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Michel Onfray et la fin de l'Occident.

Envoyé par Félix 



Même si l'on peut ne pas être d'accord avec certaines prises de positions du philosophe, il faut constater que sa vision du déclin de l'Occident est assez lucide.

L'hypothèse selon laquelle le déclin de l'Occident aurait commencé à partir de la Révolution française m'a rappelé cette citation de Claude Lévi-Strauss :
Citation

"La Révolution française a mis en circulation des idées et des valeurs qui ont fasciné l'Europe puis le monde, et qui procurèrent à la France, pendant un demi-siècle, un prestige et un rayonnement exceptionnels. On peut toutefois se demander si les catastrophes qui se sont abattues sur l'Occident n'ont pas aussi là leur origine. On a mis dans la tête des gens que la société relevait de la pensée abstraite alors qu'elle est faite d'habitudes, d'usages, et qu'en broyant ceux-ci sous les meules de la raison, on pulvérise des genres de vie fondés sur une longue tradition, on réduit les individus à l'état d'atomes interchangeables et anonymes. La liberté véritable ne peut avoir qu'un contenu concret : elle est faite d'équilibres entre des petites appartenances, de menues solidarités : ce contre quoi les idées théoriques qu'on proclame rationnelles s'acharnent ; quand elles sont parvenues à leurs fins, il ne reste plus qu'à s'entre-détruire. Nous observons aujourd'hui le résultat."
Oui, oui, n'empêche qu'il est toujours un peu difficile d'accorder du crédit à l'Hugues Aufray de la philosophie tellement il dit de bêtises sur tout un tas de sujets sans la moindre vergogne.
Cher Félix, pourriez-vous indiquer la source exacte de votre citation de Levi-Strauss?
Vision simpliste. Avec Constantin, le Christianisme ne s'impose pas, il est récupéré par le politique. Ainsi voyons-nous au cours des siècles d'authentiques Chrétiens, Bernard de Clairvaux, Robert d'Arbrissel, François d'Assise, Jean de la Croix, Thérèse d'Avila, etc, etc, rappeler le vrai sens du Christianisme, briser le cycle de la violence, soigner ceux qui souffrent, donner à manger à ceux qui ont faim...Théodore Monod disait un jour cette chose incroyable: "Peut-être que le Christianisme n'a pas encore eu sa chance".
Citation
Johannus Marcus
Cher Félix, pourriez-vous indiquer la source exacte de votre citation de Levi-Strauss?

Il s'agissait en fait d'une citation que j'avais lue hors contexte sur Internet et dont j'ignorais la source. Après recherche, il s'avère qu'elle est extraite d'un livre d'entretiens avec Didier Eribon intitulé De près et de loin.
Voir l'extrait dans Google livres
Merci pour vos précisions. Levi-Strauss est tout de même plus sérieux et profond qu'Onfray. Aucune comparaison.
Il n'y a bien sûr pas de comparaison entre le grand ethnologue et le philosophe bobo des plateaux-télé ; c'est juste par association d'idées que j'ai fait le lien entre les deux passages, bien qu'il soit évident que ces deux citations ne reflètent pas le même genre de pensée.
Les Chinois ceci, les Chinois cela... Imaginons une minute la tête de Taddei si Onfray parlait ainsi des "Musulmans"...
Je n'avais pas vu la fin de l'interview, et retire donc ce que j'ai écrit à l'instant.
Utilisateur anonyme
10 avril 2010, 21:49   Re : Déjà vu sur le forum.
Mais c'est vieux ça (d'habitude c'est Rogemi qui...) !
Citation
Florentin
Vision simpliste. Avec Constantin, le Christianisme ne s'impose pas, il est récupéré par le politique. Ainsi voyons-nous au cours des siècles d'authentiques Chrétiens, Bernard de Clairvaux, Robert d'Arbrissel, François d'Assise, Jean de la Croix, Thérèse d'Avila, etc, etc, rappeler le vrai sens du Christianisme, briser le cycle de la violence, soigner ceux qui souffrent, donner à manger à ceux qui ont faim...Théodore Monod disait un jour cette chose incroyable: "Peut-être que le Christianisme n'a pas encore eu sa chance".

Ceux qui, parmi les chrétiens que vous citez, cher Florentin, ont "rappelé le vrai sens du christianisme", ont tenté d'imposer à la société injuste et brutale de leur temps la mise en pratique de valeurs et commandements chrétiens. Ils essayaient de rendre l'éthique chrétienne concrète, de la faire agir dans le réel : en somme, ils voulaient christianiser le politique, alors que d'autres politisaient le christianisme. Que Constantin ait récupéré cette religion à des fins politiques n'est vrai que partiellement : l'on observe aussi dans ses lois et ses actes le mouvement inverse, celui qui tend à baptiser le politique. Bien sûr, on objecte toujours les guerres constantiniennes, le meurtre de Crispus et divers différends familiaux assez sanglants, qui nous empêchent de voir que la politisation du christianisme ne se sépare pas, avec cet empereur, de la christianisation du politique. Ce qui a éveillé ma méfiance et conduit à faire des lectures sur cet empereur, c'est un détail historique très intéressant : il a proclamé sa sympathie pour la religion chrétienne alors qu'il ne régnait que sur l'Occident, partie de l'Empire fort peu christianisée et où cette religion était plutôt impopulaire... Autrement dit, un certain courage politique, une certaine conviction personnelle, lui ont été nécessaires.

En tous cas, pauvre Constantin... Depuis Dan Brown, on le met à toutes les sauces. Et avant Brown d'ailleurs, Constantin avait déjà mauvaise presse dans les milieux éclairés : j'ai oublié le nom de ce théologien selon qui avec Vatican II, l'Eglise rompait avec la tradition constantinienne...
"Le temps du désert est revenu ; le christianisme recommence dans la stérilité de la thébaide, au milieu d'une idolâtrie redoutable, l'idolâtrie de l'homme envers soi." Chateaubriand Que dire de plus? Qu'à la fin de la fin du processus d'autonomie entamé à la renaissance, il ne reste qu'un individu hébété qui cherche au milieu de millions d'individus comme lui, l'oubli dans le divertissement . La déthéologisation du monde, promesse de liberté, s'achève dans le nihilisme général: celui de l'occident, mais les autres suivent: Chine Islam...L'immanence radicale , celle de l'occident festif mais aussi celle de la Chine productiviste et de l'Islam du ressentiment (bien peu religieux) ne peut mener qu'à la disparition de l'humanité.
Oui, l'épreuve est l'état normal du Chrétien. Merci de nuancer, cher Henri Bès, je sais bien qu'il y a du courage, parfois, chez certains souverains occidentaux, dans l'histoire, mais je voulais, par un propos tranché, attirer l'attention. Il y a cinquante ans j'étais scout en cette bonne ville de Toulouse (36ème Toulouse Groupe St Etienne). Le dimanche matin il y avait des messes de 7h à midi et la cathédrale était pleine. Idem dans toutes les paroisses; les gens qui n'allaient pas à l'église étaient aussi nombreux que ceux qui la fréquentent aujourd'hui, Chrétiens sur la défensive au langage alambiqué, pitoyable, au bord de l'effusion mais le regard vide. En haut de la hiérarchie nous avons des gens cultivés, informés et tenant des discours parfois pertinents mais, à la base, on est à côté de ses pompes. Est-ce que tout est foutu ? Pas du tout ! On ne repart pas à zéro puisque la feuille de route est plus vraie que jamais, non, on change de registre, de style, de stratégie. Le Pape prend des baffes: il est là pour ça. Mais j'ai comme l'impression qu'il se fait des amis.
Je suis tout de même mal à l'aise de voir Jean de la Croix et Thérèse d'Avila dans le même sac que Bernard de Clairvaux...
Onfray réinvente la roue. C'est le plus original de nos "philosophes" médiatiques :

[www.lexpress.fr]
Hugues Onfray, beau parleur, beau gosse, reste un âne: la Chine devenue moderne et capitaliste démarra dans cette voie par des émules chinois des philosophies d'Occident. La première république d'Extrême-Orient fut fondée en Chine par Sun Yat-Sen, qui était un intellectuel et un révolutionnaire occidentaliste, un Jaurès chinois, agnostique, nihiliste, assez courageux pour dire publiquement que la Chine pouvait entrer dans le camp de l'Occident et émuler les puissances dominantes, faire jeu égal avec elles et entrer avec elles dans un corps à corps planétaire à armes égales; ce fou, pionnier vingtiémiste, contemporain de Jaurès, réveilla tout un peuple et toute une civilisation en commençant par arracher des bras aux statues de boddisatvas devant des attroupements de citoyens pour faire la démonstration que l'arrachage d'un bras à une statue sacrée n'entraînait pas la fin des temps. Sun Yat-Sen, admirateur, et non contempteur -- les contempteurs, représentés par leur reine, la reine des contempteurs, sorte de reine d'Alice aux pays des merveilles chinoise, la duègne Ci Xi alors dans le camp chinois opposé -- d'Occident, entama cette grande partie de dés défiante, d'escrime avec les puissances dominantes qui n'étaient pas chinoises. Plus tard, la rivale de cette république, la République dite populaire et communiste qui mit fin à ce rêve de dingue fut elle aussi inspirée, nourrie, d'Occident ou plus précisément de la négation occidentale d'Occident, par cet occidental penseur né à Trèves, coeur exact de l'Europe occidentale (Deng Xiao Ping fut ouvrier chez Renault par marxisme, par sur-occidentalisme).

En un mot: la réussite chinoise actuelle est la réussite de l'occidentalisation de cet espace. Elle signifie la ruine de la Chine ancienne. La Chine qui gagne et qui proclame son dédain de l'Occident doit tout, rigoureusement tout à l'Occident qui se meurt, à tel point qu'elle en est presque une re-fondation. La renaissance actuelle de Kong zi en Chine n'est guère plus que la renaissance de l'Occitanie mentale et idéale en France dans les années 70: un folklore.

Hugues Onfray nous représente une sorte de révolution islamique mondiale qui nous menacerait, nous les déjà-morts d'Occident, piétinés qui plus est par la Chine qui ne serait que cynique. C'est une vision fausse: la Chine moderne et actuelle, contre le mahométan (comme on l'a vu l'année passée dans les confins occidentaux de la Chine où elle dut l'affronter), reste l'amie d'Occident et de la fille Europe, cette fille-mère, marâtre dévergondée dont elle a honte et qu'elle s'applique à publiquement renier par convenance.


Ci Xi:


Entièrement d'qccord avec vous, cher Francis.
La comparaison avec l'Inde serait aussi intéressante. L'Inde s'occidentalise à tout berzingue, et je crains fort que l'Inde traditionnelle, celle que nous cherchons vainement en y allant en touristes, n'y soit pour ses frais. L'industrie cinématographique et capitaliste indienne, par exemple, souvent vantée bêtement chez nous, est la pire qui soit (exception faite, bien entendu, de quelques grands auteurs). Nuance cependant : l'Inde n'a aucune honte de cette occidentalisation, elle la revendique, au contraire – peut-être, en fin de compte, parce qu'ils sont de la même souche (indo-européenne) que nous, les Aryas ayant conquis le monde entier, par ses langues et ses méthodes...
Ne faudrait-il pas nuancer votre propos, cher Francis, en affirmant que cette occidentalisation - qui n'est en fait rien d'autre que le développement du mode de production capitaliste en Chine - se réalise aussi sur fond d'une spécificité nationale propre à la Chine (pour aller vite une culture, à laquelle bien évidemment on ne ne peut résumer la Chine (comme le fait Jullien avec sa théorie de l'altérité radicale de l'empire du Milieu), forgée par plus de deux mille ans d'histoire impériale ?
L'histoire du développement du capitalisme (production marchande généralisée sur la base du salariat) s'est toujours inscrit dans un terreau et des histoires singuliers.
Citation
cette fille-mère, marâtre dévergondée dont elle a honte et qu'elle s'applique à publiquement renier par convenance.

Renier par convenance car il faut bien hurler avec les loups pour faire de bonnes affaires en Afrique par exemple.

Ce qui me fascine le plus dans la modernisation de la Chine c'est l'incroyable passion des chinois pour la musique classique européenne. Ils sont des millions à vouloir apprendre à jouer du piano, à chanter l'opéra, etc...

Aujourd'hui plusieurs interprétes chinois de génie se sont faits un nom dans le beau monde du classique. Est-ce que Francis pourrait nous expliquer cet engouement ?
12 avril 2010, 10:43   Deng Xiao Ping
Bien cher Francis,

Il est en effet important que vous nous rappeliez ces liens. J'apporte juste une précision factuelle : Deng Xiao Ping, s'il travailla effectivement pour Renault, connut ses "années de formation" dans la banlieue de Montargis, à l'usine Hutchinson. Autour de Montargis gravitait le "groupe du Hunan" (Cai Hesen, Li Fuchun, Chen Yi).

Je me rappelle le ridicule dont se couvrit la France quand Deng, visitant notre pays, voulut se rendre à cette usine et "manger des croissants comme à Montargis". Les services français furent incapables de retrouver sa trace, ne pesant pas que Deng ait pu être enregistré sous un autre nom (c'était Teng Hi Hien).

"Sans la France, je ne sais dans quelle obscurité nous vivrions aujourd'hui", a écrit un des pères du communisme chinois, Chen Duxiu.
Je ne crois pas que l'occidentalisation de la Chine puisse être ramenée "au développement du mode de production capitaliste", et je ne pense pas même qu'elle en soit le fruit. La chronologie, pour commencer, plaide contre cette thèse: l'engouement pour l'Occident se fit jour en Chine au tournant du siècle dernier, soit bien avant que le pays ne connaisse l'ombre d'un semblant d'essor capitaliste. Les auteurs littéraires occidentaux, Hugo, Ibsen, Balzac, étaient traduits en même temps que les traités de chirurgie et de mécanique des fluides, et pourrait-on dire, "en vrac" avec eux; les traités de management par objectifs et les fascicules de Dale Carnegie ne le furent qu'un siècle plus tard. L'essor nationaliste et la passion occidentaliste ne furent qu'un seul élan, qui fut instigué par des hommes sans financement capitaliste particulier, et je crois pouvoir dire que l'on serait fondé de parler de romantisme à leur propos (romantisme révolutionnaire - car ne l'oublions pas, le parti Kuo Min Tang était un parti révolutionnaire et se proclamant tel à Taïwan encore dans les années 1980 - et romantisme nationaliste).

La fureur capitaliste qui a commencé à secouer la Chine vers la fin des années 1980 avait été précédée d'une période de gel économique et de fermeture laquelle avait eu pour concepteurs des hommes qui connaissaient l'Occident, qui avaient voyagé dans son espace, à l'exception fameuse de Mao lui-même évidemment. Si bien que là encore, on ne peut avancer que la passion/haine de l'Occident ait quelque lien avec l'essor du capitalisme en Chine, puisque celle-là avait précédé celui-ci, et à plus forte raison qu'elle pût en être son résultat.
Cher Francis,
la question de l'occidentalisation est indissociable de celle du capitalisme.
Contrairement à ce vous dites, il existait une bourgeoisie chinoise puissante au début du XXe siècle (d'ailleurs l'historienne, spécialiste de la Chine, Marie-Claire Bergère évoque même dans les années 1910 "un âge d'or de la bourgeoisie chinoise") portée par une tradition séculaire de développement de type capitaliste, notamment dans les zônes côtières du Guangdong et du Hangzhou, depuis au moins le XVII e siècle. Ce capitalisme chinois fut d'abord marchand et commercial, la mer de Chine méridionale étant une sorte de Mare Nostrum impériale du fait de l'implantation de diasporas marchandes chinoises.
L'examen des débats de l'époque entre les nationalistes et les communistes, qui se prenaient tous pour des jacobins français, portent non sur le fond antiféodal de la modernisation à mener mais sur la force sociale qui devait diriger le processus : prolétariat ou bourgeoisie. La question fut tranchée une première fois à Canton et à Shanghaï en 1927 quand le Kuomintang massacra ses alliés du PC avant d'être réglé par la prise de pouvoir par Mao en 1949 soutenu par une paysannerie résolue à en finir avec le féodalisme et les seigneurs de la guerre.
Par ailleurs, l'occidentalisation en cours est une occidentalisation anti-occidentale. Elle se nourrit d'un ressentiment chinois pleinement légitime s'inscrivant dans la mémoire des humiliations infligés à l'Empire par le narco-Etat anglais trafiquant d'opium. Il n'y a donc pas que de la convenance dans l'attitude chinoise.
Cher Petit-Détour,

La figure du "riche marchand" a toujours existé en Chine, comme vous le rappelez, mais l'essor capitaliste industriel (ce que j'entends par "capitalisme") restait très limité à l'aube du 20e siècle, même s'il existait (comme on peut dire qu'il existait à l'aube du XIXe siècle en France). Sun Yat-sen ne représentait pas les intérêts de la classe marchande dont le commerce s'accommodait fort bien de la domination manchoue. Le capitalisme industriel, celui de la fabrique, et de la fabrique généralisée à l'espace de toute la Chine, n'était pas présent à l'époque de la première république, n'a nullement accompagné sa naissance. Je vous laisse l'entière responsabilité de ce résumé des événements entre 1927 et 1949, qui enjambe allègrement la guerre sino-japonaise durant laquelle le Kuomintang dut combattre l'armée japonaise tandis que les bandes maoïstes l'attaquaient sur ses arrières. A mon sens, le vrai "débat" entre ces deux camps eut lieu dans cette période, par la voix des armes.

S'il est bien un aspect détestable du régime chinois actuel c'est cette exploitation morale et politique qui est faite de la "mémoire des humiliations" infligées par les puissances occidentales à la Chine (guerre de l'Opium, sac du Palais d'été, expéditions après l'insurrection des Boxers, etc.) . Les Japonais, qui eurent à subir ce que l'on sait en 1945, n'affichent aucun "ressentiment" à l'égard de l'Occident, ou, s'ils en éprouvent, le gardent pour eux et ne songent pas à en tirer parti au plan politique ni sur la scène internationale.
La modernisation japonaise est plus ancienne (dernier tiers du XIXe) et la nation japonaise certainement plus sûre d'elle-même, protégée qu'elle est par son insularité et son homogénéité ethnique.
Il n'empêche que l'occidentalisation anti-occidentale du Japon (l'éthique du samouraï mise au service de l'industrialisation) s'est, elle aussi, dans les années 20 et 30 notamment, nourrie d'un ressentiment terrible, qui a débouché sur une guerre.
Bien cher Petit-Détour,

Il faudrait par ailleurs aborder la question du gouvernement chinois de collaboration, qui avait des appuis réels. Ce sujet est très peu connu. De même, et dans l'autre sens si je puis dire, on citera le drame des colons japonais de Mandchourie (qui sait qu'en 1937 la production d'acier de la Mandchourie dépassait celle de l'archipel ?).

Pour Francis : l'affaire du Palais d'été est très spécifique dans l'histoire coloniale, à mon sens. Au XIXème siècle, l'homme occidental ne se soucie guère de ce qui arrive aux cultures des pays colonisés, ni aux "dommages collatéraux" de la colonisation. Il ne s'en soucie pas, sauf dans le cas de l'extrême-orient.

J'ai sans doute déjà cité la fameuse lettre de Victor Hugo :

Hauteville House, 25 novembre 1861

Vous me demandez mon avis, monsieur, sur l'expédition de Chine. Vous trouvez cette expédition honorable et belle, et vous êtes assez bon pour attacher quelque prix à mon sentiment ; selon vous, l'expédition de Chine, faite sous le double pavillon de la reine Victoria et de l'empereur Napoléon, est une gloire à partager entre la France et l'Angleterre, et vous désirez savoir quelle est la quantité d'approbation que je crois pouvoir donner à cette victoire anglaise et française.

Puisque vous voulez connaître mon avis, le voici :

ll y avait, dans un coin du monde, une merveille du monde ; cette merveille s'appelait le Palais d'été. L'art a deux principes, l'Idée qui produit l'art européen, et la Chimère qui produit l'art oriental. Le Palais d'été était à l'art chimérique ce que le Parthénon est à l'art idéal. Tout ce que peut enfanter l'imagination d'un peuple presque extra-humain était là. Ce n'était pas, comme le Parthénon, une œuvre rare et unique ; c'était une sorte d'énorme modèle de la chimère, si la chimère peut avoir un modèle.

Imaginez on ne sait quelle construction inexprimable, quelque chose comme un édifice lunaire, et vous aurez le Palais d'été. Bâtissez un songe avec du marbre, du jade, du bronze, de la porcelaine, charpentez-le en bois de cèdre, couvrez-le de pierreries, drapez-le de soie, faites-le ici sanctuaire, là harem, là citadelle, mettez-y des dieux, mettez-y des monstres, vernissez-le, émaillez-le, dorez-le, fardez-le, faites construire par des architectes qui soient des poètes les mille et un rêves des mille et une nuits, ajoutez des jardins, des bassins, des jaillissements d'eau et d'écume, des cygnes, des ibis, des paons, supposez en un mot une sorte d'éblouissante caverne de la fantaisie humaine ayant une figure de temple et de palais, c'était là ce monument. Il avait fallu, pour le créer, le lent travail de deux générations. Cet édifice, qui avait l'énormité d'une ville, avait été bâti par les siècles, pour qui ? pour les peuples. Car ce que fait le temps appartient à l'homme. Les artistes, les poètes, les philosophes, connaissaient le Palais d'été ; Voltaire en parle. On disait : le Parthénon en Grèce, les Pyramides en Egypte, le Colisée à Rome, Notre-Dame à Paris, le Palais d'été en Orient. Si on ne le voyait pas, on le rêvait. C'était une sorte d'effrayant chef-d'œuvre inconnu entrevu au loin dans on ne sait quel crépuscule, comme une silhouette de la civilisation d'Asie sur l'horizon de la civilisation d'Europe.

Cette merveille a disparu.

Un jour, deux bandits sont entrés dans le Palais d'été. L'un a pillé, l'autre a incendié. La victoire peut être une voleuse, à ce qu'il paraît. Une dévastation en grand du Palais d'été s'est faite de compte à demi entre les deux vainqueurs. On voit mêlé à tout cela le nom d'Elgin, qui a la propriété fatale de rappeler le Parthénon. Ce qu'on avait fait au Parthénon, on l'a fait au Palais d'été, plus complètement et mieux, de manière à ne rien laisser. Tous les trésors de toutes nos cathédrales réunies n'égaleraient pas ce splendide et formidable musée de l'orient. Il n'y avait pas seulement là des chefs-d'œuvre d'art, il y avait un entassement d'orfèvreries. Grand exploit, bonne aubaine. L'un des deux vainqueurs a empli ses poches, ce que voyant, l'autre a empli ses coffres ; et l'on est revenu en Europe, bras dessus, bras dessous, en riant. Telle est l'histoire des deux bandits.

Nous, Européens, nous sommes les civilisés, et pour nous, les Chinois sont les barbares. Voila ce que la civilisation a fait à la barbarie.

Devant l'histoire, l'un des deux bandits s'appellera la France, l'autre s'appellera l'Angleterre. Mais je proteste, et je vous remercie de m'en donner l'occasion ; les crimes de ceux qui mènent ne sont pas la faute de ceux qui sont menés ; les gouvernements sont quelquefois des bandits, les peuples jamais.

L'empire français a empoché la moitié de cette victoire et il étale aujourd'hui avec une sorte de naïveté de propriétaire, le splendide bric-à-brac du Palais d'été.

J'espère qu'un jour viendra où la France, délivrée et nettoyée, renverra ce butin à la Chine spoliée.

En attendant, il y a un vol et deux voleurs, je le constate.

Telle est, monsieur, la quantité d'approbation que je donne à l'expédition de Chine.
Très bel article, dense et percutant :

Michel Onfray, le retour du refoulé

Michel Homais (1) n’aime pas Sade. Mais parce que Michel Homais n’aime pas Saint Jean. Michel Homais n’aime pas Bataille. Mais parce que Michel Homais n’aime pas Saint Paul. Michel Homais n’aime pas Kant. Mais parce que Michel Homais n’aime pas Saint Augustin – et aussi parce qu’Eichmann y songeait, à Kant. Enfin, d’après ce qu’en dit Michel Homais dans sa pièce, Le songe d’Eichmann. « Traite les autres comme tu voudrais être traité », la formule, si belle, qui résume la morale kantienne a pu, selon Michel Homais, servir de prolégomènes à l’holocauste. Il est comme ça, Michel Homais. Tous hitléro-chrétiens, les philosophes ! Tous proto-nazis, les chrétiens ! Tous crypto-chrétiens, les nazis ! Tous complices du pire depuis le Christ qui d’ailleurs n’a jamais existé — on ne la lui fait pas à Michel Homais, partisan résolu des thèses mythistes qui prétendent que Jésus serait juste un personnage conceptuel au même titre que Dionysos chez Nietzsche ou que Mickaël Vendetta dans La ferme célébrités.

Donc, de Platon à Heidegger, en passant par Tertullien et Schopenhauer, toute la philosophie occidentale ne serait à ses yeux qu’une longue répression sexuelle et sociale, une persistante négation de la vie et de la liberté, un nihilisme en pensée et en acte et qui ne pouvait aboutir qu’aux camps. Jérusalem – Sodome (des Cent-vingt journées) – Auschwitz : l’histoire de la pensée occidentale selon Michel Homais qui au jeu des points de Godwin n’a pour l’instant rencontré personne de sa force. On caricature ? Mais comment faire autrement avec quelqu’un qui écrit sans sourciller qu’Hitler est le dernier disciple de Saint Jean et que le christianisme est la matrice du nazisme ?

Aucun philosophe comme il en aurait voulu. Sauf Nietzsche bizarrement, le seul philosophe qui ait été récupéré réellement par les nazis, c’est drôle qu’il n’ait pas vu ça, Michel. Et Aristippe de Cyrène, fondateur du Cyrénaïsme, forme d’hédonisme ascétique, et dont lui, Michel Homais se veut le représentant bienheureux et officiel. Et aussi Julien « Offray » La Mettrie, ultra-matérialiste du XVIIIe siècle, car il porte le même nom que lui, sacré Michel ! Pour les autres, il passe. Jamais assez athées, les rebelles, jamais assez rebelles, les athées, jamais assez gauchistes, les nietzschéens, jamais assez solaires, les hédonistes, contrairement à lui évidemment – lui qui définit d’ailleurs son existence d’après un « hapax », soit une occurrence qui ne se produit qu’une seule fois, un événement unique qui coupe l’existence en deux : un chemin de Damas, une madeleine, une chute de cheval — et pour lui un infarctus qui manque de l’emporter à 28 ans. Tant mieux pour lui, tant pis pour la philosophie. Du reste, Michel Homais aime-t-il la philosophie ? C’est toujours la question que l’on se pose à la lecture de ses livres qui tombent des mains. Non, en vérité, ce qui botte Michel Homais depuis le début, c’est refaire l’histoire de la philosophie, c’est proposer une contre-histoire de la philosophie, une histoire « occulte » de la philosophie. Qui ne soit ni judéo-chrétienne ni nazie – un pléonasme pour Michel Homais dont le souci premier est, comme le pharmacien de Flaubert dont le nom lui va si bien, de « marcher avec son siècle. »

« Il rappelait la Saint Barthélemy à propos d’une allocation de cent francs faite à l’église… »

Notre jouissif révisionniste s’en prend aujourd’hui à Freud avec Le crépuscule d’une idole — L’affabulation freudienne, au grand dam des freudiens de gauche et des antifreudiens de droite. Les premiers ne comprennent pas pourquoi leur normand préféré qui avait l’air jusqu’à présent d’être de tout cœur avec Freud contre la loi de Moïse, le citant sans cesse comme un dans ses auteurs préférés, et allant même jusqu’à offrir Totem et tabou au futur président de la république, ait fait volte-face sur celui-ci (Sigmund, pas Nicolas) et le traite désormais comme il traitait le christianisme. Les seconds ne voient pas comment on peut être à la fois antichrétien et antifreudien, moderne et antimoderne, anti-Moïse autant qu’anti-anti-Moïse. À tous, il faut expliquer.

C’est que pour Michel Homais, Freud est le dernier avatar de Moïse et la psychanalyse la dernière religion monothéiste. Une religion, d’inspiration catholique et romaine, qui ne sait fonctionner qu’en termes de dogmes et de sacré, de conclaves et de confessions, d’hérésies et d’inquisition, d’excommunications et de bûchers. Pire : on pensait que Freud était un grand moderne scandaleux et libérateur, ami des femmes et des pervers, on apprend qu’il est un salaud de réactionnaire phallocrate, misogyne et homophobe. D’ailleurs les gays ne s’y trompent pas en refusant depuis belle lurette de se référer à lui pour qui, faut-il le rappeler, l’homosexualité reste un désordre mental (en fait, un arrêt du développement sexuel) et la distinction sexuelle l’indépassable réalité anthropologique – des choses que pensent aujourd’hui des gens aussi horribles qu’Éric Zemmour et cette bande de culs terreux qu’on appelle les hommes et les femmes de cette terre. Quant aux féministes, elles n’en peuvent plus d’entendre parler de la femme en termes de « continent noir », sinon en ceux d’« origine du monde. » Courbée là quand ? Et c’est un fait que Freud pense le monde comme la Bible. Freud pense Adam et Eve, Caïn et Abel, Joseph et Marie. Certes, les mythes grecs sont dans sa méthode plus à l’honneur que les récits de la Bible mais Freud a tout fait tout pour qu’ils deviennent des vérités bibliques. Qu’on le veuille ou non, et là-dessus, Michel Homais a absolument raison, la castration a la même signification pour Freud que celle du péché originel pour les chrétiens. L’Immaculée Conception (soit le Fils qui a une action prévenante et rétroactive sur sa mère) n’est qu’une façon d’abolir le père (Joseph) pour pouvoir coucher, au moins symboliquement, avec la mère. L’inconscient ne fut jamais qu’une affaire de démons comme l’épilepsie ne fut jamais qu’une affaire de possession. Enfin, meurtre du père ou meurtre du frère (Abel), il s’agit toujours de poser la condition humaine comme une fêlure et l’Histoire comme un sacrifice. Bref, l’opposition entre judéo-chrétiens et freudiens est une opposition de façade – la psychanalyse ayant par ailleurs souvent été taxée par ses disciples autant que par ses contempteurs de « science juive ». En accord pour définir l’humanité par la blessure, la dette, la circoncision ou la croix, psys et curés ne font que se disputer le pouvoir.

Freud est en ce sens un penseur tragique. Et c’est ce sens tragique que Michel Homais, à l’instar de tous les positivistes scientistes (et au contraire de Nietzsche dont Michel se réclame tant), veut abolir. Ni péché ni castration, disent-ils. Ni Œdipe ni Caïn. Ni Sophocle ni Dostoïevski.

Au reste, la littérature, tout comme la philosophie, intéresse moins Michel Homais que ceux qui en font. En nietzschéen primaire qui confond la généalogie avec le génie et la vie avec l’œuvre, le voilà qui s’en prend à la personne de Freud — un être profondément névrotique selon lui et qui aurait fait de sa névrose la névrose du monde. Le complexe d’Œdipe ? Une pathologie du seul Sigmund étendue abusivement au monde entier. Cette idée pénible qu’un homme pourrait tromper tous les autres pour l’éternité. Cette croyance complotiste que ce sont les illusions collectives qui mènent le monde. Avouons-le, nous avons toujours eu du mal à adhérer à ce genre de critique paranoïaque – que les grands courants philosophiques et religieux n’aient été que de grossières manipulations, que les grands penseurs et les grands prophètes ne furent que de fieffés imposteurs, que Socrate, Jésus, Confucius, Mahomet… et Freud ne soient que des idoles indignes méritant d’être renversées et brisées en morceaux comme des statues de Staline. Comment croire sérieusement que l’humanité ait pu être ainsi bernée ? Ne serait-ce pas nous insulter nous-mêmes que de soutenir Mordicus qu’un Christ ou qu’un Bouddha sont venu se foutre de notre gueule il y a deux mille et deux mille cinq cent ans et continuent de le faire ? Une imposture, ça peut durer dix ans, cinquante ans, soixante-dix ans même, comme le communisme, mais ça ne dure pas deux mille ans. On ne crée pas une civilisation sur un simulacre. Si une pensée persiste dans le temps (et nous gageons qu’on reparlera de Freud, et d’ailleurs de Marx qui a aussi correspondu à un besoin de l’esprit humain, dans trois siècles), c’est qu’elle avait une bonne raison humaine, humaniste, amoureuse, de le faire. C’est qu’elle était en écho avec l’Adam éternel qui est en nous. Pour en revenir au complexe d’Œdipe, il est évident que d’Hamlet au Narrateur de la Recherche, en passant par les Karamazov ou par nos propres familles, on n’a rien trouvé de mieux pour expliquer les rapports filiaux. Au fond, la psychanalyse ne fait que rejoindre la littérature qui elle-même n’est qu’une transsubstantiation de la théologie. Freud est avant tout un grand écrivain, c’est-à-dire quelqu’un qui prend le Logos au sérieux, qui fait de la vie l’expression du Logos.

Quant au préjugé antireligieux qui semble seul mettre en branle les mécanismes mentaux de Michel Homais, il finit par faire long feu. « Le christianisme est une secte qui a réussi », éructent les imbéciles. Autant dire que Le Gréco est un barbouilleur qui a réussi en peinture ou que Dante est un scribouilleur qui a réussi en littérature. Michel Homais parle de religion freudienne et trouve que c’est un argument pour réfuter le freudisme, alors qu’à nos yeux, ce serait plutôt une bonne raison d’y adhérer. Seul ce qui devient religieux est vrai. Seul ce qui relie les hommes les uns aux autres, autour d’une personne ou d’une idée, vaut notre considération. Tant pis pour la biographie à charge et la psychologie complotiste (Freud vénal, corrompu, falsificateur, ne recherchant que la gloire et la fortune) qui constituent la douteuse méthode de Michel Homais. Quelle que soient l’approximation de certains de ses concepts, le dogmatisme autoritaire avec lequel lui puis ses suiveurs les imposèrent, l’incertitude de la réussite thérapeutique et présente depuis le début, le génie de Freud aura été pour l’éternité d’avoir introduit, c’est le cas de le dire, le sexuel dans la conscience, réinventé le roman familial, et, ce faisant, libéré l’individu de ce dont il n’était pas responsable, re-sacralisé la parole, creusé enfin un trou dans le sujet afin que celui-ci ne se trouve plus réduit et condamné à lui-même. Qu’est-ce que le freudisme ? Une trouée de l’être par laquelle celui-ci peut s’aérer, se reposer de son négatif, trouver en lui autre chose que du réel rationnel ou de la bête immonde – et que, nous le verrons, Michel Homais, adepte d’une sexualité et d’une conscience totalement solaires, s’exhorte à boucher.

« L’effet doit cesser, c’est évident. »

Passons sur l’objection scientiste, assez basse, qui prétend que la psychanalyse n’est pas « scientifique ». Comme le remarque Marcel Gauchet, ce grand goethéen de la pensée française qui a relu le christianisme comme religion de la sortie de la religion, et qui travaille à la réconciliation des sciences exactes et des sciences humaines, elle ne l’est certes pas, mais au même titre que l’histoire, la philosophie, l’ethnologie, l’anthropologie, la linguistique l’économie, ou n’importe quelle autre science humaine et sociale. Par ailleurs, même si le nouveau paradigme tourne aujourd’hui autour de la psychologie cognitive et des neurosciences et marque de ce point de vue un retour à l’évolutionnisme, la psychanalyse freudienne reste un pas essentiel dans l’autonomie de l’individu et l’élargissement de sa conscience. Elle a indéniablement permis à l’individu contemporain de se redécouvrir comme sujet infini et inconnu (mais d’un inconnu profondément apaisant), de retrouver une possibilité de sortir de lui-même, de n’être plus simplement un système nerveux qui menace d’imploser — ce qui, à notre époque d’ipséité ontologique, était la meilleure chose qui pouvait nous arriver.



Depuis que l’ancienne structure par l’altérité n’est plus (en gros, depuis la mort de Dieu) et que nous ne pouvons plus combler nos béances et vivifier notre âme par le haut, nous étions condamnés à ne respirer que notre propre haleine. Notre ipséité (c’est-à-dire ce qui fait que nous nous constituons de nous-mêmes par nous-mêmes) tournait à la fétidité. Sans Dieu, sans diversion, sans présence autre, nous commencions sérieusement à étouffer. Et voilà qu’avec la découverte de l’inconscient, concept peut-être bancal, comme le dit Gauchet, mais indéniablement stimulant, nous découvrions, en plus de tout le reste, une défaillance de notre système réflexif — mais une défaillance qui se révélerait bien vite une délivrance. Une fêlure, oui, mais une fêlure bienheureuse ! C’est que la découverte de l’inconscient, dans un monde désacralisé, apparaîtrait comme une sorte de palliatif, certes plus diabolique que divin (puisque l’inconscient, allait-on nous expliquer, serait le lieu des pulsions inavouables, des pires instincts, de la mort en branle, etc.), mais en même temps comme celui qui nous déculpabiliserait de nos mauvaises pensées, sinon de nos actes mauvais. L’inconscient comme ce qui détendrait la conscience. L’inconscient comme ce qui me permettrait de dire que c’est mon fait mais que ce n’est plus ma faute. L’inconscient comme ce dont je serais coupable sans en être responsable. L’inconscient comme limbes de mon très infernal moi. Rêves, actes manqués, transferts, projections : toute une armada de phénomènes qui me dépossèdent de moi-même pour mon plus grand soulagement et qui contribuent à sauver mon âme si j’en ai une. L’inconscient comme la partie obscure de moi qui ira en enfer alors que j’irai, moi, en toute conscience, au paradis. L’inconscient comme cochon investi par le démon et qui se jette dans la mer.

Avec l’avènement de la psychanalyse, le sujet retrouvait une nouvelle innocence. C’est la raison pour laquelle les masses, après avoir été vaguement hostiles à l’enseignement freudien, ne s’en sont plus passées jusqu’à nos jours (« même le boulanger du coin sait qu’il est travaillé par le complexe d’Œdipe », dit Gauchet) – alors que paradoxalement, c’est l’opinion savante, ou demi-savante, qui est devenue de plus en plus méfiante à l’égard du freudisme, et qui ne comprend pas, malgré des attaques répétées contre lui (Wittgenstein, Sartre, Deleuze-Guattari, et récemment le Livre noir de la psychanalyse), que celui-ci continue d’avoir sur les esprits un effet qui aurait dû cesser depuis longtemps. C’est qu’on ne se débarrasse pas comme ça d’une explication littéraire, ce qu’est fondamentalement la psychanalyse.

« Car il savait qu’il faut, dans tous les empoisonnements, faire une analyse. »

S’il est une sagesse immémoriale des peuples, celle-ci réside dans l’acceptation toute religieuse, quoique non politique, de sa condition tragique. L’homme éternel est celui qui croit à sa mort prochaine autant qu’à la possibilité historique d’améliorer son sort. L’homme éternel s’accepte mortel et perfectible. Au contraire, l’homme moderne, ou plutôt post-moderne à la Michel Homais, se définit plutôt comme immortel et parfait. Certes, il est bien obligé de reconnaître que tout n’est pas parfait en ce bas monde, mais son idée est que tout devrait l’être, et c’est l’erreur, sinon le crime, de l’ancien monde de s’être défini justement comme un « bas monde » — c’est-à-dire comme un monde qui se jugerait par un autre plus « haut », et qui de plus, quelle que soit l’action des hommes de bonne volonté sur lui, resterait à jamais entaché par le péché, la culpabilité, le principe de cruauté. Le tragique comme condition inhérente de l’existence, c’est ce que le post-moderne ne peut plus voir en peinture. Non à la tragédie de l’existence ! Non aux philosophes, aux religieux et aux littéraires qui, de Platon à Dostoïevski, de Pascal à Kafka, de Schopenhauer à Houellebecq, ont tout fait pour intoxiquer les esprits en leur imposant cette croyance sadomasochiste que tout n’est que souffrance et abstinence en cette vie ! Non aux penseurs ravagés qui ravagent le monde ! Freud lui-même ne disait-il pas sur le bateau qui le menait aux États-Unis « qu’il leur apportait la peste » ? Eh bien voilà, c’est de cette peste psychanalytique, de ce choléra littéraire, de cette syphilis religieuse que l’humanité vraiment adulte devrait aujourd’hui savoir se passer ! Hourra pour un monde sans tragique, sans négatif, sans mort ! Hourra pour un monde éthique et hédoniste, où tout ce qui serait possible serait avant tout légal ! Car attention, le libertaire n’est pas transgressif. Le libertaire, comme Michel Homais l’expliquait lui-même à Nicolas Sarkozy lors d’un fameux entretien de Philosophie magazine, souhaite qu’il y ait « peu de règles, mais qui puissent être respectées, non pas transgressées. » Au contraire, c’est le conservateur qui adore les interdits autant que les transgressions, qui n’est jamais aussi heureux que lorsqu’il a désobéi à une règle qu’il chérit par ailleurs et par laquelle il a éprouvé sa liberté. Monde ouvert (et par là même susceptible d’en rencontrer un autre), amoral et singulier de l’homme éternel. Monde clos sur lui-même, auto-référent, auto-suffisant, de l’homme post-moderne. Liberté opératoire du premier avec ses risques et sa souveraineté. Liberté entièrement légalisée du second qui confond le réel avec le droit et le droit avec l’abolition de la souffrance. La souffrance comme expiation de l’existence, voilà le vrai scandale pour l’homme post-moderne ! C’est qu’à l’époque de Matrix et d’Avatar, la souffrance apparaît comme la chose la plus indigne qui puisse arriver à l’individu et la mort comme la suprême insulte ! L’homme post-moderne ne veut surtout pas entendre parler de la mort — alors un Freud qui vient remettre la pulsion de mort au centre de son anthropologie… ! Dès lors, tout est bon à mettre en œuvre pour discréditer cette très empoisonneuse pensée — et comme on accuse son chien de la rage quand on veut le noyer, on accuse une philosophie ou une religion d’être nazifiante quand on veut la démolir. Pour Michel Homais, Freud a autant pensé la pulsion de mort qu’il y a participé historiquement. Tout ce qui, au siècle dernier, a massacré en gros (« boucherie de 14-18, génocide rwandais, totalitarisme nazi », comme il le précise lui-même dans son livre) ne seraient pas sans rapport avec l’influence freudienne. Pire, Freud lui-même aurait été, au moins symboliquement, complice du génocide juif par haine de sa propre communauté – par antisémitisme inconscient ! La boucle est bouclée : Freud, pessimiste nihiliste, nihiliste juif, juif antisémite, et d’ailleurs la preuve : partisan des régimes autoritaires, saluant Mussolini en Italie, ou Engelbert Dollfuss en Autriche. Freud, voix impénétrable qui a mené l’Occident aux camps de la mort. Freud, chaînon manquant entre Saint Jean et Hitler. On croit rêver. Mais non. C’est une analyse de Michel Homais.

Tout cela dit sans méchanceté, car il ne nous a jamais été antipathique, Michel Homais. Pas plus qu’il n’a de haine pour Freud, nous avons de haine pour lui. Et lui qui aime les procès en autobiographie, nous avouons qu’il se sort très bien du sien. Un type un peu sec peut-être, mais pince-sans-rire, agréable à écouter, assurément séduisant avec ses grosses lunettes rectangulaires et sa gueule de lion à la crinière inspirée, et qui, il faut l’admettre, fait beaucoup pour les autres (université populaire de Caen, université du goût d’Argentan) et même pour sa famille – ses parents qu’il célèbre en permanence (Le corps de mon père, suivi de Autobiographie de ma mère), ce père dont il réalise le rêve en l’emmenant au Pôle Nord (Esthétique du Pôle Nord), cette mère à qui il a pardonné de l’avoir battu, rejeté et abandonné « une belle après-midi d’automne » dans un horrible orphelinat catholique, mais parce qu’elle aussi fut, enfant, battue et abandonnée (La puissance d’exister). La dernière fois qu’il a pleuré, c’est à la mort de sa vieille institutrice. À part ça, il vit depuis vingt-six ans avec Marie-Claude, sa compagne adorée pour qui il invente chaque soir, paraît-il, un nouveau plat. Elle et lui forment un couple de miraculés. Lui guérit d’un infarctus à 28 ans, comme on l’a dit, elle ayant surmontée un cancer du sein — comme il le raconte au début de ses Féeries anatomiques — Généalogie du corps faustien. Non, un très brave type, ce Michel Homais.

Mais pourquoi cette insensibilité absolue aux blessures et aux besoins éternels de l’homme ? Pourquoi ces analyses psychorigides qui transforment en plomb tout ce qu’elles touchent ? Pourquoi cette érudition si sèche et si creuse ? Pourquoi cette pensée policière qui met en garde à vue tout ce qu’elle rencontre ? Sa mère, avoue-t-il, le menaçait sans cesse, comme on faisait dans l’ancien temps, de maison de correction, ou lui criait qu’il finirait sur l’échafaud. Mais c’est exactement ce qu’elle est, l’œuvre de Michel Homais – une maison de corrections pour philosophes, une guillotine permanente pour platoniciens, chrétiens et freudiens. Au reste, le couteau, il aime ça, Michel. Et les femmes qui le portent, encore plus (La Religion du poignard. Éloge de Charlotte Corday). Lui-même se comporte un peu comme la reine d’Alice au Pays des Merveilles qui veut couper la tête à tout le monde. Transfert de la méchante mère sur son gentil fils ? Peut-être. On comprend qu’il en veuille à Freud d’avoir conçu ce complexe d’Œdipe que tout le monde a l’air d’avoir vécu avec une certaine douceur, sauf lui. Difficile en effet de désirer la femme qui vous a mis au monde sans jamais vous désirer.

« Moi, si j’étais le gouvernement… »

Plus sérieusement, à l’entendre, à le voir, on a toujours l’impression que tout ce qui ressemble de près ou de loin à une contradiction, une dissonance, une antinomie, un chiasme, un clinamen qui déconne, doit être immédiatement et impitoyablement tranché. Accorder sa vie et sa pensée, confondre son identité avec son action, être en harmonie totale avec soi, Michel Homais le répète trop pour être honnête. Avec lui, ça passe ou ça casse. Il est trop conséquent, pourrait-on dire, trop positivement politique ou politiquement positif. C’est un maniaque de l’adéquation. Un intégriste de l’intégrité. Ma vie, c’est mon œuvre, mon œuvre, c’est ma vie, je dis ce que je fais, je fais ce que je dis (tiens, comme Jospin), point barre. Pas de part maudite chez lui, pas de ligne de fuite non plus, pas d’ombre, pas d’inconscient, pas de trouée de l’être. Du soleil partout. On comprend qu’un Saint Paul avec son « je ne fais pas ce que je veux ou je ne veux pas ce que je fais » ou un Freud avec ses rêves, ses actes manqués et ses lapsus lui fassent horreur. Michel Homais, c’est l’homme sans ombre, sans rêve, sans relief. L’homme qui possède son moi intégralement sans porte ni fenêtre. L’homme qui n’est qu’ipséité, légalité, austérité. L’homme robot sans défaillance, sans délivrance, jamais, qui se possède entièrement comme dans une boite noire. Black Box Homais.

C’est pourquoi lorsque Sarkozy lui répond dans l’entretien déjà cité, et pour y revenir, que contrairement à la fameuse formule grecque, il est impossible de se connaître vraiment soi-même, il a l’impression d’avoir affaire à un monstre incompréhensible. Alors que le monstre trop compréhensible, c’est lui en l’occurrence, Michel Homais. Qui n’imagine pas une seconde qu’on puisse échapper à soi-même. Qui croit dur comme fer à la conscience toute puissante, écrasante, asphyxiante – tout le reste étant littérature ou mauvaise foi. Et qui en effet ne peut que s’acharner sur Freud pour lequel « le moi n’est pas maître dans sa propre maison », mais en oubliant que Freud se situe ici dans la lignée d’un Montaigne, pourtant un des auteurs fétiches de Michel, qui écrivait que « notre fait, ce ne sont que pièces rapportées ». Diable ! Va-t-il nous déboulonner Montaigne après nous avoir déboulonné Freud ? Et si un jour il découvrait, lui, Michel Homais, qu’il est en contradiction avec lui-même, si un jour il découvrait qu’il a malgré tout une part d’humanité et de liberté (puisque « la liberté, c’est la contradiction » comme disait Kierkegaard, auteur peu prisé par Michel), qu’est-ce qu’il ferait, notre Robocop de la congruence ? Il se jetterait dans l’Orne ? C’est qu’à force de vivre sa pensée et de penser sa vie comme Javert, on aurait peur qu’il pète un plomb, notre Philosophe Ventru. Au reste, de ventre, il n’en a pas, Michel. On sait qu’il se couche souvent à jeun. Qu’il mange et boit peu. Qu’il n’est jamais ivre. Qu’il mène une vie d’ascète. Plus janséniste qu’hédoniste finalement. La raison gourmande, l’art de jouir, le corps amoureux, tout ça, ce sont plus des idées que des réalités pour lui. C’est l’idée du baba au rhum plutôt que le baba au rhum qui l’inspire. Au contraire de ce que disait Sade, il pense que rien n’est bon quand c’est excessif, sauf peut-être l’athéisme.

Et puisqu’on a cité Sade, il est temps de parler un peu de cul, il est temps d’ouvrir un peu son Souci des plaisirs – Construction d’une érotique solaire dans lequel il commence par dézinguer le Divin Marquis, puis Georges Bataille, au prétexte qu’ils seraient trop chrétiens. Quand on est sadique et vicieux, c’est la preuve pour Michel Homais qu’on est judéo-chrétien (l’inverse se tient aussi). Et pour le prouver, que Sade est sadique, le voilà qui se lance sur plusieurs pages dans une énumération méthodique de tous les actes sexuels commis dans Les Cent vingt journées de Sodome – ce qui, il faut l’avouer, ne laisse pas d’inquiéter. Entre l’auteur du livre le plus obscène et le plus scandaleux de toute l’histoire de la littérature et son contempteur qui fait la recension complète et critique de toutes les horreurs contenues dans celui-ci, on se demande lequel d’entre les deux est le plus gravement atteint : Sade écrivant son chef-d’œuvre ou Homais se faisant une liste à charge de tout ce que l’on peut y lire d’odieux ? À ce jeu antilittéraire, le profanateur risque de paraître bien moins dangereux que le censeur, le romancier fou bien moins antisocial que l’hygiéniste. Une fois de plus, il faut, aux yeux du Vertueux Foudroyé, conjurer le négatif, sinon l’abolir définitivement du champ humain – et Sade est en effet le négatif absolu, l’ennemi à abattre, l’éternel retour du refoulé. Et Michel Homais, il n’en peut plus de ce refoulé, de cette sexualité sado-chrétienne forcément culpabilisante. On va vous le répéter encore pour que vous le compreniez vraiment, mais nous les modernes, on plaide pour un autre paradigme social et moral, une autre anthropologie qui se passerait de Sade, de Freud, des Tragiques et aussi des Comiques. Y en marre de la castration, marre du péché, marre de l’Œdipe, marre de l’Hamlet ! Voilà ce qu’un gouvernement adulte devrait faire – nous éradiquer cette saloperie biblo-freudienne ! Vous, je ne sais pas, mais nous, nous n’avons pas tué notre père, nous n’avons pas baisé notre mère. Nous ne sommes responsables d’aucune peste réelle ou métaphorique. Nous aimons nos parents, nos parents nous m’aiment, nos beaux-parents encore plus, et on pense tous que Sophocle n’a jamais fait que raconter ses fantasmes de merde, c’est tout. Nous ne sommes pas pécheurs, nous ne sommes pas castrés, nous ne sommes pas sadiques. Nous sommes attachés autant à la justice qu’à nos mamans, et nous emmerdons tous les Œdipes et tous les Jobs de la terre. Les mythes, ça ne vaut rien pour l’humanité, surtout ceux-là, tous plus dégueulasses les uns que les autres ! Tant pis pour eux, tant pis pour vous si vous n’en décollez pas, mais nous, on n’a vraiment pas besoin de ce genre de truc pour vivre. Alors, laissez-nous tranquilles, curés que vous êtes, freudiens maudits, écrivains merdiques ! Car sains, heureux et innocents, oui, nous le sommes. Et puis, l’épilepsie, ça se soigne mon cher Dostoïevski !

« Il devenait dangereux. »

Ainsi chialait Michel Homais – et l’époque avec lui. Quant à la bagatelle, puisque le christiano-freudisme n’avait engendré qu’une sexualité de tordu, il fallait chercher sa légitimité ailleurs. Voyager. Se faire Desireless.

Son truc, à Michel Homais, c’est l’Inde. Un peu comme les Beatles à la fin des années soixante. Ou comme les Théosophes au milieu du XIXe siècle. La tentation indienne. Le Kama Soutra et ses positions performatives mais à la signification autrement plus « spiritualiste » que notre pauvre coït chrétien reproductif. Shiva qui permet, grâce à ses nombreux bras et jambes, des orgasmes mille fois plus érogènes, plus « sains », plus libérateurs, plus « éthiques » que notre Cantique des Cantiques. L’Eros solaire indien versus le Thanatos nocturne chrétien. La religion enfin sans obstacles. La nature super gentille. Tiens, tiens… Mais où avons-nous déjà entendu parler de ça ? Mais dans Le XIXe siècle à travers les âges de Philippe Muray, bien sûr, ce grand livre parmi les grands, essentiel à la compréhension de notre époque, et qui nous appris que le fantasme de la grande libération solaire ne date pas d’aujourd’hui mais remonte à l’homo dixneuviemis. Comme jadis, on fait comme si la société indienne était une société ultra-cool, sans Weltanschauung trop fâcheuse, sans interdits surtout (ces horribles interdits que l’on ne trouve décidément que chez nous !), on oublie les castes, les bûchers, les enterrements vivants, les femmes sacrifiées, les vaches sacrées, les rituels affamants, on oublie tout ce qui fait le négatif d’une civilisation et ce par quoi elle tient, et au vu de trois statues priapiques et deux livres d’érotologie, on se persuade que cette civilisation-là est moins farouche que la nôtre. Aussi absurde que si un Michel Homais tamoul écrivait une « Construction d’une érotique anversoise » après avoir vu un Rubens à Anvers ! Bref, à nous les Chakras-frottis, les Vedas vulviens, les Upanishads-suçons, les Arahts aux jardins parfumés… en attendant les Aryas aux fleurs de Lotus et leurs drôles de Svastikas. Au XIXe siècle, ils y ont tous cru, les Rudolf Steiner, les Helena Blavatsky, les Annie Besant, les Allan Kardec, aux corps astraux spermatiques, au tantrisme spasmo-socialiste, à l’eurythmie cosmique anti-péché originel, à la Divine Matter-Substance top-égalitaire. Tous plus Kalima que Marie-Madeleine ! Tous pour le grand voyage cosmique plutôt que pour la Croix ! Tous, d’ailleurs, contre la Croix et l’Étoile de David ! Car comme dira Madame Blavatski, la grande prêtresse de ce siècle qui reste en grande partie le nôtre : « toutes les religions sont une… sauf la juive ». Cette religion juive qui a en effet introduit pour notre malheur la distinction dans le monde, la distinction et la différence, la différence et fracture, la fracture et le manque, le manque et la cicatrice – des propos que pourrait tenir notre Homais. Circoncision, crucifixion – en attendant la castration freudienne. Irrécupérable judéo-christianisme ! Impardonnable blessure narcissique faite à l’humanité ! Ce n’est pas un hasard si Hitler choisira le Svastika, soit cette croix gammée comme symbole de sa lutte contre l’Étoile de David, et qui représenta aussi, comment le nier, une contre-figure de la croix chrétienne. Finalement, c’est plus à Brihadisvara qu’à Jérusalem que se conçoit l’imagerie de la solution finale. Mais entre deux levrettes, trois unions de l’aigle, une de lotus, et quatre Andromaques, on pense pour l’instant à autre chose.

Et puis, il y a la métempsychose qui pour un occidental moyen (c’est-à-dire pour quelqu’un qui ne comprend rien à la métempsychose) apparaît comme une sorte de résurrection « live », une possibilité de vie éternelle sur terre (ou sur une île), un principe nouveau ou tout est dans tout et réciproquement — une immortalité hic et nunc. Entre les morts qui reviennent ou les âmes qui migrent dans d’autres corps, on pourrait s’arranger – même si on est athée. En vérité, notre Michel Homais national n’est pas si loin de les rejoindre, les occultistes du XIX ème. Certes, il est un peu plus matérialiste et un peu moins antisémite qu’eux (même s’il compense par cet antichristianisme sauvage qui a fait son succès et qui, du reste, est permis et encouragé par l’époque), mais est tout aussi prêt à défier la mort par tous les moyens. De la métempsychose au clonage, ma foi, il doit y avoir un truc à faire.

Pas étonnant qu’il ait été rameuté par Raël. Son histoire la plus drôle à ce jour et la plus hautement significative. Donc, en mars 2006, notre fougueux Solaire se voit attribuer le titre de « prêtre honoraire » par Claude Vorilhon, le fameux prophète raëlien, représentant sur terre de la congrégation Elohim (les extraterrestres), et qui, comme chacun sait, se targue d’avoir déjà pratiqué avec succès le clonage humain. Pour le gourou, l’œuvre et la pensée de Michel Homais rejoignent en tout point la religion raëlienne. En effet, celle-ci prône l’athéisme militant, la détestation des monothéismes, l’hédonisme comme art de vivre, la révolte contre tous les dogmatismes et la célébration de toutes les fééries anatomiques – exactement comme dans les livres de Michel ! Le corps faustien vraiment réalisé par la science, Homais en avait rêvé, Raël l’a fait. Ils ne pouvaient que se tomber dans les bras et se congratuler mutuellement ! Évidemment, notre contre-philosophe prit assez mal qu’on appréhenda sa contre-philosophie avec autant de sérieux et qu’on en tira ses incidences ultimes dignes d’un épisode de Star Trek. Il tenta bien de rétorquer, dans une contre-réponse plutôt vaseuse, qu’il n’avait rien à faire avec ces « crétins sidéraux »-là, mais le lien était fait. Comment ? L’athée faustien était récupéré par des athées prométhéens encore plus conséquents que lui ? Quoi ? Au prétexte que l’on vidait le ciel de Dieu, on remplissait celui-là et on remplaçait celui-ci par des extraterrestres ? What ? Ce n’était pas Michel Houellebecq, pourtant « sympathisant » du mouvement, qui était honoré, mais lui, Michel Homais, anti-houellebecquien convaincu ? Peuchère ! Notre apprenti sorcier apprenait à ses dépens qu’entre la littérature et la philosophie existe une différence majeure qui est que la littérature décrit l’état ou l’avenir des choses (et c’est ce que fait Houellebecq dans La possibilité d’une île) alors que la philosophie, surtout quand elle se veut politique et sociale comme la sienne, participe à cet état et à cet avenir des choses. Certes, entre le clonage thérapeutique pour lequel le contre-philosophe milite et le clonage reproductif de l’élu de Pandora, il y a une différence de taille, mais celle-ci est peut-être plus de degré que de nature – et puis, quand on glorifie Faust, il est dans l’ordre des choses de rencontrer un jour le diable. On comprend qu’il s’en défende, Michel, mais Raël, c’est l’aboutissement naturel de sa philosophie de la contre-nature. Raël, c’est le Méphistophélès de ce Faust de Michel Homais. Il peut ensuite le traiter de tous les noms dans un droit de réponse, il n’en reste pas moins que c’est lui qui l’a fait surgir par ses incantations. Splendeur de la catastrophe, comme il dirait, ou plutôt, comme il ne dirait plus.

« S’être, lors du choléra, signalé par un dévouement sans bornes. »

Voilà donc ce qui arrive quand on joue trop avec le feu, quand on se prend pour Faust ou Prométhée, quand on fait le téméraire, quand on plaide pour le clonage, la manipulation du génome, la transgénèse, l’optimisation technique de l’enfant à naître, la fabrication frankensteinienne des corps, « toutes ces choses qui font peur », comme l’écrivait superbement Alain Finkielkraut dans son Nous autres modernes : on se retrouve maître à penser des pires sectes, idole des crétins, complice des gourous, collaborateur du diable, otage des extraterrestres ! Pauvre Michel Homais qui prônait le surhomme et qui se retrouve « guest star » chez les Vénusiens !

Et l’héroïque Finkie de se lancer, contre Michel Homais et son « heuristique de l’audace », dans une « heuristique de la peur » en laquelle il voit la meilleure défense immunitaire contre les ravages de la modernité — et au risque de passer pour un lâche. Car au sens du moderne, la peur est par excellence le péché non rémissible. La peur est négation de Prométhée et honte de Zarathoustra. Être moderne, c’est ne pas avoir peur de la vie – mais de la mort o combien ! C’est ne vouloir craindre la mort que dans le péril. Or, comme l’écrivait Pascal, il faut craindre la mort aussi hors du péril « puisqu’il faut bien être homme ». Mais être homme n’intéresse plus le moderne. Être homme signifie être vulnérable, mortel, croyant, et cela, on ne le veut plus. Du tout. Ni Dieu ni mort. Ni infini ni finitude. Non, on veut quelque chose d’autre. C’est ce qu’a bien vu l’Anti-Défaitiste de la Pensée en très attentif ausculteur de notre époque, et paradoxalement bien plus « nietzschéen » que tous ces forcenés vitalistes. Le moderne, c’est en effet « l’ homme que la mort fait claquer des dents, l’ homme qui maudit la mort, l’homme que la mort empêche de dormir ». Et c’est précisément le cas de l’« audacieux » Michel Homais qui semble finalement ne glorifier le plaisir d’exister et l’innocence du devenir que par panique devant le principe de cruauté qui fonde la vie… et la mort. « De toutes mes forces, je m’opposerai éternellement à Vous », écrit-il à Celle-ci, au début de ses Fééries anatomiques, et après la découverte par les médecins du cancer de sa compagne. On comprend évidemment la douleur, la rage et l’épouvante de l’homme, tout philosophe qu’il soit, devant « la faucheuse » — mais le philosophe est justement celui qui apprend à mourir alors que Michel Homais apparaît au contraire comme le philosophe qui ne veut surtout pas penser à la mort, comme l’athée désemparé qui s’enivre de « vie » pour oublier qu’il va mourir, ce qui n’est pas, admettons-le, très philosophique, surtout lorsqu’on se réclame de Montaigne et d’Epicure. Jouisseur par défaut et matérialiste par échappatoire, il incarne à merveille ce vivant trop vivant qui a refoulé sa mortalité et qui se retrouve pathétiquement sans aucun repère quand celle-ci s’impose à lui. Misère de la philosophie vitaliste. Désastre de l’hédonisme urgentiste. Voilà notre Désirant Vulcanologue qui se met à délirer les fantasmes d’une santé parfaite, d’une immortalité envisageable, d’une possibilité d’une île (un comble pour lui qui déteste Houellebecq !), sans se rendre compte que la possibilité du divin était peut-être la plus désirable… et la moins inhumaine. À moins qu’il ne se décide à engendrer – autre forme de résistance adamique à la mort. Mais la reproduction, ça lui fait horreur à Michel Homais ! Faire un enfant, ça veut dire qu’on a accepté sa mortalité et qu’on fait partie de l’espèce. Pire : qu’on a accepté d’être parent, c’est-à-dire qu’on a accepté d’être une « fonction », une « autorité », une « loi » — toutes choses contre lesquelles le contre-philosophe se bat et se débat. Vouloir la vie d’autrui, c’est tirer son chapeau à Dieu, c’est accepter les lois de la création, c’est faire allégeance à la pulsion de mort. Il en est alors réduit à plaider pour une « métaphysique de la stérilité » et à utiliser des arguments à la Cioran : les enfants que je n’ai pas eu, s’ils savaient le bonheur qu’ils me doivent ! Homais – Cioran : encore un lien que celui-ci n’avait pas prévu (et pour le coup vraiment honorifique, même si Michel ne l’appréciera pas plus que l’autre). Donc, pas d’enfant — trop divin sans doute. Plutôt la vie stérile que la petite mort procréatrice ! Plutôt se tuer que dire oui à la mort !

Longue et belle vie à vous, Michel Homais — mais vous aurez beau vous escrimer à penser votre vie, vivre votre pensée et continuer à vous illusionner dans votre existence sans illusion, comme vous l’aurait dit Freud lui-même : « vous n’annulerez jamais l’instinct de mort ». Ah ce Freud qui s’est révélé votre principal ennemi depuis que vous avez découvert qu’il n’était qu’un substitut au monothéisme, un refondateur de la vie dans la mort, un Archè tragique, incompatible avec votre Black Box étouffante, et qui pourtant avait été celui qui avait naguère déculpabilisé vos masturbations d’adolescent, comme vous tentez de le tuer, pauvre Anti-Œdipe que vous êtes, encore plus castré que n’importe lequel d’entre nous et qui joue au priapique ! Hélas pour vous, Michel Homais, vous n’abolirez jamais le négatif, vous ne nous débarrasserez jamais de ce qui fait le sel de la vie, vous échouerez toujours à « détragédiser » la condition humaine. On vous plaint beaucoup, vous savez. Et si on hait votre erreur, en tant que chrétien, on chérit votre personne. Peut-être vous apercevrez-vous un jour que c’est lorsqu’il va mourir que l’homme de la mort de Dieu se met à cruellement regretter Celui-ci. Pourtant, Dieu veille même sur cet homme-là, vous savez. Et vous n’êtes pas forcé de persister dans votre ipséité si peu goûteuse. Si la philosophie est là pour nous préparer à la mort, alors, vous ne nous avez préparé à rien, Michel Homais, et vous êtes tout, sauf un philosophe. Quelle importance, me direz-vous, puisque votre Freud va être un best-seller et que vous allez encore faire « une clientèle d’enfer » ?

Pierre Cormary

(1) Philippe Muray appelait Onfray « Michel Homais » en référence au pharmacien anticlérical de Flaubert de Madame Bovary.
Merci pour ce texte de Cormary, cher William.

Je viens juste de relire ce fil et les échanges entre Francis et Petit-Detour et Jmarc et dois dire que je trouve les échanges vigoureux et d'excellente facture.

Mais Francis n'a pas répondu à ma question sur la musique classique !
Pour recentrer le sujet: les tentatives d'occidentalisation de la Chine (pour le dire vite) ou la fascination pour l'Occident dans la Chine des premières années du XXe siècle ne furent nullement un "accident de parcours" dans l'histoire de ce pays dont le cours serait immuablement "chinois": elles aboutirent, par des voies torses (le communisme, emprunt à l'Occident contre l'Occident), à infléchir définitivement le cours de cette histoire nationale, comme on le constate aujourd'hui, comme cette fascination et la prise de conscience de devoir se colleter avec l'Occident avaient commencé d'infléchir le cours historique du Japon quelques décennies plus tôt. Et c'est bien, comme je le disais l'occidentalisation (emprunt/émulation des méthodes et des moyens et outils des puissances occidentales sans en emprunter encore les valeurs) qui fit naître le capitalisme dans ces pays et non l'inverse.
Et bien je ne sais pas, pour la musique classique. C'est pour moi un engouement de nouveaux riches déterminés à occuper leurs enfants dans une éthique et un esprit confucéen si vous voulez. La musique classique, le piano en particulier, oserais-je dire, est pour le Chinois, une saine discipline des nerfs et des sens à laquelle il est souhaitable d'astreindre le jeune individu. Elle est un prolongement de l'étude. On met les gosses au piano, au Japon, en Corée et en Chine, dès qu'ils peuvent marcher ou presque, c'est pour la famille une source d'orgueil auprès des cousins, des voisins, des collègues de bureaux, des amies du thé de l'après-midi. C'est la marque de la middle-class extrême-orientale.

En outre, dans la manière particulière qu'ont certains (et pour beaucoup, certaines) de pousser l'art vers la perfection, on trouve, en sus de la discipline confucéenne, le goût, toujours confucéen (on l'oublie trop, Confucius était un ardent mélomane, qui plaçait la musique au-dessus des autres arts), et bien... de la musique pour la musique, pour la joie quelle procure lorsqu'on la possède enfin pleinement !

Mais au départ, il y a le souci de distinction sociale: se distinguer de la rue, toujours trop bruyante et cacophonique en Extrême-Orient, quel que soit le pays. Je connaissais un jeune homme à Bali, pays où la musique savante d'Occident, pourrait-on dire, n'existe pas, qui avait aménagé dans une partie de la maison donnant sur le jardin une sorte de salle de méditation où il se recueillait pour faire ses gammes en installant un petit buste de Beethoven, avec grande religiosité, sur le plat du piano. C'était parfaitement religieux. De la religion de qui veut tourner le dos à ses proches, à l'univers ambiant du gamelan, des cris des femmes et des mioches, des motocyclettes et des combats de coq.
Utilisateur anonyme
14 avril 2010, 09:29   Re : Michel Onfray et la fin de l'Occident.
de la musique pour la musique, pour la joie quelle procure lorsqu'on la possède enfin pleinement !

Une sorte de procès, l'art pour l'art ne visant aucun but... mais c'est presque du Jullien ça mon cher Francis !!

Merci pour ce message, vous allez à l'essentiel.
Eh bien Francis pour quelqu'un qui ne sait pas vous nous avez quand même donné les clefs du phénomène. Merci !
la nation japonaise certainement plus sûre d'elle-même, protégée qu'elle est par son insularité et son homogénéité ethnique.

Cette idée qu'un pays insulaire comme le Japon serait plus "protégé" des invasions (et qui plus est des invasions occidentales qui s'opéraient par voie maritime!) est un mythe qui a la peau dure. D'abord veuillez considérer les faits historiques et géographiques: dans quelle partie de la Chine continentale ce pays s'est ouvert aux Occidentaux ou a cédé à leurs pression ? Réponse: nulle part. Toute la pénétration occidentale en Chine s'est arrêtée aux côtes et aux ports francs - Macao, Hong Kong, Canton, Xiamen, (un peu Wenzhou et Fuzhou) Shanghaï, Tientsin. C'est à dire que la Chine n'a pas été plus profondément abordée que le Japon par les puissances militaires d'Occident et qu'elle ne l'a été, comme lui, que sur ses littoraux et dans ses ports (Yokohama, Nagasaki au Japon). En revanche, le Japon, lui, se savait n'avoir aucun grand espace continental où se replier en cas d'invasion. Si bien que la vérité est tout à l'opposé de ce que vous avancez ici cher Petit-Détour: c'est la Chine, et du reste Mao en a fait la démonstration dans ses années de repli à Yen'an, qui est protégée, davantage que ne l'est le Japon, par sa continentalité et ses grands espaces.

Le seul exemple notable de main mise territoriale sur une partie continentale de la Chine fut la Manchourie, acquise aux Japonais, qui sont des Orientaux, pas des Occidentaux.
Cher Francis, demandez aux Anglais si l'insularité n'a pas été un facteur de protection de leur territoire ; demandez leur avis à Napoléon et Hitler !
14 avril 2010, 13:09   Grande muraille
Notez par ailleurs, à l'appui de ce que nous dit Francis, que la Grande muraille excluait la Mandchourie, et que les Mandchous imposèrent leur dynastie de la Pureté.
14 avril 2010, 13:24   Re : Grande muraille
Mais tout de même : si l'insularité n'a pas protégé le Japon de l'influence occidentale, après toutefois deux siècles de fermeture et de repliement volontaristes, elle l'avait bel et bien protégé, quelques siècles plus tôt, de l'invasion mongole (d'où le terme de "vent divin", kamikazé utilisé pour nommer la tempête qui dispersa la flotte mongole).
14 avril 2010, 13:27   Le 22 à Hastings
Monsieur Harold est demandé à la cabine de la part de Monsieur Petit-Détour.
Oui cher Marcel, et la continentalité de la Chine, dans le cas des invasions mongoles du XIIIe siècle, ne l'a guère protégée.
14 avril 2010, 13:33   De la Chine
Sauf que la Chine a dévoré ses conquérants, par son immensité (à la fois spatiale, humaine et culturelle). Les Mandchous de 1911 sont complètement sinisés.

Pour ce qui est des Mongols et des Mandchous, le terme invasion est impropre : l'apport de populations est négligeable, c'est en fait un changement de régime, avec l'appui d'une très forte composante chinoise.

Prenons la fin des Ming et le début des Qing : Li Zicheng abattit les Ming, et le ralliement de Wu Sangui permit le renversement de Li Zicheng et l'établissement des Qing.
Si la digestion du Mongol dura sept cents ans ; la mise en bouche fut brève et violente : Pékin fut rasée et ses habitants massacrés.
Un autre petit mot pour Petit-Détour en complément à ce que nous disions:

Le récit des guerres et des batailles en Chine est particulier, pour les Japonais, moins particulier pour nous, qui connûmes la Guerre de cent ans qui fut une guerre de mouvement médiévale. Dans les Trois Royaumes, dans les récits de la guerre civile qui opposa les Communistes aux Nationalistes jusqu'en 1949 -- en vérité toutes les guerres qui se sont déroulées sur le territoire chinois furent des guerres civiles, curieusement, cet espace immense aux 100 ethnies ne connut pas de guerres ethniques d'ampleur historique, et il faudrait peut-être, de cela, remercier Confucius, l'ardent universaliste de cet espace -- , dans le récit de la guerre que tentèrent de faire les Song contre les Kitans puis les Mongols, disais-je, un schéma récurrent s'impose: celui des grands mouvements, des grandes cavalcades pancontinentales où l'affrontement de l'ennemi consiste (relisez le roman médiéval traduit en français par Jacques Dars, paru en Pléiade, Au bord de l'eau) précisément, à lui courir sus. On ne tient pas les positions inutilement, désespérément dans les guerres chinoises: on décroche, on décampe, on fuit (comme Mao vers Yen'an), on prend ses jambes à son cou et on franchit les fleuves et les rivières pour se mettre à l'abri et attendre l'heure où son ennemi sera occupé ailleurs pour, à son tour, lui courir sus.

Or au Japon, on ne court pas sus. Au Japon, il n'y a ni fleuve ni rivières infranchissables. Voyez-vous bien ce qu'il en est des conséquences ? Et bien oui: un espace insulaire tel celui de cet archipel n'eût jamais permis à un Mao Zedong japonais de se faire courir sus comme le Mao chinois le fit dans un Shengxi ou un Sha'anxi aux espaces infinis. Le Japonais doit, face à l'invasion, à l'assaillant supérieur par les armes, considérer la fuite comme un luxe réservé aux continentaux. Cette misère du choix lui a imposé de se forger une éthique particulière qui est celle du samouraï, soit celle du guerrier qui meurt parce qu'il ne peut fuir, et qui fait de cette mort héroïque, très chèrement consentie, une arme nouvelle. Le soldat Japonais ne se rend ni ne fuit. Il apprit cela très trop, dès la fin du XIVe siècle quand les Mongols débarquèrent sur les plages de Hakata (par deux fois. Hakata (aujourd'hui Fukuoka) est une plage, une petite plaine, barrée par des collines dressées comme des paravents, couvertes d'un manteau forestier semi-tropical impénétrable. Que faire face à l'assaillant qui y débarque ? Aucune stratégie autre que celle de se barder d'armures de cuirs tel un scarabée géant et de se dresser, sabre au clair, pour attendre les hommes à chevelure couleur beurre, à gueule de démon, aux pieds presque palmés tant les orteils en sont gros, aux mollets gonflés comme les outres, et combattre jusqu'à la mort, presque sans souci de la victoire, du lever du soleil au coucher du soleil.

L'éthique des samouraïs, dont le texte canon fut retrouvé à Saga dans le Kyushu, c'est à dire non loin de Hakata, si l'on ne peut dire qu'elle partit de là, du moins prit tout son sens historique et philosophique dans ces affrontements victorieux contre l'assaillant qu'il était matériellement impossible de fuir.
Merci Général Marche pour cette belle leçon matérialiste de stratégie et de tactique, laquelle n'ivalide au demeurant pas mon premier propos. Le Chinois est comme le Russe (demandez à Napoléon et à Hitler) : il peut se permettre de lâcher de l'espace pour gagner du temps d'où l'importance de l'art de la tactique. Pour le Japonais, temps et espace se confondent ; tactique et stratégie fusionnent.
Je pense qu'il y a aussi une question culturelle : au Japon, le métier des armes était valorisé, en Chine, non (voir le positionnement des généraux par rapport aux lettrés dans l'allée des tombeaux Ming).
Cher Petit-Détour,

L'insularité, quand les attaques s'opèrent sur le terrain continental, et c'est bien ce que fit l'Allemagne d'Hitler en Europe occidentale en 1940 n'est-ce pas ? (l'Allemagne d'Hitler lança son armée contre la Belgique, la Hollande et la France dans une offensive principalement terrestre) l'insularité, dis-je, vaut protection, mais cette protection, en 1940, fut, dans le cas de l'Angleterre, principalement aérienne.

Vous me suivez Petit-Détour ?

Offensive terrestre => protection maritime et aérienne (pour l'île qui possède une aviation de combat).

Offensive maritime => protection continentale/terrestre.

Simple, non ? Comment se fait-il que vous ne compreniez-pas ?

Il n'y avait pas d'aviation du temps de l'amiral Courbet et de Ci-Xi. Vous voyez la différence ? L'aviation, à partir du premier tiers du 20e siècle, a fait toute la différence dans les guerres et les invasions.

Hitler n'a pas pu débarqué en Angleterre à cause de l'aviation anglaise, pas du tout parce que l'Angleterre était une île.

Mais Napoléon ! m'objecterez-vous. Napoléon ne put débarquer en Angleterre parce que l'Angleterre, en dépit (ou en plus) d'être une île, possédait une flotte de risque-tout, de samouraïs des eaux. Voilà.

L'armée française, enfin, son état-major, son ministère de la guerre, cavala vers Bordeaux fin mai 40 parce qu'il y avait un Bordeaux, puis vers Alger parce qu'il y avait un Alger. L'Angleterre, un peu comme le Japon, s'était forgé une éthique de guerre "à la Japonaise": on n'a pas d'espace continental où se replier pour se renforcer. Les aviateurs anglais en payèrent le prix, qui périrent par milliers de manière comparable à celle des Kamikaze pendant cette guerre.

Du reste, ils ne furent pas les seuls aviateurs alliés à embrasser cette morale du sacrifice: des Français, des Polonais, qui considéraient leur territoire perdu, firent de même dans les airs.
14 avril 2010, 15:08   Re : Grande muraille
Non, cher Marcel, s'il y eu ce vent divin qui dispersa la flotte sino-mongole (comme la grande Armada devait plus tard être dispersée pour l'Angleterre), les guerriers japonais n'en eurent pas moins à combattre l'envahisseur sino-mongol avec un éventail de recours stratégiques où le repli était exclus. Enfin, quel que soit le vent et la direction qu'il prendra dans la journée, et sa force, la réalité du terrain demeure: vous n'avez aucun repli, ce matin-là, et vous êtes venu sur la plage, tout habillé et armé pour mourir au combat par maigreur de choix stratégique !
Mon cher Francis,
Hitler n'a pu conquérir l'Angleterre faute d'avoir pu conjuguer offensive terrestre ET aérienne comme il l'a fait pour la France ou, au moins dans un premier temps, pour la Russie (Hitler qui, en 1940, espérait encore négocier avec Albion, a commis l'erreur de laisser s'enfuir de la poche de Dunkerque les débris de l'armée anglaise, mais c'est un autre problème). L'Angleterre eût-elle été un appendice terrestre du Pas-de-Calais qu'elle aurait été envahie par les troupes du Reich et défaite. Par ailleurs son statut d'île et de puissance thalassocratique lui a permis de briser le blocus de l'Allemagne, puissance continentale, et de bénéficier du flux de matériels venus de l'autre thalassocratie, celle de l'Atlantique.
Hélas mon cher Petit-Détour,

D'abord, le repli de Dunkerque fut une manoeuvre continentale du type "guerre civile chinoise" dont l'opportunité fut offerte à l'Angleterre du fait des circonstances particulières de la campagne de France laquelle avait, très momentanément, élargi à l'espace continental quasi contigu le théâtre de ses opérations sans que cet élargissement ne la coupât de sa base insulaire (le Channel n'était guère plus large que, disons, le lac Baïkal). Ensuite le repli de Dunkerque fut réussi grâce au pilonnage de l'armée française "continentale" heureusement combiné aux efforts de la thalassocratie insulaire, comme vous dites. Donc, l'insularité de l'Angleterre ne l'aida que moyennement dans cette opération de repli, somme toute assez classique, couverte par une action militaire française qui joua un rôle décisif, si l'on en croit les historiens qui se penchent encore sur l'événement.

Je ne crois pas que le statut insulaire de l'Angleterre l'aida plus qu'une autre nation dans la guerre sous-marine. Les U boats allemands ayant fait preuve, contre les marins anglais ou américains, d'une sinistre efficacité qui ne le cédait en rien à celle de la flotte britannique, comme chacun sait.

Enfin, les Etats-Unis d'Amérique n'étaient pas une "thalassocratie" dans les premières années de cette guerre, et ne le furent jamais avant elle. C'est, à tout prendre, la "thalassocratie" française qui mit l'Angleterre à genoux (Amiral de Grasse, bataille de Chesapeake) pour faire naître cette nation de fermiers et de coureurs des bois.
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