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A l'heure du "Grand Pari(s)" : réflexion sur les villes modernes

Envoyé par Quentin Dolet 
"Le problème de la grande ville moderne est très complexe. Elle peut s’évader en hauteur, comme New-York, ou en largeur, comme Londres. L’évasion en hauteur, par le gratte-ciel, présente des avantages pratiques. Un nombre immense d’êtres humains se trouve alors concentré sur un espace relativement petit. Toute la vie d’une cité peut être ramassée en un territoire qu’un homme pourrait, au besoin, traverser à pied. C’est un remède à ce danger mortel pour le centre des capitales : l’impossibilité d’y circuler. Londres, Paris, ont certainement tendance à se vider par leur centre pour se développer par leur périphérie. Gagner Piccadily Circus ou la Place de l’Opéra devient, pour l’homme des faubourgs, une entreprise trop difficile. New-York semble, au contraire, encourager la concentration, par la construction d’édifices de plus en plus hauts comme l’Empire State Building ou le Rockfeller Center.

"Cette évasion en hauteur est-elle la solution esthétique ? Est-elle la solution pratique ? Les réponses aux deux questions devraient coïncider, car le beau est, pour une part, la perception immédiate d’une parfaite adaptation.

"J’avoue que la première impression que me donne New-York, chaque fois que j’y reviens, est une impression de beauté. Non que certains des gratte-ciel ne soient fort laids. Les plus anciens étaient irrémédiablement gâtés par une déplorable fidélité à des styles faits pour d’autres dimensions. Une colonnade de temple grec ou une façade ogivale peuvent devenir insupportables si on les transporte au trente-deuxième étage d’une « cathédrale du commerce ». Certains même des gratte-ciel neufs portaient des ornements condamnables. Le sommet du Chrysler Building évoque le triste style « entrée du Métro 1900 ». Mais ces erreurs appartiennent au passé. Le gratte-ciel nu, très simple, très « temple assyrien », semble de plus en plus devenir l’édifice classique, non seulement de New-York mais de toute ville américaine de ce temps, et un tel bâtiment est, en soi, sans laideur. Notons cependant que des maisons aussi hautes que l’Empire State exigeraient, pour être agréablement contemplées, un grand recul et que le principe même de la concentration rend ce recul impossible. Le résultat est que ces lignes ascendantes, vues de trop près, sont déformées et donnent des raccourcis photographiques plus étranges que beaux.

"Le meilleur des architectes allemands de ce temps (maintenant exilé), Erich Mendelsohn, m’a exposé un jour une théorie que je crois juste : « L’homme du XIIIe siècle, disait-il, était essentiellement un homme immobile. Il vivait dans une ville assez petite. Il n’avait pas de moyens de transports rapides. Sa vie était relativement riche en loisirs. Il s’arrêtait devant la cathédrale et la regardait longuement de bas en haut. D’où la légitimité, en ce temps, des grands effets verticaux. Mais l’homme du XXe siècle vit très vite et se déplace en automobile « le long des maisons », donc l’architecture moderne doit chercher des effets horizontaux. » Et il me fit voir, en effet, des groupes de maisons construits par lui et dont les belles lignes horizontales et prolongées accompagnaient en quelque sorte l’homme qui passe.

"Admettons que le gratte-ciel moderne soit le plus beau des gratte-ciel possibles. Une ville de beaux gratte-ciel sera-t-elle belle ? Pas nécessairement. Un roman peut être composé de quelques morceaux assez réussis et n’en être pas moins manqué. Toute œuvre d’art doit être à la fois un ordre et une complexité. Une ville doit, comme un tableau, répondre à cette double exigence. Le centre de Paris me paraît être un exemple parfait de beauté urbaine parce que, d’une part, on ne peut rien imaginer de plus « intelligible » que la place de la Concorde avec sa quadruple perspective et que, d’autre part, la manière dont se soudent les unes aux autres la place Vendôme, la rue de Rivoli, la place de la Concorde et celle de l’Etoile, est ce qu’il y a au monde de plus imprévisible et varié.

"New-York n’est pas une ville parfaitement belle. Elle a de la grandeur ; c’est, en architecture, une qualité qui est loin d’être méprisable et qui explique notre émotion devant Manhattan. Elle a, le soir, vue d’un lieu élevé, une poésie aérienne, irréelle. Mais son plan est à la fois trop simple et trop embrouillé. Trop simple si l’on considère l’échiquier des rues, embrouillé si l’on observe les hauteurs inégales des édifices, leurs styles disparates, leur densité trop grande en un espace trop petit.

"Le remède serait, comme l’avait proposé pour Paris jadis l’architecte Le Corbusier, de combiner des gratte-ciel avec des jardins ? Je me souviens d’un plan Le Corbusier qui consistait à démolir les vieux quartiers du centre de Paris, pour les remplacer par huit gratte-ciel immenses qui logeraient la même population que des milliers de petites maisons malsaines, mais la logeraient en hauteur, rendant ainsi disponible d’immenses espaces qui deviendraient des parcs séparant ces huit tours géantes et symétriques.

"Le dessin était beau, noble et digne de Paris. Est-ce la solution de l’avenir ? Faut-il, si l’on démolit les « slums » de Londres ou les « tenements » de New-York, les remplacer par de telles combinaisons de montagnes de pierre et d’espaces vides ? Je ne le crois pas. Le gratte-ciel n’est pas une solution rationnelle au problème de l’habitation. Il est trop difficile d’accès. Il est trop dangereux pour les enfants du peuple, peu ou point surveillés. Sa seule raison d’être serait celle que nous avons indiquée : concentrer la vie d’un grand nombre d’êtres sur un terrain assez petit. Mais, si l’espace rendu libre est occupé par des parcs, les distances à parcourir redeviennent très grandes et, si les gratte-ciel sont, au contraire serrés les uns contre les autres, les heures de sortie et de rentrée produisent des « embouteillages ».

"Pour toutes ces raisons, je ne crois pas que l’évasion en hauteur, bien qu’elle ait produit quelques beaux échantillons d’architecture nouvelle, soit la solution de l’avenir. Je vois plutôt la grande ville essaimant vers les campagnes environnantes, en groupes de petites maisons, réunies à des centres de travail par des routes directes. Londres évolue ainsi, non sans succès. Le silence de la nature sera de plus en plus nécessaire aux nerfs fatigués des hommes des villes. Mais là encore point de beauté sans plan d’ensemble. Qui sait d’ailleurs si la ville future ne devra pas être construite pour l’amateur de paysages qui la regardera du haut des airs ?"

André Maurois : « L’esthétique des villes modernes ». L’Art vivant, janv. 1934
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