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1967 : Jean Clair déjà

Envoyé par Henri Rebeyrol 
28 avril 2009, 20:12   1967 : Jean Clair déjà
A été publié le 1 février 1967, dans le n° 170 (15e année) de la Nouvelle Revue Française, un court article (5 pages), "Contester Pïcasso", signé de Jean Clair.
Né en 1940, Jean Clair, reçu en 1966 au concours de conservateur, n'avait même pas 27 ans quand il a écrit ces 5 pages lumineuses, dont il n'y a pas à changer, 42ans après, la moindre ligne, et qui attestent la sûreté de jugement de ce très jeune critique, qui, au moment où commence la folie Picasso dans les media et le grand public (à la suite, entre autres événements, de la rétrospective qui est consacrée à son oeuvre au Grand Palais et dont traitent deux autres critiques, Claude Esteban et Jean Revol), prend ses distances par rapport à l'engouement général et surtout est capable de justifier, par une brillante argumentation, à quoi tiennent ses réserves : Picasso reste extérieur à ce qu'il représente, il abandonne la représentation au profit de schémas dynamiques abstraits, il retourne à une pensée mythique et renonce à une pensée historique; chez lui, la créativité l'emporte sur la création, il inocule à l'art moderne le goût immodéré du néant.
L'article se conclut ainsi : "L'histoire de la peinture contemporaine reste à écrire" (sous-entendu : ce n'est pas à Picasso qu'elle s'achève).
28 avril 2009, 21:40   Re : 1967 : Jean Clair déjà
Mais comment se procurer cet article ?
Il me semble que l'appartenance au PC de Picassso n'a pas été pour rien dans l'engouement dont il a été l'objet.
28 avril 2009, 22:29   Re : 1967 : Jean Clair déjà
C'est tout à fait vrai et, en amateur avisé, Picasso achetait des Balthus.
Utilisateur anonyme
28 avril 2009, 22:40   Re : 1967 : Jean Clair déjà
Il reste un exemplaire ici (8 euros).

Au fait, pourquoi Jean Clair a-t-il accepté d'être directeur du Musée Picasso ?
Je m'engage à mettre ce texte en ligne dans des délais raisonnables.
Merci pour cette référence précieuse, cher JGL...
La Nouvelle Revue Française, n° 170, 1 février 1967

CONTESTER PICASSO

Contester Picasso, ne pas s'associer à l'hommage que Paris lui rend, c'est vouloir passer ou bien pour un mauvais esprit ou bien pour un philistin et, vu les implications politiques de l'homme et de l'œuvre, pour un provocateur. Et pourtant-Voici ce public populaire qui, il y a dix ans encore, au moment de la rétrospective des Arts décoratifs, accusait Picasso de moquer son monde, aujourd'hui se ruer dans la galerie du Grand Palais et tout admirer au hasard, ayant lu dans son journal et ses hebdomadaires les vies multiples de Picasso, les amours de Picasso, les demeures de Picasso, les milliards de Picasso, les bons mots de Picasso... Cela relève de l'hagiographie et de la Légende dorée, mais en rien d'une critique un peu sérieuse. Le public, on le sait, retarde toujours de dix ans dans ses jugements. Il se trompait en 1956 quand il boudait Picasso à un moment où l'œuvre gardait encore un sens et une portée, comme il se trompe aujourd'hui en la révérant alors qu'elle n'a plus rien. Le procès en béatification de .Picasso est commencé. Je ne vois pas au bout le Paradis mais, sinon l'Enfer, un long Purgatoire.
Au sortir du Grand Palais, que reste-t-il en effet dans l'esprit des centaines de toiles accrochées aux cimaises? Si peu. La montagne accouche d'une souris. Bien sûr, Picasso ne saurait, comme un Braque ou un Bonnard, être jugé par un seul tableau mais se doit d'être connu à travers toute son œuvre. C'est le point de vue marxiste de la totalisation, du changement du quantitatif en qualitatif : un grain de sable plus un grain de sable plus un grain de sable, cela finit par faire une plage. En matière d'art pourtant, est-on si sûr qu'un mauvais tableau plus un mauvais tableau plus un mauvais tableau, cela fasse une grande œuvre? Est-on si sûr que l'improvisation, la jonglerie soient des critères de valeur esthétique aussi sûrs à l'épreuve du temps que la recherche patiente et l'approfondissement ? Je songe à ce référendum organisé par une grande marque d'automobiles : que préférez-vous, des nouveautés ou bien des améliorations du modèle existant? La majorité des usagers ont choisi les améliorations. Fort sagement, je suppose. Ainsi de l'art, et le seul sentiment qu'on peut éprouver devant ces tableaux est celui pathétique d'un grand peintre qui, à quatre-vingt-cinq ans, cherche encore, comme à quinze, à « accrocher » la réalité sans y parvenir.
Car ce qui frappe d'emblée, c'est cette façon de Picasso, dès ses débuts, de rester extérieur à ce qu'il choisit de représenter, comme il le restera au long de sa carrière. Extériorité au sujet qui le laisse libre de tout traiter avec la désinvolture qu'on lui connaît, mais liberté qu'il paie aussi car, pour « rendre » le sujet, ou bien il lui faut, dans les premières œuvres, faire preuve à son égard d'un attendrissement suspect ou bien, dans la suite, choisir de s'en emparer par la violence et l'agression continues. De 1900 à 1930 ainsi, des Arlequins aux Minotaures, on passera du culte de la fleur bleue à l'exaltation du phallus sans avoir rencontré l'ombre d'un sentiment réel, celui-ci étant soit absent soit dénaturé, hypertrophié ou atrophié. Un tel manque de maturité affective dans une vie aussi longue est surprenant mais typique de ces enfants prodiges qu'on sait capables d'interpréter tout sans jamais, au fond d'eux-mêmes, se sentir concernés en rien.
Significative de cette errance affective est la période bleue et rosé, autrefois si aimée, mais dont aujourd'hui ressortent surtout le sentimentalisme fade des figures, le maniérisme des attitudes, le manque d'acuité expressive. Tel dessin de Steinlen, à qui Picasso d'ailleurs doit alors tant, frappe autrement plus que ces saltimbanques et ces femmes perdues dont il n'a, semble-t-il, retenu que le pittoresque extérieur sans en partager l'émotion.
Conscient de l'hiatus, Picasso va d'ailleurs très vite changer son style, abandonnant l'effort vain de sympathiser avec le sujet pour ne plus faire que le traiter comme une chose démontable et déformable à merci. Le changement a lieu vers 1906 avec le Portrait de Gertrude. Stein, charnière autour de quoi l'œuvre va tourner d'une façon décisive. Le pathos va céder la place à une rigueur et à un dépouillement qui mèneront le peintre jusqu'au cubisme. L'évolution se fait à travers une série de portraits, dont l'Autoportrait à la palette de 1906 et celui de 1907, jusqu'aux fameuses Demoiselles d'Avignon. A propos de ce tableau, il est inexact de dire, comme on le fait encore parfois, que ce fut la statuaire nègre qui inspira à Picasso cette révolution esthétique. L'œuvre, préparée par les études citées, relève en fait directement de la statuaire celtibérique dont Picasso avait eu la révélation à l'exposition de sculptures préromaines du Louvre en 1906. Pour s'assurer de la filiation, il suffit de comparer les profils et les volumes qu'il peint à cette époque à ceux de l'Hermès de Roquepertuse. La similitude est saisissante. Le goût pour les statues et les masques nègres ne s'implantera vraiment que dans les années suivantes, plutôt comme une conséquence que comme une cause de ce retour à un art « primitif », stylistiquement et spirituellement opposé à la tradition anthropomorphique gréco-latine.
Révolution (au sens propre du mot : retour cyclique) aux conséquences incalculables. Dans l'art picassiste de cette époque, comme dans l'art celtique, sera dès lors appliqué le même principe de l'éclatement de la forme : la représentation réaliste abandonnée au profit de schémas dynamiques abstraits, le sens de la matière (donc celui de la couleur, de la texture « charnelle » du monde) oublié au profit du seul graphisme, la profondeur du tableau ramenée à une surface plane à décorer, l'expression enfin des nuances psychologiques niée au profit d'une exaltation brutale de l'énergie corporelle. Longtemps après, le même principe continuera de se manifester. Ainsi, dans La Cuisine de 1948, on retrouve cette même vision de primitif où le monde n'est saisi ni dans sa densité matérielle ni dans ses résonances humaines, mais où chaque forme est tour à tour scindée puis réduite à une combinaison de traits, de points et d'accolades et où le sens d'une plénitude de signification s'efface devant la prolifération des signes abstraits. De même lorsque, face aux Ménines de Vélasquez ou aux Femmes d'Alger de Delacroix, Picasso applique à ces tableaux le même traitement qu'au spectacle réel d'une cuisine, comment ne pas évoquer à nouveau ces artisans de la Celtique interprétant dans leur monnaie, et selon le même processus de dissociation abstraite, les modèles « classiques » du numéraire gréco-latin ? Mais ce qui était chez les Celtes genèse d'un style original, surgeon vigoureux, n'est chez Picasso que pillage d'un patrimoine, déclin d'une culture. Car finalement tout le sens de cette œuvre est celui d'une involution : de même que son esthétique est un retour à l'art « barbare » des Celtes ou des Africains, de même l'image qu'à travers ses propres paroles Picasso paraît vouloir donner de la création artistique serait celle d'un phénomène incompréhensible et irrationnel (« Chacun veut comprendre l'art Pourquoi ne pas chercher à comprendre les chants d'un oiseau ? »), magique dans lequel le peintre serait mené par des forces mystérieuses (« Je ne cherche pas, je trouve »), intemporel enfin qui exclurait l'idée d'un progrès («Je ne peux guère comprendre l'importance attribuée au mot recherche dans la peinture moderne ») : le tableau serait ainsi le beau don improbable d'un instant, la manifestation pure d'une énergie transcendante.
Qu'est tout cela sinon le retournement d'une pensée historique à une pensée mythique, la régression d'une mentalité civilisée à une mentalité prélogique? Picasso dès lors s'interdira dans son œuvre tout cheminement pour ne plus connaître que l'improvisation et la redite. A la fin de la période cubiste, au terme de l'évolution que nous avons évoquée et qui culmine avec les portraits d'Uhde, Kahnweiler et Vollard, offrant avec eux les quelques tableaux qui sont parmi les plus beaux, les plus incontestables — pour être les seuls peut-être à témoigner d'un travail alors tout à la fois original, logique et réfléchi — on retombe soudain, en 1917, dans la fantaisie et le vagabondage stylistiques : L'Italienne, le Portrait d'Olga et l'Arlequin, strictement contemporains, sont en fait si différents qu'on ne les croirait jamais sortis de la même main; un point les rapproche pourtant : de frôler le chromo. Puis, après 1920, comme on le sait, c'est l'éclectisme, le recours au néo-classicisme, à l'expressionnisme, le retour épisodique aux styles antérieurs, les pastiches et les jongleries.
Rien ne pourrait mieux éclairer une démarche aussi déconcertante que l'analyse magistrale que Lévi-Strauss fait de la pensée mystique et du bricolage. Ainsi quand il les définit : « Le propre de la pensée mythique est de s'exprimer à l'aide d'un répertoire dont la composition est hétéroclite et qui, bien qu'étendu, reste tout de même limité... Elle apparaît ainsi comme une sorte de bricolage intellectuel... » De même quand, citant Boas, il montre en quoi il est dans la nature du bricoleur de toujours « rater » le but qu'il s'était fixé, condamné qu'il est, en quelque sorte, à toujours « trouver » sans jamais découvrir : « On dirait que les univers mythologiques sont destinés à être démantelés à peine formés, pour que de nouveaux univers naissent de leurs fragments », comment ne pas penser à cette œuvre qui, privée de dimension historique, mutilée parce qu'incapable de progrès et d'approfondissement, ne peut que se détruire et se reconstruire sans cesse, sans jamais arriver à maturité, à ce peintre-bricoleur contraint d'accomplir jour après jour son tour de force comme à varier indéfiniment son numéro, tout en sachant qu'après lui peu restera de ces péripéties?
C'est pourquoi il était dans la logique interne de cette œuvre qu'ainsi privée du domaine concret où s'épanouir (celui de la durée et de la maturation) elle en vînt, ainsi que le montrent les tableaux depuis 1950 et comme pour échapper à l'asphyxie qui la guette perpétuellement, à privilégier ce qui en elle justement n'est pas l'œuvre : c'est-à-dire à faire que la créativité même l'emportât sur la création, que le geste devînt plus important que son résultat, que le tableau ne fût plus que la trace, à l'extrême quasi impalpable, d'une intention créatrice; ainsi les démiurges jouent-ils avec leurs créatures. Picasso est à la source de ce renversement — pour ne pas dire perversion — du processus créateur qui caractérise la plus grande part de l'art contemporain. Lorsqu'un Georges Mathieu écrit ainsi2 : « L'improvisation régit désormais presque la totalité de la durée de l'acte créateur, les notions de préméditation et de référence à un modèle ou à un geste déjà utilisé se trouvant définitivement bannies... De tout temps, une chose étant donnée, un signe était inventé pour elle ; dès lors, un signe étant donné, il sera viable et véritablement signe s'il trouve son incarnation », c'est, à son corps défendant, dans l'esprit de Picasso qu'il se place.
L'importance de Picasso est là : non dans son œuvre même, mais dans la responsabilité que cette œuvre détient quant à certains courants de l'art contemporain.
Je songe à ceci pour terminer : il n'y eut qu'une époque dans l'art d'Occident où les peintres osèrent déformer et enlaidir le corps féminin : à la fin du xv" siècle, au déclin du Moyen Age, on voit des artistes comme Quentin Matsys et Reymer-swaele passer brusquement de la figuration traditionnelle de madones pures et éthérées à la représentation d'immondes mégères grimaçantes, tel Picasso passant de ses frêles et délicieuses créatures fin de siècle à ses monstre désarticulés. Les historiens ont montré à quel bouleversement dans la sensibilité et à quelle agonie de l'humanisme médiéval ces déformations correspondaient. Crise aussi et agonie de l'humanisme en Occident dans les années qui précèdent immédiatement la Première Guerre; un nouvel art se forme. Mais la responsabilité de Picasso tient en cela : au lieu d'avoir comme un Braque (et, de ce point de vue, quelle plus grande épreuve pour un tableau de Picasso que d'être accroché à côté d'un Braque...) tenté de réagir contre la crise pour finalement instaurer un nouvel ordre et une autre beauté, d'avoir incarné le désordre et favorisé l'agonie pour inoculer finalement à l'art actuel son goût immodéré du néant.
L'histoire de la peinture contemporaine reste à écrire.


JEAN CLAIR
29 avril 2009, 08:38   Re : 1967 : Jean Clair déjà
Je serais curieux de savoir ce qu'Aline pense de ce texte, si elle a le temps de le lire et d'y réagir. Bien que je ne sois pas "dans" la peinture et que mon point de vue soit plutôt extérieur, certains passages ne me satisfont pas ou ne me convainquent pas du tout. D'abord, l'analyse de l'art de Picasso en termes psycho-affectifs ("extérieur, maturité affective, errance affective, concerner", même s'il est juste et pénétrant d'opposer dans son oeuvre l'alternance entre maniérisme et brutalité). Cela me rappelle ces critiques de Diapason où une palette de métaphores de toute farine sert à ne pas décrire correctement l'art d'un interprète...

D'autre part, l'opposition entre pensée magique, pré-logique, et pensée historique, la première étant perçue comme antérieure à la seconde et menant nécessairement, par un progrès (le mot est dans le texte) inévitable, à la pensée logique (gréco-latine). Voilà un mode de raisonnement dérivé de Hegel et de Comte, que nombre de Surréalistes ont adopté tel quel pour le renverser (ils avaient clairement l'intention de faire "régresser", "involuer", l'esprit à des stades perçus comme antérieurs et plus authentiques) mais qui n'en est pas validé en raison pour autant. Les monnaies celtes représentent-elles un stade pré-romain de l'esprit? Sont-elles des adaptations à la mentalité magique, de modèles méditerranéens gréco-latins qui leur auraient été transmis? L'archéologie permet d'en douter. Et sur quoi fonder l'appréciation de Jean Clair selon laquelle ces objets et monnaies antiques seraient un "surgeon vigoureux" quoiqu'imitatif, alors que leur imitation par Picasso ne serait qu'un bricolage? Sur la différence des époques? A ce compte-là, la statuaire de l'Ancien Empire égyptien serait un surgeon vigoureux, authentique, de la robuste antiquité, tandis que ses imitations saïtes, venues deux mille ans plus tard, ne seraient que de pâles copies fatiguées? Le langage, à certains moments, rappelle les envolées d'Elie Faure, qui ne sont pas satisfaisantes pour l'esprit.

Le dernier paragraphe, qui associe une crise de l'humanisme médiéval (formule que j'ai déjà rencontrée mais qui pose de tels problèmes, qu'on ne saurait l'employer comme si elle était admise de tous) à certains tableaux déformant le corps féminin, me surprend aussi. D'une part, le lien qui est fait entre les oeuvres citées et le climat mental où elles furent créées demande à être vérifié soigneusement. On dirait que Jean Clair se souvient des considérations "automnales" de Huizinga sur la fin du Moyen-Age, considérations que la simple lecture d'un bon livre d'histoire précis et documenté suffit à ranger dans la poésie historique, avec Elie Faure. Il paraît admis que vers 1900, il y eut une crise de civilisation et une remise en cause de l'humanisme européen, dont Paul Valéry est un bon témoin. Admettons que cette crise se soit traduite plastiquement. Un artiste est-il "responsable" devant cette crise? Est-il censé remonter le moral des troupes en recréant de nouvelles illusions unanimistes et idéologiques? Faut-il l'accuser de désespérer le public si d'aventure il se fait le récepteur, le porte-parole fidèle, de cette crise? Enfin, un artiste est-il si conscient que cela de la portée idéologique de ses oeuvres, de leur caractère de traduction d'un état mental? Le texte va d'une conception de l'artiste à l'autre pour conclure à une responsabilité que je m'explique mal.

Je remercie M. JGL de nous l'avoir donné à lire, il contient des vues pénétrantes sur l'art de Picasso (en particulier, sur l'importance de la quantité, sur la nature de la pensée mythique et sur la dette de Picasso à son égard) mais ne laisse pas de surprendre le non-spécialiste...
29 avril 2009, 14:06   Re : 1967 : Jean Clair déjà
Changer de style c'est ne pas avoir de style.

J'avais fait, en marge du deuxième Concours International de Guitare de Carpentras, il y a une trentaine d'années, une conférence sur Picasso et la guitare. Je décrivais, images à l'appui, le cheminement du peintre, de la guitare traitée d'une façon réaliste (ni surréasiste, ni hyperréaliste) jusque, de proche en proche, par stylisation, simplification, amputation, à représenter une vulve de femme dans sa plus simple évocation. C'est très intéressant d'un point de vue graphique; je m'en tenais là. En lisant cet article de Jean Clair pour la première fois, je me dis que Picasso, dans son rapport au sexe, déshabille avec une certaine brutalité, trop impatient qu'il est de tirer son coup.
Les objections et interrogations présentées par Henri donnent certes à réfléchir, mais tout de même, peut-on être plus incisif et plus lucide que dans ce jugement sur Picasso et sur l'art contemporain en général que dans ceci : « C'est pourquoi il était dans la logique interne de cette œuvre qu'(...)elle en vînt (...) à privilégier ce qui en elle justement n'est pas l'œuvre : c'est-à-dire à faire que la créativité même l'emportât sur la création, que le geste devînt plus important que son résultat, que le tableau ne fût plus que la trace, à l'extrême quasi impalpable, d'une intention créatrice ». Ne manque que le quasi-remplacement de l'œuvre par le discours sur l'œuvre.

La différence vient de ce que Picasso est malgré tout un grand peintre, bien sûr. Jean Clair ne le nie pas du reste.
29 avril 2009, 21:09   Re : 1967 : Jean Clair déjà
Hélas, je n’ai pas de temps ce soir, cher Henri, pour me livrer à un réflexion un peu approfondie à partir de ce texte et de votre réponse très pertinente car je suis en partance et dois me lever demain à des heures pas chrétiennes (oh ! je veux bien annoncer à tous la destination de ce voyage, c’est, souvenez-vous, ce fameux paradis terrestre, ce « domaine enchanté » perdu au milieu des champs de betteraves et qui avait été l’objet de si vives et si amusantes discussions sur feu le Phorum I…Insel Hombroïch !)
Le jeune Jean Clair esquisse là les lignes de faîte de son futur discours sur l’Art. D’une part, la responsabilité « politique » de l’artiste, l’impossibilité de la peinture à suivre parallèlement et dans son propre registre les « progrès » de la science, le regret de l’absence d’un programme iconographique décidé à un haut niveau. Mais pour revenir à l’article, faut-il prendre au pied de la lettre des déclarations susceptibles d’être, la maturité venue, développées, renforcées, nuancées ou revues?
Je vous fais trois aveux :
Quand j’ai vu Guernica au Reine Sophia, j’ai quitté la salle « le dos voûté d’un grand silence » pour reprendre une expression de Michaux.
Quand j’ai vu le Musée Picasso, je suis sortie dans un état presqu’euphorique, éblouie et tout particulièrement par les sculptures et les dessins.
Quand j’ai vu « Picasso et les Maîtres », je me suis rendu compte que j’avais tendance à regarder plus les Maîtres que le grand absorbateur de formes (pour ne pas dire glouton)…
On peut aimer Picasso mais pas tout Picasso, on peut apprécier Jean Clair et ne pas être toujours le suivre. Je suis bien d’accord avec vous quand vous écrivez :
« Admettons que cette crise se soit traduite plastiquement. Un artiste est-il "responsable" devant cette crise? Est-il censé remonter le moral des troupes en recréant de nouvelles illusions unanimistes et idéologiques? Faut-il l'accuser de désespérer le public si d'aventure il se fait le récepteur, le porte-parole fidèle, de cette crise? Enfin, un artiste est-il si conscient que cela de la portée idéologique de ses œuvres, de leur caractère de traduction d'un état mental? Le texte va d'une conception de l'artiste à l'autre pour conclure à une responsabilité que je m'explique mal. »
J’ajouterai que Picasso et son enivrante improvisation (voire !) n’a pas à être tenu pour responsable, il me semble, de la vacuité des signes et de l’énergie délirante et gratuite d’un Georges Matthieu par exemple. Il n’a tout de même pas enfanté tout le siècle à lui tout seul, il n’a pas été le seul à l’aube du 20e siècle à rabattre et à aplatir l’espace pictural, à déformer les corps et les choses ; les Expressionnistes allemands, les Fauves, les Futuristes italiens et Kandinsky, ils seraient donc tous sortis du pinceau fertile de Picasso ?
Voilà quelques objections que j’aurais aimé développer et surtout celles concernant la notion de « bricolage » car, pour le dire un peu vite, la démarche artistique ne procède pas différemment de la science ; son mode opératoire est aussi : intuition, hypothèse, vérification. Sauf qu’ici, il n’y a pas de vérification, rien à prouver, le tableau idéal est toujours celui de demain matin. Le tableau idéal c’est l’Eurydice perdue aux enfers et ramenée par un Orphée toujours déçu et toujours prêt à redescendre pour aller la chercher.
Pardonnez-moi de ne pas pouvoir aller plus loin ce soir et pardonnez-moi de ne vous apporter que quelques idées en vrac, mal ficelées. (Je vous enverrai des photos des statues Khmer !)
Je vous remercie d'être intervenue malgré vos devoirs. Cet article de Jean Clair, si pénétrant qu'il soit, m'embarrassait, moi qui n'aime pas particulièrement Picasso, en plus...
01 mai 2009, 22:32   Re : Pour Henri
Le rêve de la pâte...

Pensée magique...

Pensé magique encore...
Utilisateur anonyme
01 mai 2009, 23:33   Re : Pour Renaud Camus, image d'Arnheim-Hombroïch
Ha oui c'est le fameux Repentance de Madame Sarkozy (mère)
Ah ! ce manchon bleu de la dame rousse peinte par Lovis Corinth pourrait aisément être mon petit pan de mur jaune... Merci, chère Aline (même si ça ne m'était nullement destiné).
Utilisateur anonyme
01 mai 2009, 23:57   Lovis Corinth
Blague à part merci, je découvre Lovis Corinth grâce à vous.
Merci, chère Aline, pour ces magnifiques images. J'ai bien envie d'aller me faire enterrer dans cette île (puisque Insel semble évoquer cela), peut-être pas à titre d'oeuvre d'art contemporaine, mais en tant qu'admirateur, comme on faisait dans l'Antiquité chrétienne, ad sanctos...
Merci chère Aline ! Quelle beauté !
J'aime aussi particulièrement le fait de pouvoir regarder à des distances de plus en plus rapprochées ces oeuvres d'art ; vous nous gâtez, et vos étudiants ont bien de la chance.
Chère Anna,
Je suis ravie de vous avoir fait plaisir. Je ne sais si vous lisiez déjà les interventions sur ce forum lorsque j’ai donné le lien vers ce paradis d’avant la chute. Vous le trouverez ci-dessous.


Cher Henri,
J’espère que votre vœu se réalisera…le plus tard possible car vous nous êtes cher (ce n’est pas un nous majestatif !). Si je puis me permettre, je vous conseillerais alors l’Orangerie. C’est un pavillon de plan rectangulaire dans lequel sont placées, sur des socles très simples (comme tous les matériaux et tous les dispositifs de présentation des œuvres dans ce musée), une quinzaine de têtes de grandes dimensions provenant du temple d’Angkor. Sagement alignées, elles font face aux baies vitrées et à une nature quelque peu échevelée : des arbres aux troncs qui se tordent et auxquels s’enroulent les lierres et autres plantes en folie. Un plan d’eau calme complète le tableau. C’est très impressionnant. Au point qu’en pénétrant dans ce lieu, chacun se met instinctivement à chuchoter.



Le domaine n’est pas plus surveillé qu’il y a deux ans. Aucun gardien, aucune caméra visible, les portes des pavillons sont ouvertes à tous les vents et les précieux dessins de Rembrandt ou de Cézanne, tout comme les têtes délicates de Medardo Rosso sont offertes à la convoitise et en toute confiance à un public respectueux. Apparemment, la confiance est bien placée : les 25 ha sont d’une propreté impeccable.

« Ce "départ pour la chasse ", j'aimerais mieux le savoir dans quelque domaine d'Arnheim bien clos de murs, offert à la contemplation aimante d'un véritable amateur
(ou seulement à celle du silence) que soumis à la foule pressée de quelque galerie publique…)
»
J’ai à quelques reprises placé ce fragment de texte sur ce forum ou sur l’autre. L’incompatibilité entre « l'habitation poétique (de ce monde) et la démocratique » est en tous cas bien comprise par tous ceux qui visitent cet endroit, chacun intérieurement souhaitant (même les étudiants of course) qu’il demeure bien caché aux regards. En tous cas, nulle publicité n’en est faite, on ne répond même pas aux mails. Il faut prendre sa boussole et son bâton de pèlerin et traverser la « mer de betteraves » (cfr l'ancien forum)…

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