C'était il y a une vingtaine d'années. Mon ami (on travaillait ensemble) s'appelait Henri B. – et, dans ce B., il y avait toute la juiverie de sa famille, dont une “bonne” moitié avait disparu dans les conditions que vous savez. Je précise que cet Henri était plus âgé que moi : né en 1936, si je me souviens.
Henri B. était riche. Et très content de l'être. Il avait marié une fille de T. (nom très connu et alsacien, vieille noblesse) et n'en revenait pas d'être convié par sa belle-mère (une T. encore plus connue que sa fille, par la presse) à toutes les réceptions mondaines que Paris invente. Henri B., d'une certaine manière, sortait de
La Recherche, ressemblait à Bloch, ou à Nissim Bernard, dont il empruntait l'initiale.
Financièrement, il n'avait nul besoin de travailler. On le lui faisait assez remarquer. Finalement, il a “pris sa retraite”. Pour cela, il s'est fait construire une maison aux États-Unis, en Caroline du Sud. Quand je lui ai demandé pourquoi cet exil étrange, il m'a donné plusieurs raisons, dont celle-ci, qui était “en queue de peloton”, si je puis dire :
« Ça rassure ma mère
[très vieille dame, encore vivante alors]. Le fait que son fils soit en Amérique, tu vois, eh bien, elle pense que ça devrait le mettre à l'abri de ce que l'Europe fait aux Juifs... »
Je l'avoue : j'ai failli rire, de cette vieille dame. Je ne l'ai pas fait parce qu'elle était la mère de mon ami. Mais la tentation était grande, de se moquer de cette pauvre femme qui ne comprenait plus rien du monde dans lequel elle vivait. Rendez-vous compte : se réfugier aux États-Unis pour échapper aux pogroms ! Grotesque, non ?
Depuis quelque temps, je pense souvent à Mme B. À cette vieille dame “idiote”, forcément idiote, qui pensait que l'Europe n'était pas sûre pour les juifs, et qu'il valait mieux que son fils se casse de ce continent. Sans déconner, j'y pense, à cette dame morte.
