Quant à Debord, je remets son commentaire sur
l'armée industrielle du Premier Empereur dans son contexte, éclairant quand on considère la date: 1988.
Rogemi, je vous remercie de m'avoir donné l'occasion de rouvrir ce petit livre.
«Le faux forme le goût, et soutient le faux, en faisant sciemment disparaître la possibilité de référence à l'authentique. On
refait même le vrai, dès que c'est possible, pour le faire ressembler au faux. Les Américains, étant les plus riches et les plus modernes, ont été les principales dupes de ce commerce du faux en art. Et ce sont justement les mêmes qui financent les travaux de restauration de Versailles ou de la Chapelle Sixtine. C'est pourquoi les fresques de Michel-Ange devront prendre des couleurs ravivées de bande dessinée, et les meubles authentiques de Versailles acquérir ce vif éclat de la dorure qui les fera ressembler beaucoup au faux mobilier d'époque Louis XIV importé à grands frais au Texas.
Le jugement de Feuerbach, sur le fait que son temps préférait « l'image à la chose, la copie à l'original, la représentatioon à la réalité », a été entièrement confirmé par le siècle du spectacle, et cela dans plusieurs domaines où le XIXème siècle avait voulu rester à l'écart de ce qui était déjà sa nature profonde : la production industrielle capitaliste. C'est ainsi que la bourgeoisie avait beaucoup répandu l'esprit rigoureux du musée, de l'objet original, de la critique historique exacte, du document authentique. Mais aujourd'hui, c'est partout que le factice a tendance à remplacer le vrai. A ce point, c'est très opportunément que la pollution due à la circulation des automobiles oblige à remplacer par des répliques en plastique les chevaux de Marly ou les statues romanes du portail de Saint-Trophime. Tout sera en somme plus beau qu'avant, pour être photographié par des touristes.
Le point culminant est sans doute atteint par le risible faux bureaucratique chinois des grandes statues de la vaste
armée industrielle du Premier Empereur, que tant d'hommes d'État en voyage ont été conviés à admirer
in situ. Cela prouve donc, puisque l'on a pu se moquer d'eux si cruellement, qu'aucun ne disposait, dans la masse de tous leurs conseillers, d'un seul individu qui connaisse l'histoire de l'art, en Chine ou hors de Chine. « L'ordinateur de votre excellence n'en a pas été informé. » Cette constation que, pour la première fois, on peut gouverner sans avoir aucune connaissance artistique ni aucun sens de l'authentique ou de l'impossible, pourrait à elle seule suffire à conjecturer que tous ces naïfs jobards de l'économie et de l'administration vont probablement conduire le monde à quelque grande catastrophe; si leur pratique effective ne l'avait pas déjà montré.»
Guy Debord, Commentaires sur la Société du spectacle, XVII, ed. G. Lebovici, 1988, pp 59-61.