"Lettré de droite", j'ai quelque répugnance à répondre à cela, à cause du sentiment désagréable de déroger, même si ces étiquettes dont on a honoré naguère Simon Leys, Aron, Revel, Muray, Orwell et des milliers d'autres pouvaient satisfaire ma vanité, si j'en avais. Quoi qu'il en soit, c'est mieux que le contraire "illettré de gauche", comme "nouveaux réactionnaires" était préférable à "nouveaux actionnaires".
Ces étiquettes sont les cris de ralliement des meutes. La politique, c'est comme le football ou la Guerre du Feu ou la Guerre des boutons ou la lutte des classes dans les écoles primaires d'autrefois : on est yankee ou ultra, auteuil ou boulogne, CM2 ou CM1, Velrans ou Longeverne, de droite ou de gauche. Comme les yankees, les hommes politiques ne trouvent que des avantages à cet étiquetage : ils peuvent ainsi mobiliser facilement la meute ou la horde (la harde ?) contre la horde d'en face et ainsi ne jamais perdre les privilèges qu'ils tirent de l'exercice de leurs mandats, quels qu'il soient.
Ces mots de "droite" et de "gauche" ne veulent rien dire. Pour le comprendre, il suffit d'un peu "d'usage du monde" : en un mot être sorti de son trou. Prenons deux pays. Le premier a un régime socialiste et "de gauche"; le second est une monarchie autoritaire "de droite". Le premier est vénéré par la "gauche" mondiale; le second haï par la même "gauche", la "droite" elle gardant prudemment le silence. Le premier régime a été béni par les papes Sartre, Beauvoir, Berque, Lacouture, etc.; le second maudit par les mêmes. Le premier subit la tyrannie d'un parti unique et une corruption dont on n'a pas idée en France, sauf quand est d'Urba Gracco; le second tolère des espaces de liberté, une légère opposition, du dissensus. Dans les deux régimes, les intellos sont choyés de la même manière et accèdent tous ou quasiment tous au râtelier. Mais, objectivement, quand on est prolétaire, manoeuvre ou paysan, il vaut mieux vivre dans le second pays, haï par la "gauche", que dans le premier, sanctifié par la "gauche". Ce qui est vrai pour ces deux pays proches de la France l'est aussi pour les deux Corée, les deux Vietnam, la Côte d'Ivoire et la Guinée, etc. Cette vérité se vérifie universellement.
La connaissance assez précise des réalités de notre pays nous autorise à juger qui est "de gauche" et qui est "de droite". Entre 1958 et 1981, le partage des richesses entre le capital et le travail n'a cessé d'évoluer positivement en faveur du travail. En 1981, la part de la valeur ajoutée revenant au travail était de l'ordre de 72 ou 73%, le capital ne recevant que 27 ou 28 %. Jamais dans l'histoire de notre pays, les travailleurs (je dis "les travailleurs", pas la nomenclature ni les subventionnés ni les fonctionnaires ou assimilés) n'avaient reçu une part aussi important du gâteau : plus de deux fois la part dévolue au capital. En 12 ans, de 1981 à 1993, la "gauche" a réussi à faire tomber la part du travail à moins de 60% et à faire passer la part du capital de moins de 30% à plus de 40%. Pendant la même période, Delors, l'homme "de gauche", a, avec les lois et réglementations touchant les SICAV monétaires, offert aux rentiers une manne presque inépuisable (d'importants revenus sans impôts, ni prélèvements sociaux - ce qui est fort de café pour un homme "de gauche"), dont aucun gouvernement français depuis Mazarin avec sa tontine (et encore ?) n'a jamais osé faire cadeau à quelque classe sociale que ce soit. C'est aussi à partir de 1985 que "la gauche", qui a créé, entre autres, le MATIF, a transformé les anciennes 200 familles faisant du capitalisme national assez bon enfant et même "partageux" (contre son gré peut-être) en requins de la finance internationale...
Il se trouve que pendant cinq ans, de 9 à 14 ans, j'ai fait le petit paysan les jeudis, dimanches, jours fériés, pendant les vacances, chez ma grand-mère, veuve, qui essayait de survivre sur 10 ha de mauvaises terres; et que depuis l'âge de 14 ans, je n'ai cessé de travailler : d'abord pendant les vacances, puis après 16 ans, toute l'année, faisant tous les "métiers" possibles, manoeuvre pour un maçon, employé dans une cave viticole, contrôleur de gare intérimaire, gratte-papier à la Mutualité agricole, maître d'internat, etc. Je puis assurer que les prolétaires que j'ai rencontrés au cours de ces années-là avaient un mépris sans borne (réciproque) pour les lettrés ou les illettrés, plus souvent illettrés d'ailleurs, "de gauche", tous fonctionnaires ou assimilés, parce qu'ils savaient de science sûre que ces fonctionnaires et assimilés étaient à leur charge du berceau au tombeau et que, quand ils exerçaient le pouvoir, ils ne l'exerçaient qu'à leur profit ou à celui de l'immense clientèle des ayants-droit, des mangeurs de subventions, des quémandeurs d'allocations, etc. Trois mondes sociaux ont disparu ou sont à l'agonie. L'herbe ne repoussera plus depuis que Mitterrand est passé par là. Ces mondes sont les paysans, les ouvriers, le capitalisme familial, provincial et attaché à l'intérêt national. C'est ce que l'on peut nommer "la France qui tombe". Permettez-moi de préférer cette France-là à celle de Canal +, du PS, du clergé de l'Education nationale dont le seul cri de ralliement est "nos dîmes, nos dîmes, nos dîmes".