« De l'autre côté du couloir, c'est une nuit étrangement humide, sauvage, toute piquée de lueurs. Nous avons franchi par le passage souterrain la grosse digue après laquelle il n'y a plus rien, jusqu'à la mer, qu'une lande étroite, imbibée d'eau stagnante sous des arbustes gris que la lune fait paraître dorés ; pourtant des chemins existent, où le pied prend appui de planches posées sur les trous, de pierres cassées, de rondins jetés dans les flaques avec des morceaux de charbon, et l'on voit aller et venir là-dessus des hommes en procession.
L'un d'eux, par moments, sort de la file, s'agenouille entre les roseaux pour on ne sait trop bien quelle salutation fabuleuse, et cela nous remet en mémoire la prière extravagante que nous avons entendu tenir à l'un de ces orants, une fois que nous passions à côté de la bauge où il se prosternait parmi les larves de moustiques :
— Liberté, criait-il, noire liberté stridente dans le minuit des pins, daigne seulement refermer sur moi tes cornes de lune.
Car les amants de cette déesse étaient nombreux dans la cité, quand les autorités se décidèrent à raser ses temples, et maintenant beaucoup viennent au milieu des marécages pour lui rendre un culte lunaire en l'adorant sous la forme du grand capricorne, du minotaure typhée ou de la blatte géante. On distingue même une secte hérétique : les suivants de la liberté aptère, qui la veulent incarner dans le staphylin, et ceux-là traînent le ventre dans la boue en élevant au-dessus d'eux leurs pieds pour imiter la posture de l'insecte qui recourbe son abdomen. »
André Pieyre de Mandiargues, Mouton noir, dans Le Musée noir
