième génération - et supposées en refléter l'existence.

La diversité ethnoculturelle dominante est un facteur d'uniformisation et de désindividuation de la langue commune. La diversité uniformise, arase et écrase tout ce sur quoi elle se couche. Pourquoi un tel paradoxe ? La diversité est une centrifugeuse qui n'a pas pour vocation de nourrir une langue commune d'abord, mais s'ajoute à cela ce fait fondamental qu'étant un autre nom du brassage (terme qui ne s'emploie plus), elle est synonyme d'entropie, laquelle n'est qu'un autre nom donnée à l'érosion des macro-contrastes et des échanges d'énergie par différences de potentiels.

Les différences ne se parlent plus (et se sont-elles jamais parlé ?): on leur parle, dans une langue mâchonnée, prédigérée, une bouillie conçue pour les concilier et que débondent tous les tubes (cathodiques, radiophoniques, voie publique) invitant son public vaste et divers, et parfois le sommant, à l'adopter et à la singer en coeur. Le discours de promotion de la diversité est un discours arasé, araseur, aussi faux que peut l'être le divers lui-même.
29 mars 2009, 12:04   Re : Babel et le faux divers
A l'excellente émission "Esprit public", Philippe Meyer a fait l'éloge des "Délicatesses".
29 mars 2009, 22:50   Esprit public
Effectivement, cette émission est excellente.
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