J'avais sauvegardé au mois d'août dernier le lien d'un entretien lu dans le N.O. qui je crois est du plus grand intérêt. Cliquez
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Stèle pour Jan Karski
Rencontre avec Yannick Haenel
L'auteur de «Cercle» célèbre, avec une justesse bouleversante, le patriote polonais catholique qui a tenté d'alerter le monde sur l'extermination des juifs d'Europe par les nazis
«Jan Karski», par Yannick Haenel, L'Infini/Gallimard, 188 p., 16,50 euros.
C'est un livre inoubliable. liait à la mémoire d'un homme d'une noblesse et d'un courage exceptionnels, par Yannick Haenel, co-fondateur de la revue «Ligne de risque» et auteur, notamment, de «Cercle». Le nom de cet homme, Jan Karski, est le titre de ce nouveau roman : «J'y tenais, dit-il. C'est un geste philosophique. Il s'agissait pour moi défaire advenir son nom propre, ce que sa délicatesse l'a empêché de faire. Jan Karski pouvait pousser cette délicatesse jusqu'à une réserve quasi masochiste. Une évidence pour qui l'a vu dans «Shoah» ou a lu son livre (1).»
Jan Kozielewski, né en 1914 à Lodz, en Pologne, est mort en 2000 à Washington sous le nom de Jan Karski, son pseudonyme dans la Résistance polonaise. Résistance qu'il a rejoint immédiatement après s'être battu lors de l'invasion allemande en septembre 1939, avoir été déporté un temps par les Soviétiques (merci le pacte germano-soviétique) et s'être s'évade. De janvier 1940 à août 1942, Karski, patriote intransigeant, démocrate radical et catholique fervent, sera l'émissaire de la Résistance auprès du gouvernement polonais en exil du général Sikorski, réfugié à Angers puis à Londres. Il prend des risques insensés. Arrêté et torturé par la Gestapo en mai 1940, il tente de se suicider. La Résistance réussit à l'arracher in extremis à ses tortionnaires, et il replonge dans la lutte. Fin août 1942, Jan Karski va faire la rencontre qui va changer sa vie à jamais. Deux chefs de la résistance juive de Varsovie, un responsable du Bund, l'Union socialiste juive, et un leader sioniste, lui demandent de transmettre aux Alliés et aux responsables juifs du monde entier un message affreusement simple : faites quelque chose, tout de suite. L'Allemagne nazie, lui disent-ils, sera défaite, la Pologne revivra, mais, «nous, les juifs, nous ne serons plus là. Notre peuple tout entier aura disparu». Par l'intermédiaire de ces hommes, Jan Karski entrera par deux fois dans le ghetto de Varsovie, puis dans un camp d'extermination qu'il croit alors être celui de Belzec (en fait, il s'agissait du camp proche d'Izbica Lubelska). L'horreur qu'il découvre dépasse l'entendement. Dès lors, Karski n'a plus qu'une idée : transmettre le message qui lui a été confié. A Londres, à Washington, à New York, les plus hauts responsables politiques, notamment le président Roosevelt, les dignitaires des communautés juives l'écoutent, sans vraiment arriver à le croire. Karski comprend vite que, sur l'échiquier mondial où les Occidentaux et l'URSS sont provisoirement alliés pour vaincre Hitler, la Pologne et les juifs d'Europe ne pèsent pas lourd. De mars à août 1944, alors que l'industrie de mort nazie s'accélère, à New York Jan Karski dicte son livre et raconte ce qu'il a vu (l'ouvrage connaîtra un immense succès). Mais rien ne change dans la stratégie des Alliés, tandis que de l'autre côté de la Vistule les Russes assistent au massacre sans bouger : «Mes paroles avaient échoué à transmettre le message, mon livre aussi.» Dès lors, «l'Homme qui avait voulu empêcher l'Holocauste», pour reprendre le titre d'une biographie américaine, se taira, poursuivant une carrière d'enseignant dans une université américaine, jusqu'à son entretien avec Claude Lanzmann dans «Shoah». Comme Jan Karski s'était effacé devant le message dont il était le porteur, Yannick Haenel s'est à son tour effacé devant Karski, pour devenir, dit-il, «le messager du messager», dont le nom figure désormais parmi ceux des Justes des nations, au mémorial de Yad Vashem à Jérusalem.
Le Nouvel Observateur. - Quand vous est venue l'idée de ce livre ?
Yannick Haenel. - Quand j'ai vu «Shoah», il y a sept ou huit ans avec, au bout de huit heures de film, l'apparition de Jan Karski. Et de sa solitude. Dans ce film, il y a des témoins et il y a un messager. Qui délivrait l'impossibilité d'un message.
N. O. - C'est-à-dire ?
Y. Haenel. - Pour moi, si Jan Karski est le témoin de quelque chose, c'est moins, si j'ose dire, de la Shoah que de l'organisation d'une surdité liée à la passivité des Alliés, qui sans doute est allée jusqu'à la complicité. Il y a chez lui une expérience immédiate et incontestable de ce qu'il en a été à un moment - documentation à l'appui - d'un pacte implicite entre les Alliés de laisser faire, pour toutes sortes de raisons. Quand j'ai vu Jan Karski, je me suis tout de suite posé la vieille question de Sartre au début de «l'Idiot de la famille» : «Que peut-on savoir d'un homme ?» Ce qui a immédiatement activé une immense curiosité pour sa vie, dont le réel événement, à mes yeux, est le mutisme dans lequel il s'est enfermé de la fin de la guerre jusqu'à son entretien avec Lanzmann. A l'évidence, le sujet était là. Comment cet homme a-t-il pu vivre de 1945 jusqu'à sa mort, en 2000, avec un tel savoir sur la criminalité inhérente à l'espèce ? Pour moi, Jan Karski avait en lui la boîte noire de l'histoire du XXe siècle, quelque chose qui nous force encore à penser que l'extermination des juifs d'Europe ne concerne évidemment pas seulement les juifs, mais met en cause l'idée même d'humanité.
N. O. - Votre livre est en trois parties. Seule la dernière, où vous imaginez ce que Karski a pu vivre pendant son silence, explique que vous le qualifiez de roman. Pourquoi cette structure ?
Y. Haenel. - C'était la seule façon d'être à la hauteur de l'intégrité du personnage. J'estimais qu'il fallait présenter Jan Karski tel que lui-même l'avait fait, d'abord dans «Shoah» - c'est le premier chapitre - puis à travers ce qu'il a écrit. A partir de là, le lecteur pouvait recevoir ce que j'appelle ma «fiction intuitive». Il y avait là une question d'éthique narrative, de justesse, ou de justice. Ce saut dans la fiction n'avait qu'un but : tenter de trouver un équivalent au silence de Karski. Il ne s'agissait pas pour moi de me mettre à sa place, ni même de le faire parler. Dans cette dernière partie, c'est sa nuit blanche qui parle. Quand je l'ai vu dans «Shoah», je me suis dit : «Cet homme n'a plus dormi depuis 1945.»
N. O. - Vous rapportez cette phrase extraordinaire qu'il a dite un jour à Elie Wiesel : «Je suis un catholique juif...
Y. Haenel. - Phrase infinie...
N. O. - La pensée juive était déjà présente dans «Cercle», dont le narrateur finissait sa quête spirituelle en Pologne, dans la région de Lublin, terre des grands maîtres du hassidisme..
Y. Haenel. - Le projet de «Ligne de risque» est sous-tendu par un souci spirituel qui pourrait se dire ainsi : «Comment passer de la position catholique à la position juive ?» Ce qui nous intéresse, pour parler en termes deleuziens, c'est le devenir juif de l'écriture.
Il ne s'agit pas de s'efforcer vers ça, mais de comprendre comment, dès qu'on est confronté à une expérience de langage, de parole, on est forcément déjà travaillé par cette question. Les nazis ont non seulement voulu exterminer les corps juifs, mais aussi transformer en fosse commune la spiritualité dont ils étaient porteurs, que ce lieu de parole n'existe plus. Pour moi, qui suis de culture catholique, ce que j'appelle le devenir juif, c'est le saut vers la conscience de ça.
N. O. - Contrairement à nombre de résistants polonais, souvent antisémites, Karski ne distingue jamais les juifs des Polonais dans leur ensemble. Mais il comprend très vite la spécificité de l'extermination dont ils sont l'objet...
Y. Haenel. - Jan Karski est une singularité. Quelqu'un dont le sillage est celui d'un Juste, de quelque chose que je ne pensais même pas possible. C'est-à-dire un innocent, quelqu'un qui vit dans l'indemne : il n'est pas avili. Mais je veux être clair sur ce point : il ne s'agit pas pour moi d'indemniser les Polonais d'un antisémitisme réel et effroyable. Mais comme Karski, je pense que non seulement on ne peut pas réduire les Polonais à ce qu'il y a eu de plus honteux en eux, mais en plus que le faire a servi à blanchir d'autres responsabilités.
N. O. - Celles des Alliés, par exemple
Y. Haenel. - Exactement.
N. O. - Jan Karski dit qu'il a échoué...
Y. Haenel. - L'essentiel pour moi dans ce que je n'en finis pas d'apprendre de Karski, c'est que la seule véritable question est celle de la transmission d'une expérience. Des amis m'ont dit : finalement, tu racontes l'histoire d'un échec. Mais pour moi, Jan Karski est l'autre nom de la victoire. Dans les sephirot de la Kabbale, il y en a une qui s'appelle netza'h, la Victoire. Pour moi, Karski est l'histoire d'une netza'h.
(1)«Mon témoignage devant le monde. Histoire d'un Etat secret», son autobiographie parue en 1944 aux Etats-Unis, Editions Point de mire, 466 p., 26 euros.
Yannick Haenel, romancier, essayiste né en 1967, a co-fondé avec François Meyronnis la revue «Ligne de risque» en 1997. Il est l'auteur d'«Evoluer parmi les avalanches» (2003) et de «Cercle» (2007), prix Décembre et prix Roger-Nimier.
Bernard Loupias
Le Nouvel Observateur