Le site du parti de l'In-nocence

Renaud Camus : «La parole n’engage plus»

Envoyé par Gérard Rogemi 
Interview du Maitre dans l'opinion Indépendante
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Renaud Camus : «La parole n’engage plus»

Double actualité pour l’écrivain qui publie son Journal 2007, Une chance pour le temps, ainsi qu’un nouveau volume de Demeures de l’esprit. Entretien avec l’un des auteurs les plus atypiques du paysage littéraire hexagonal


Vous venez de publier le quatrième volume de Demeures de l’esprit. Cette série évoque des maisons d’artistes ou d’écrivains en France et en Grande-Bretagne. Comment est né ce projet ?

Du désir de voyager, de prendre enfin des vacances. Évidemment, ce sont des vacances un peu laborieuses. Mais j’ai toujours aimé les maisons d’écrivains et d’artistes. En visiter, c’est ce que je ferais de toute façon, si je pouvais voyager pour le plaisir. Autant faire rémunérer cette distraction.

Dans votre dernier roman, Loin, vous mettiez en scène un personnage ayant «horreur du collectif» et tentant d’éviter la plupart des aspects de la vie moderne. «Circonscrire autant que possible les ambitions. Tordre le cou aux espérances. N’attendre rien. Rabattre tout futur, en permanence, sur le moment présent. Habiter l’instant. Etre là, très là. Et d’autant plus vivant qu’à demi mort, déjà», écrivez-vous à la fin du roman. Partagez-vous l’état d’esprit de votre héros ?

Oh, vous savez, les personnages de roman, ce sont en général des virtualités de soi. Celui-ci je n’ai pas son âge, je n’ai pas ses goûts sexuels, je n’ai pas son métier, je n’ai pas ses moyens. Et je n’ai pas disparu, je suis fidèle au poste, quoique je vive assez retiré. Disons qu’il représente une tentation, à laquelle je n’ai pas cédé. Mais je crois comme lui aux vertus de l’absence, c’est vrai, serait-ce comme instrument de la présence.

Au regard de vos nombreux livres publiés, vous avez écrit relativement peu de romans. A quelles aspirations répond cette forme littéraire dans votre œuvre ?

J’ai écrit assez peu de romans de forme classique, traditionnelle et simple, comme celui-ci. Mais L’Inauguration de la salle des Vents est aussi un roman, dans un genre bien éloigné. Même mes Églogues portent l’indication de genre roman. Ce mot si beau et si riche, roman, est merveilleusement malléable, il circonscrit pour l’écrivain une aire de très grande liberté et il ne faut pas se laisser enfermer avec lui dans une définition trop étroite.

Par vos goûts, votre attachement à la culture, aux valeurs de transmission et d’héritage, vous semblez être un homme du «monde d’avant», un artiste réfractaire à la civilisation techno-marchande. Par ailleurs, vous êtes un grand utilisateur d’Internet – ce que votre ami Finkielkraut nomma naguère «le vide-ordures planétaire» – , y compris pour des choses très futiles qui, vous le confessez, vous font perdre votre temps. N’est-ce pas paradoxal ?

Toutes les inventions sont l’occasion d’exploitations imbéciles. Cela n’enlève rien à leurs vertus intrinsèques. Il en va d’Internet comme de la télévision, il peut ou il aurait pu s’agir de magnifiques instruments de connaissance, de transmission du savoir, d’élévation de l’espèce. Pour ce qui est de la télévision il semble bien que les jeux soient faits, hélas, et qu’elle ne soit plus guère, au contraire, qu’un moyen de la grande déculturation, le plus efficace peut-être. Internet est plus ambigu parce que le rôle de l’initiative individuelle y est plus grand. À titre personnel, et si l’on en fait le choix, c’est un prodigieux outil d’enrichissement culturel et de recherche : le plus riche de tous les dictionnaires, la plus vaste de toutes les bibliothèques, le mieux à jour de tous les répertoires, et disponible (presque) en permanence. Au fin fond du Norland ou de l’Estramadure, j’ai la Bibliothèque nationale et le Library of Congress dans ma serviette, ou peu s’en faut. C’est sans prix.

Depuis plusieurs années, vous avez un site Internet sur lequel vous avez publié certains textes. Ces écrits sont-ils spécifiques au média Internet ?

Oui, bien qu’ils les aient précédé. Il s’agissait d’hypertextes quant les hypertextes n’avaient pas de nom et pas d’existence. Avec la Toile ils ont trouvé l’espace qu’ils appelaient, ce que j’appelle, pour eux, la forme heureuse.

Vous avez fondé le «Parti de l’In-nocence». Est-ce un parti politique ? Quel est son rôle ?

Oui, c’est un parti politique. Son rôle est d’être là, disponible, au cas où les idées qui sont les siennes, sur l’identité nationale, sur l’immigration, sur l’école, sur la culture, auraient besoin d’une expression politique, justement, parce qu’elles seraient largement partagées. Pour le moment ce ne semble pas être le cas, malheureusement – malheureusement de mon point de vue, il va sans dire.

Vous avez publié plus de vingt volumes de votre journal intime. Quel sens donnez-vous à cette entreprise ?

Pour moi c’est la constitution d’une réserve de matériel, de situations et de mots, de noms, pour d’autres travaux. C’est un laboratoire permanent. C’est une façon, littéralement, d’écrire la vie, d’en faire une chose écrite, de lui imposer la structure de la phrase, de la placer toute entière sous l’instance de la lettre : ce que j’appelle la graphobie (à ne pas confondre avec la graphophobie, c’est même tout le contraire : la graphobie est une graphomanie). Peut-être suis-je exagérément sensible à ce que Breton appelait le peu de réalité. Mettre la vie en phrases lui donne une consistance, une forme, quelque chose à quoi s’accrocher dans le toboggan du temps.

Dans le dernier volume de votre Journal, Une chance pour le temps, votre chaudière et les problèmes qu’elle vous cause occupent de nombreuses pages. L’art du diariste consiste-t-il notamment à «faire de la littérature» à partir du quotidien, y compris dans ce qu’il peut avoir de plus insignifiant ?

Je n’ai jamais compris les gens qui disent aimer la littérature mais écartent d’eux un écrivain parce qu’il consacre trop de pages, selon eux, à des ébats homosexuels, mettons (pour prendre un exemple au hasard), à des questions d’étiquette à la cour de Louis XIV ou à des problèmes de chaudière. C’est à peu près aussi intelligent que d’éliminer un peintre parce qu’il peint des raies (le poisson, je veux dire), des carrés noirs sur fond blanc ou des godillots sur un plancher. Kafka est plus grand écrivain parlant d’un scolopendre que Christian Bobin parlant de Dieu.

«Le monde entier est programmé pour le petit-bourgeois inculte et pour lui seul», écrivez-vous, et celui qui ne correspond pas à ce type est «chassé vers la marge et la marge de la marge.» Ce processus vous semble-t-il nouveau ? L’existence d’authentiques «marges» non récupérables n’est-elle pas réconfortante ?

J’envie votre optimisme mais je crois à un trait hélas original de la classe culturellement dominante aujourd’hui, à savoir la petite bourgeoisie – cette petite bourgeoisie planétaire dont Agamben, dans La Communauté qui vient, dit très justement qu’elle est «vraisemblablement la forme sous laquelle l’humanité est en train d’avancer vers sa propre destruction». Les classes dominantes antérieures, la bourgeoisie, l’aristocratie, fonctionnaient sur un principe d’exclusion : il s’agissait d’empêcher les membres des autres classes d’accéder aux privilèges dont elles jouissaient. La petite bourgeoisie, elle, est beaucoup plus subtile, beaucoup plus ravageuse dans sa domination : il s’agit pour elle d’empêcher que les membres des autres classes soient autre chose que des petits-bourgeois. Elle fonctionne sur un principe d’inclusion forcée (d’où son horreur de l’exclusion). Sous sa dictature molle (tout le monde étant pour chacun dictateur), il n’est pas possible de n’être pas petit bourgeois. Elle dispose de moyens formidables pour assurer cette contrainte, au premier rang desquels l’école et la télévision. Grâce à ces deux médias qui vous décultivent une classe ou une famille en une génération et moins, à parents bourgeois et cultivés comme à parents prolétaires et “culturellement défavorisés”, enfants incultes et petits-bourgeois. Il en résulte un monde qui coïncide parfaitement avec lui-même et qui n’a pas de marge, pas d’extérieur, pas de jeu : il ne s’en admet ni ne s’en conçoit. À ceux qui voudraient s’en échapper il n’offre d’autre hors champ que le suicide, le silence, la disparition, la ruine, la vie dans les limbes : lesquels peuvent offrir une certaine jouissance, certes, mais politiquement et culturellement sans effet (la jouissance d’être sans effet).

On retrouve évidemment dans ce Journal votre attachement à la langue, à la précision et à la justesse des mots. Pensez-vous comme un autre Camus (Albert) que «Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde» ?

Certes, oh combien ! Mais j’ajouterais à cela une préoccupation plus personnelle, qui porte sur l’effacement saisissant de la parole. Dans les sociétés d’après l’honneur, et donc d’après la honte – c’est la même chose, et je suis content d’avoir écrit un Éloge de la honte – la parole n’engage plus. Qu’il s’agisse de plombiers, de personnalités politiques, d’amis, d’amants, de maîtresses, de relations sociales, c’est perpétuellement ce qu’ils disent ou rien. Chacun semble étonné qu’on puisse avoir pris au sérieux ce qu’il a dit : oui, j’ai dit cela, peut-être, je ne me souviens plus, mais c’était comme ça, à titre indicatif, pour le cas où il n’y aurait eu aucun obstacle… Or il y en a toujours, des obstacles. Pourtant la parole, la Parole, le Verbe, est ce qui tient les Cités comme ce qui a tenu les dieux. Sans parole, sans contrat, sans loi, sans le moins pour le plus qu’elle implique (car la parole, comme la syntaxe, est une contrainte, une renonciation à un peu de liberté pour en acquérir davantage), toute société est promise à un destin d’Haïti, de Medellin, de Palerme, de Gaza.

Au-delà d’Alain Finkielkraut, y a-t-il des essayistes ou des romanciers français contemporains dont vous vous sentiez proche et que vous lisiez ?

Je me sentais très proche de Philippe Muray et déplore tous les jours un peu plus sa mort prématurée. Je serais presque tenté de dire la même chose, with all due respect, du centenaire Lévi-Strauss – mais était-il un contemporain ? Mes curiosités et mes goûts vont d’Yves Bonnefoy à Katalin Molnár, de Pascal Quignard à Onuma Nemon.
Propos recueillis par Christian Authier

Une place pour le temps, Journal 2007,
Fayard, 535 p.
Demeures de l’esprit, France II Nord-Ouest,
Fayard, 583 p.

Article paru dans l'édition du Vendredi 22 Janvier 2010
Utilisateur anonyme
26 janvier 2010, 22:18   Re : Renaud Camus : «La parole n’engage plus»
(Message supprimé à la demande de son auteur)
Citation
La petite bourgeoisie, elle, est beaucoup plus subtile, beaucoup plus ravageuse dans sa domination : il s’agit pour elle d’empêcher que les membres des autres classes soient autre chose que des petits-bourgeois. Elle fonctionne sur un principe d’inclusion forcée (d’où son horreur de l’exclusion). Sous sa dictature molle (tout le monde étant pour chacun dictateur), il n’est pas possible de n’être pas petit bourgeois.

Chers Liseurs,

Je m'étonne du peu de réactions à cet entretien du Maître qui à mon avis aurait dû provoquer, ces dernières heures, une avalanche de commentaires !
Utilisateur anonyme
27 janvier 2010, 10:46   Re : Renaud Camus : «La parole n’engage plus»
Que dire quand la Parole s'est faite entendre ?
27 janvier 2010, 11:18   Pourquoi ajouter ?
Que dire quand on est d'accord ?

Souligner que Bonnefoy est un auteur remarquable ?

Ma seule remarque serait de préciser la notion de "petite-bourgeoisie", en insistant peut-être sur les "intellectuels auto-proclamés", qui en sont une composante majeure. En effet, dans la vulgate marxiste (qui habite hélas bien des Français de mon âge), la notion même de "petite-bourgeoisie" est antinomique avec le fait de pouvoir initier une transformation sociale, et cette petite-bourgeoisie recouvre une classe sociale qui est propriétaire de ses moyens de production.


Cela étant, si on comprend "petite-bourgeoisie" comme l'immense classe moyenne qui va des ouvriers qualifiés à l'encadrement intermédiaire et aux petits entrepreneurs et qui comprend la totalité des fonctionnaires de catégories B et C (l'immense majorité donc) auxquels ont adjoint les enseignants, alors le terme a, je pense, un sens clair. Ce "magma social" a, à l'évidence, le comportement qui est décrit.
27 janvier 2010, 11:38   Étonnement
Excusez-moi, Cher Rogémi, mais comment avez-vous trouvé cela ? C'est en ligne ? Ou bien vous êtes depuis toujours abonné à L'Opinion indépendante ? (Vous en seriez bien capable...)
Utilisateur anonyme
27 janvier 2010, 11:44   Re : Pourquoi ajouter ?
La notion de petite-bourgeoisie au sens camusien me paraît aller bien au delà et n'être pas loin de comprendre la totalité de la population française.

"Il n'y a plus que des bonnes.

Elles sont partout.

Nous avons des bonnes doyens de faculté, des bonnes médecins, des bonnes académiciens, des bonnes ministres et Premier ministre, des bonnes ambassadeurs de France. Tous les avocats sont des bonnes, tous les écrivains sont des bonnes, et tous les architectes, qui couvrent le pays de leur architecture de bonnes.

Il n'y a que pour les places de bonnes qu'on a du mal à trouver des bonnes. C'est qu'elles sont toutes générales, je veux dire généraux, magistrats, cantatrices, agents immobiliers, professeurs de lycée, je veux dire « enseignants », selon le terme juste en bon langage de bonne. Elles sont agronomes, pharmaciens, agents de change, présentateurs, journalistes.

Le journalisme et la critique sont le domaine privilégié des bonnes. Ils étaient de longue date les valets du réel, les cire-bottes de l'opinion, les palefreniers de l'économie, les habiles liftiers de la notoriété, les fripons laquais de l'art. Il était bien naturel qu'ils profitassent de la belle avance que leur conférait cette expérience pour s'assurer la pleine maîtrise d'un monde désormais entièrement ancillaire. Il fallait avoir longuement servi pour pouvoir commander, dès lors que c'était l'office qui faisait la loi, qui fixait les codes d'être et de parler, et décidait du goût. Les journalistes s'emploient donc quotidiennement à tout traduire en langue de bonnes, l'actualité, l'histoire, la littérature, le temps qu'il fait et le temps qu'il fera. Mais ils ont de moins en moins de mal à s'acquitter de cet exercice qu'on aurait pu croire interminable autant qu'ardu. Tranquillement fomenté par d'autres bonnes, en effet, le réel leur arrive tout traduit, bonichisé de naissance par les ministres bonnes et les assassins bonnes, les députés serveuses et les préfets soubrettes."

Extrait de 7 667 222 signes, roman inédit de Renaud Camus
Revue « L'infini » - 1995
Utilisateur anonyme
27 janvier 2010, 11:48   Re : Pourquoi ajouter ?
Conseil à ceux qui cherchent : les alertes Google sont très pratiques pour être prévenu aussitôt que le syntagme de son choix est mis quelque part en ligne sur un serveur. C'est bien sûr gratuit.
27 janvier 2010, 11:56   Re : Pourquoi ajouter ?
Citation
Excusez-moi, Cher Rogémi, mais comment avez-vous trouvé cela ?

Vous avez raison cher Maître je suis en effet abonné depuis une dizaine d'années à ce petit journal ! L'article est également en ligne et je donne, d'ailleurs, plus haut le lien.
27 janvier 2010, 11:58   Re : Étonnement
Il faut donner le moins possible à Google Brother. Votre adresse électronique, et les nouveaux "cookies" (car il y en aura - encore - de nouveaux dans cette opération), seront instantanément utilisés pour compléter votre profil commercial...

(Pardon, c'était plutôt une réponse au message d'Agrippa.)
Utilisateur anonyme
27 janvier 2010, 12:01   Re : Pourquoi ajouter ?
Souligner que Bonnefoy est un auteur remarquable ?
Oui et c'en est d'autant plus désolant de trouver son nom parmi ceux de la clique médiapartique, comme déniché par M. Petit-Détour.
27 janvier 2010, 12:02   Re : Pourquoi ajouter ?
Citation
Que dire quand on est d'accord ?

Cet angle de réflexion sur le petit-bourgeois me semble assez nouveau et demande approfondissement !
27 janvier 2010, 13:00   Re : Pourquoi ajouter ?
Il me semble, cher Rogemi, que La Dictature de la petite bourgeoisie, brossait déjà remarquablement le tableau, ce qui n'enlève rien à l'intérêt de cet entretien.

Je ne connaissais pas le texte cité par Guillaume. Cette description des journalistes et critiques d'aujourd'hui est extraordinaire.
Bien cher Agrippa,


Mais où classez-vous alors les :

- intérimaires en tous genres ;

- les ouvriers en perdition des industries en déclin ;

- les caissières de supermarché ;

- les employés des centres de télétravail ;

- les retraités de l'agriculture ;

- les gardiens et femmes de ménage ;

- etc, etc...


Cela fait, au total, bien du monde... dans mon esprit, au-delà de cette vaste classe moyenne qui me paraît correspondre à ce qui est appelé petite-bourgeoisie, il y a de nouveaux "damnés de la terre".

Le texte que vous citez par ailleurs me paraît bien décrire le problème : un avilissement des classes anciennement supérieures.
27 janvier 2010, 13:29   Auteur remarquable
Céline était aussi un auteur remarquable... l'admirer comme auteur ne veut pas dire qu'on partage ses thèses.
Utilisateur anonyme
27 janvier 2010, 14:32   Re : Renaud Camus : «La parole n’engage plus»
«La parole n’engage plus»
Illustration au plus haut niveau.
Utilisateur anonyme
27 janvier 2010, 14:36   Re : Auteur remarquable
Les personnes ne connaissant pas le texte cité supra cliqueront avec profit ici :

clic !
Ah, j'avais lu la magnifique fin, Jeunes filles ! Jeunes filles !, à mon sens un des très beaux textes de Renaud Camus, ailleurs, cité séparément.
J'abonde dans le sens de Marcel Meyer, un texte poignant.
(Attention toutefois, cher Agrippa, votre clic ! nous livre une page encoquillée ! Franchement, les murailles de Truie, "ça le fait pas"...)
Utilisateur anonyme
27 janvier 2010, 17:42   Re : Renaud Camus : «La parole n’engage plus»
Si les murailles de truies, au contraire, pour faire fuir les colons !
Utilisateur anonyme
27 janvier 2010, 18:12   Re : Renaud Camus : «La parole n’engage plus»
Mais pas du tout cher Francmoineau : la belle Hélène, c'était quand même une sacrée cochonne.

Calembour mis à part la deuxième partie de cet extrait m'émeut profondément et flatte jusqu'à la douleur la nostalgie de la France d'avant. Elle souligne cruellement à quel point la façon d'être est ce qu'une culture produit de plus précieux : elle l'est plus que la technique bien sûr, mais aussi, intangible comme une âme, plus que l'art à l'abri de son incarnation plastique ou graphique.

"Les jeunes filles, pourtant, avaient résisté plus longtemps, sans le savoir seulement.

On aurait dit que la putride ignominie de ce qu'ils osent parer maintenant des beaux noms de simplicité, de naturel, de nature, même, peut-être, n'osait pas s'attaquer aux jeunes filles.

Elles ont gardé longtemps, beaucoup d'entre elles, les dernières entre les Français – nous sommes quelques-uns à nous en souvenir –, un peu de cette réserve où se lisait encore, en effet, qu'elles étaient parmi nous le lieu préservé du sacré, que dans leur silence daignaient se taire audiblement pour nous les dieux, que par leur distance souriante et leur frémissement se mesuraient encore à notre âme l'âme des sources et celle des fontaines ; et que dans leur rire ombreux résonnait à notre cœur, pour un enchantement préservé par grâce ou par miracle, le rire, le rire sauvage comme un faon, vif et comme lui craintif, de la jeunesse émerveillée du monde.

Jeunes filles ! Jeunes filles !

Il y avait encore, grâce à vous, même au cœur de nos villes, de possibles rencontres sur la margelle des puits, dans les déserts de la sotte raison.

Vous étiez, avec vos regards détournés, le dernier signe que le sens et sa bourbe n'avaient pas tout emporté ; vos chevelures dénouées figuraient à nos yeux, à nos doigts, les ultimes roseaux du mythe ; et cette cambrure nerveuse du cou qui vous prenait dans le refus, fût-il feint, il nous plaisait mortellement d'y reconnaître, fous d'amour, l'ultime sursaut d'honneur d'une inadéquation farouche au cours blême des choses, d'une insoumission dédaigneuse à l'évidence, et de l'honneur.

D'un quart de vos sourires volés vous nous rassuriez, avec une science de sauvageonne, de vestale ou de vouivre, et nous promettiez que les phrases n'adhéraient pas tout à fait encore à leurs mots, ni les mots à leur signification, ni les jours à la somme de leurs heures.

Leur quotidienneté, disait cet éclat de vos dents, ne tenait pas entière à leur pauvre flagrance.

Sages, dures, ou bien trop bonnes avec nos lèvres, avec nos pensées et nos mains : nous étions sûrs, à cette façon que vous aviez de vous dérober sans disparaître à notre bouche au creux de votre épaule (oh ! jeunes filles ! le creux de votre épaule !) – et vous nous laissiez croire négligemment –, que la nuit vous sortiez par on ne sait quelles fenêtres de vos pavillons clos dans des banlieues feuillues pour monter à chaque fois sur les murailles de Truie, pour vous faire enlever par des taureaux blancs, dans de grasses prairies inondées par la lune, et pour nous mentir doucement, si doucement, en nous racontant que votre père était notaire, ou boucher, que vous alliez partir en vacances à Hossegor ou que vous prépariez vos examens de grec.

Comme si nous ne vous avions pas reconnues !

Ô jeunes filles, par vous seules, par les frisottis de votre nuque et par nos livres dont vous étiez les images, les incipit et les plus beaux passages, nous échappions à nous-mêmes, au ridicule de nos lacets, de nos érubescences et de nos cols, à nos veilles, nos stupides espérances, nos serviles sagesses et nos livres ! Quand bien même vous vous donniez à nous, vous ne nous étiez jamais plus dérobées, plus absconses et plus étrangères ; et sans jamais nous rapprocher de vous, de votre totalité par défaut, de votre essence qui semblait être de n'avoir pas d'essence, vous ne daigniez nous conférer, par abandon, qu'un peu de votre étrangeté, de votre anachronisme adorable, de ce génie que vous aviez pour l'inappartenance. Vous criiez, et dans ce cri que croyait vous arracher notre pataude vanité, nous étions précipités vers l'absence, vers des sabbats sur des collines au milieu de l'été, vers la terrible poigne du bonheur et vers la nuit des temps.

Grâce à vous, nous ne comprenions plus tien à nos chiffres, rien à nos jeux, rien à l'amour que nous avions pour vous.

Vous acheviez, d'un mot pour un autre, d'une infime discrépance de l'aine, de la hanche, d'un bouton pas tout à fait passé dans sa boutonnière, d'un simple rendez-vous déplacé d'une heure, de nous rendre absolument opaques nos familles, les plus chèrement acquises de nos convictions dogmatiques, le fonctionnement de notre glotte et la marche du monde.

Sous votre administration distraite, de très obscurs poètes étaient les seuls qui parussent vouloir dire quelque chose.

Ce n'est pas, maintenant, que tout soit clair, bien loin de là. Mais tous les signes paraissent avoir rejoint leurs messages, et même les constituer seuls. Il n'y a plus de signes, il n'y a plus que de l'être : et nous l'éprouvons peu de chose, sous l'ongle et le concept. Les panneaux se confondent avec les villes qu'ils annoncent, il n'y a plus de campagne entre eux, les marques sont tout le prestige de leurs objets, la coupe est froide contre nos lèvres, nous manquons d'air, de protocole et de littérature.

Jeunes filles, jeunes filles, pourquoi nous avez-vous abandonnés ?"
" Il me semble, cher Rogemi, que La Dictature de la petite bourgeoisie, brossait déjà remarquablement le tableau, ce qui n'enlève rien à l'intérêt de cet entretien.

Cette description des journalistes et critiques d'aujourd'hui est extraordinaire. "

J'ai eu la même réaction que marcel Meyer.

Merci pour ce merveilleux texte sur les jeuness filles qui me met les larmes aux yeux tant je le trouve beau !
Effectivement, je note le rôle central des journalistes et critiques dans ce qui se passe.

Je découvre ce texte sur les jeunes filles, et sans aller jusqu'aux transports de Cassandre, je pense cela fort bien trouvé.
Je pense aussi que le paradoxe de notre époque est que ce sont ceux qui se donnent comme les principaux défenseurs de la démocratie , à savoir les journalistes, qui étouffent le plus ,depuis trente ans, la liberté d'opinion en prenant chaque fois l'initiative, comme sur mot d'ordre, de mouchardages et de chasses aux sorcières contre ceux qui ne se soumettent pas à leur idéologie.
Vous devriez lire, comme je le fais en ce moment, La Femme pauvre de Léon Bloy, qui est un hymne camusien à la jeune fille, sur 350 pages. Certains passages laissent sans voix. On en pleure de plaisir. Pour ce roman, Bloy s'était mis à l'école de Hugo, mais très vite sort de son lit, inonde ses berges, s'emporte dans le sublime, presque malgré lui. Un mot de mise en garde: au sortir de ces pages, tout vous paraîtra pâle, le monde, les femmes, les hommes, et surtout la piteuse littérature qu'ils se font sur eux-mêmes aujourd'hui.
27 janvier 2010, 21:59   Vallée de larmes
Bien cher Francis,

Si on m'avait dit que Renaud Camus provoquerait des effusions de larmes de votre part et de celle de Cassandre, à propos de jeunes filles, je ne l'aurais pas cru !
Il est fort ce Camus.
En tout cas, cela peut nous donner l’occasion de ressortir le « concept » de philistin.
Ravi, réenchanté par ces Jeunes filles grâce à vous, merci Renaud Camus...
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