La Nouvelle Revue Française, n° 170, 1 février 1967
CONTESTER PICASSO
Contester Picasso, ne pas s'associer à l'hommage que Paris lui rend, c'est vouloir passer ou bien pour un mauvais esprit ou bien pour un philistin et, vu les implications politiques de l'homme et de l'œuvre, pour un provocateur. Et pourtant-Voici ce public populaire qui, il y a dix ans encore, au moment de la rétrospective des Arts décoratifs, accusait Picasso de moquer son monde, aujourd'hui se ruer dans la galerie du Grand Palais et tout admirer au hasard, ayant lu dans son journal et ses hebdomadaires les vies multiples de Picasso, les amours de Picasso, les demeures de Picasso, les milliards de Picasso, les bons mots de Picasso... Cela relève de l'hagiographie et de la Légende dorée, mais en rien d'une critique un peu sérieuse. Le public, on le sait, retarde toujours de dix ans dans ses jugements. Il se trompait en 1956 quand il boudait Picasso à un moment où l'œuvre gardait encore un sens et une portée, comme il se trompe aujourd'hui en la révérant alors qu'elle n'a plus rien. Le procès en béatification de .Picasso est commencé. Je ne vois pas au bout le Paradis mais, sinon l'Enfer, un long Purgatoire.
Au sortir du Grand Palais, que reste-t-il en effet dans l'esprit des centaines de toiles accrochées aux cimaises? Si peu. La montagne accouche d'une souris. Bien sûr, Picasso ne saurait, comme un Braque ou un Bonnard, être jugé par un seul tableau mais se doit d'être connu à travers toute son œuvre. C'est le point de vue marxiste de la totalisation, du changement du quantitatif en qualitatif : un grain de sable plus un grain de sable plus un grain de sable, cela finit par faire une plage. En matière d'art pourtant, est-on si sûr qu'un mauvais tableau plus un mauvais tableau plus un mauvais tableau, cela fasse une grande œuvre? Est-on si sûr que l'improvisation, la jonglerie soient des critères de valeur esthétique aussi sûrs à l'épreuve du temps que la recherche patiente et l'approfondissement ? Je songe à ce référendum organisé par une grande marque d'automobiles : que préférez-vous, des nouveautés ou bien des améliorations du modèle existant? La majorité des usagers ont choisi les améliorations. Fort sagement, je suppose. Ainsi de l'art, et le seul sentiment qu'on peut éprouver devant ces tableaux est celui pathétique d'un grand peintre qui, à quatre-vingt-cinq ans, cherche encore, comme à quinze, à « accrocher » la réalité sans y parvenir.
Car ce qui frappe d'emblée, c'est cette façon de Picasso, dès ses débuts, de rester extérieur à ce qu'il choisit de représenter, comme il le restera au long de sa carrière. Extériorité au sujet qui le laisse libre de tout traiter avec la désinvolture qu'on lui connaît, mais liberté qu'il paie aussi car, pour « rendre » le sujet, ou bien il lui faut, dans les premières œuvres, faire preuve à son égard d'un attendrissement suspect ou bien, dans la suite, choisir de s'en emparer par la violence et l'agression continues. De 1900 à 1930 ainsi, des Arlequins aux Minotaures, on passera du culte de la fleur bleue à l'exaltation du phallus sans avoir rencontré l'ombre d'un sentiment réel, celui-ci étant soit absent soit dénaturé, hypertrophié ou atrophié. Un tel manque de maturité affective dans une vie aussi longue est surprenant mais typique de ces enfants prodiges qu'on sait capables d'interpréter tout sans jamais, au fond d'eux-mêmes, se sentir concernés en rien.
Significative de cette errance affective est la période bleue et rosé, autrefois si aimée, mais dont aujourd'hui ressortent surtout le sentimentalisme fade des figures, le maniérisme des attitudes, le manque d'acuité expressive. Tel dessin de Steinlen, à qui Picasso d'ailleurs doit alors tant, frappe autrement plus que ces saltimbanques et ces femmes perdues dont il n'a, semble-t-il, retenu que le pittoresque extérieur sans en partager l'émotion.
Conscient de l'hiatus, Picasso va d'ailleurs très vite changer son style, abandonnant l'effort vain de sympathiser avec le sujet pour ne plus faire que le traiter comme une chose démontable et déformable à merci. Le changement a lieu vers 1906 avec le Portrait de Gertrude. Stein, charnière autour de quoi l'œuvre va tourner d'une façon décisive. Le pathos va céder la place à une rigueur et à un dépouillement qui mèneront le peintre jusqu'au cubisme. L'évolution se fait à travers une série de portraits, dont l'Autoportrait à la palette de 1906 et celui de 1907, jusqu'aux fameuses Demoiselles d'Avignon. A propos de ce tableau, il est inexact de dire, comme on le fait encore parfois, que ce fut la statuaire nègre qui inspira à Picasso cette révolution esthétique. L'œuvre, préparée par les études citées, relève en fait directement de la statuaire celtibérique dont Picasso avait eu la révélation à l'exposition de sculptures préromaines du Louvre en 1906. Pour s'assurer de la filiation, il suffit de comparer les profils et les volumes qu'il peint à cette époque à ceux de l'Hermès de Roquepertuse. La similitude est saisissante. Le goût pour les statues et les masques nègres ne s'implantera vraiment que dans les années suivantes, plutôt comme une conséquence que comme une cause de ce retour à un art « primitif », stylistiquement et spirituellement opposé à la tradition anthropomorphique gréco-latine.
Révolution (au sens propre du mot : retour cyclique) aux conséquences incalculables. Dans l'art picassiste de cette époque, comme dans l'art celtique, sera dès lors appliqué le même principe de l'éclatement de la forme : la représentation réaliste abandonnée au profit de schémas dynamiques abstraits, le sens de la matière (donc celui de la couleur, de la texture « charnelle » du monde) oublié au profit du seul graphisme, la profondeur du tableau ramenée à une surface plane à décorer, l'expression enfin des nuances psychologiques niée au profit d'une exaltation brutale de l'énergie corporelle. Longtemps après, le même principe continuera de se manifester. Ainsi, dans La Cuisine de 1948, on retrouve cette même vision de primitif où le monde n'est saisi ni dans sa densité matérielle ni dans ses résonances humaines, mais où chaque forme est tour à tour scindée puis réduite à une combinaison de traits, de points et d'accolades et où le sens d'une plénitude de signification s'efface devant la prolifération des signes abstraits. De même lorsque, face aux Ménines de Vélasquez ou aux Femmes d'Alger de Delacroix, Picasso applique à ces tableaux le même traitement qu'au spectacle réel d'une cuisine, comment ne pas évoquer à nouveau ces artisans de la Celtique interprétant dans leur monnaie, et selon le même processus de dissociation abstraite, les modèles « classiques » du numéraire gréco-latin ? Mais ce qui était chez les Celtes genèse d'un style original, surgeon vigoureux, n'est chez Picasso que pillage d'un patrimoine, déclin d'une culture. Car finalement tout le sens de cette œuvre est celui d'une involution : de même que son esthétique est un retour à l'art « barbare » des Celtes ou des Africains, de même l'image qu'à travers ses propres paroles Picasso paraît vouloir donner de la création artistique serait celle d'un phénomène incompréhensible et irrationnel (« Chacun veut comprendre l'art Pourquoi ne pas chercher à comprendre les chants d'un oiseau ? »), magique dans lequel le peintre serait mené par des forces mystérieuses (« Je ne cherche pas, je trouve »), intemporel enfin qui exclurait l'idée d'un progrès («Je ne peux guère comprendre l'importance attribuée au mot recherche dans la peinture moderne ») : le tableau serait ainsi le beau don improbable d'un instant, la manifestation pure d'une énergie transcendante.
Qu'est tout cela sinon le retournement d'une pensée historique à une pensée mythique, la régression d'une mentalité civilisée à une mentalité prélogique? Picasso dès lors s'interdira dans son œuvre tout cheminement pour ne plus connaître que l'improvisation et la redite. A la fin de la période cubiste, au terme de l'évolution que nous avons évoquée et qui culmine avec les portraits d'Uhde, Kahnweiler et Vollard, offrant avec eux les quelques tableaux qui sont parmi les plus beaux, les plus incontestables — pour être les seuls peut-être à témoigner d'un travail alors tout à la fois original, logique et réfléchi — on retombe soudain, en 1917, dans la fantaisie et le vagabondage stylistiques : L'Italienne, le Portrait d'Olga et l'Arlequin, strictement contemporains, sont en fait si différents qu'on ne les croirait jamais sortis de la même main; un point les rapproche pourtant : de frôler le chromo. Puis, après 1920, comme on le sait, c'est l'éclectisme, le recours au néo-classicisme, à l'expressionnisme, le retour épisodique aux styles antérieurs, les pastiches et les jongleries.
Rien ne pourrait mieux éclairer une démarche aussi déconcertante que l'analyse magistrale que Lévi-Strauss fait de la pensée mystique et du bricolage. Ainsi quand il les définit : « Le propre de la pensée mythique est de s'exprimer à l'aide d'un répertoire dont la composition est hétéroclite et qui, bien qu'étendu, reste tout de même limité... Elle apparaît ainsi comme une sorte de bricolage intellectuel... » De même quand, citant Boas, il montre en quoi il est dans la nature du bricoleur de toujours « rater » le but qu'il s'était fixé, condamné qu'il est, en quelque sorte, à toujours « trouver » sans jamais découvrir : « On dirait que les univers mythologiques sont destinés à être démantelés à peine formés, pour que de nouveaux univers naissent de leurs fragments », comment ne pas penser à cette œuvre qui, privée de dimension historique, mutilée parce qu'incapable de progrès et d'approfondissement, ne peut que se détruire et se reconstruire sans cesse, sans jamais arriver à maturité, à ce peintre-bricoleur contraint d'accomplir jour après jour son tour de force comme à varier indéfiniment son numéro, tout en sachant qu'après lui peu restera de ces péripéties?
C'est pourquoi il était dans la logique interne de cette œuvre qu'ainsi privée du domaine concret où s'épanouir (celui de la durée et de la maturation) elle en vînt, ainsi que le montrent les tableaux depuis 1950 et comme pour échapper à l'asphyxie qui la guette perpétuellement, à privilégier ce qui en elle justement n'est pas l'œuvre : c'est-à-dire à faire que la créativité même l'emportât sur la création, que le geste devînt plus important que son résultat, que le tableau ne fût plus que la trace, à l'extrême quasi impalpable, d'une intention créatrice; ainsi les démiurges jouent-ils avec leurs créatures. Picasso est à la source de ce renversement — pour ne pas dire perversion — du processus créateur qui caractérise la plus grande part de l'art contemporain. Lorsqu'un Georges Mathieu écrit ainsi2 : « L'improvisation régit désormais presque la totalité de la durée de l'acte créateur, les notions de préméditation et de référence à un modèle ou à un geste déjà utilisé se trouvant définitivement bannies... De tout temps, une chose étant donnée, un signe était inventé pour elle ; dès lors, un signe étant donné, il sera viable et véritablement signe s'il trouve son incarnation », c'est, à son corps défendant, dans l'esprit de Picasso qu'il se place.
L'importance de Picasso est là : non dans son œuvre même, mais dans la responsabilité que cette œuvre détient quant à certains courants de l'art contemporain.
Je songe à ceci pour terminer : il n'y eut qu'une époque dans l'art d'Occident où les peintres osèrent déformer et enlaidir le corps féminin : à la fin du xv" siècle, au déclin du Moyen Age, on voit des artistes comme Quentin Matsys et Reymer-swaele passer brusquement de la figuration traditionnelle de madones pures et éthérées à la représentation d'immondes mégères grimaçantes, tel Picasso passant de ses frêles et délicieuses créatures fin de siècle à ses monstre désarticulés. Les historiens ont montré à quel bouleversement dans la sensibilité et à quelle agonie de l'humanisme médiéval ces déformations correspondaient. Crise aussi et agonie de l'humanisme en Occident dans les années qui précèdent immédiatement la Première Guerre; un nouvel art se forme. Mais la responsabilité de Picasso tient en cela : au lieu d'avoir comme un Braque (et, de ce point de vue, quelle plus grande épreuve pour un tableau de Picasso que d'être accroché à côté d'un Braque...) tenté de réagir contre la crise pour finalement instaurer un nouvel ordre et une autre beauté, d'avoir incarné le désordre et favorisé l'agonie pour inoculer finalement à l'art actuel son goût immodéré du néant.
L'histoire de la peinture contemporaine reste à écrire.
JEAN CLAIR