Le site du parti de l'In-nocence

L'origine de la décivilisation II

Envoyé par Utilisateur anonyme 
Utilisateur anonyme
01 juin 2011, 01:17   L'origine de la décivilisation II
Dans un précédent fil, je liai, après que Nietzsche m'eut indiqué le chemin, civilisation et crainte, décivilisation et perte du sentiment de crainte. Après quelques récentes lectures et souvenirs de lectures, j'en viens à considérer une deuxième cause de décivilisation qui, dans la généalogie complexe de ce processus de désorganisation éthique et comportementale, entretient un rapport étroit avec la perte du sentiment de crainte : la fin de la solitude*. La tyrannie du nombre et le grégarisme triomphant dans de trop nombreux domaines – l'hyperdémocratie – ; la technique connectant, à toute heure et en tout lieu, tout à tout et chacun à chacun ; le Spectacle envahissant le monde devenu « parc humain » et instaurant une dictature planétaire du divertissement – palliatif à la crainte de la mort, comme le notait Pascal (donc évitement de la solitude, laquelle intensifie cette crainte) – ; l'écholalie du « vivre ensemble », injonction la plus infantilisante qui fût, que les derniers solitaires, indomptables et trop fiers, souffrent jusqu'au dégoût de vivre ; la convivialité, la jovialité gâteuse que l'on célèbre, supplantant la joie silencieuse et individuelle ; les rassemblements, toujours plus nombreux, toujours plus massifs et toujours plus bruyants – toutes ces déplorables évolutions qui trahissent la mort programmée de la solitude, se renforcent et se précisent dans l'irrépressible mutation vers le post-humain**. La civilisation, fondée sur la lecture de l'écrit, « expérience la plus désocialisante qui fût »***, serait-elle menacée par la perte progressive de la condition même de la lecture, à savoir la solitude ? Une certaine asocialité, vécue comme « commencement de la vérité »****, deviendra-t-elle, insigne paradoxe, la morale des derniers civilisés ?

L'éloge du vide, celui du silence et celui des campagnes vierges, dont l'œuvre de Renaud Camus abonde, manifestent, il me semble, ce même lien qui unit, d'une manière consubstantielle, solitude et civilisation.

* « Le défaut le plus répandu de notre type de formation et d'éducation, personne n'apprend, personne n'aspire, personne n'enseigne... à supporter la solitude. »

Nietzsche, Aurore


** « En un temps où le coin le plus éloigné du globe a été soumis à la domination de la technique et est devenu exploitable économiquement, quand n'importe quel événement dans n'importe quel lieu à n'importe quel moment est devenu accessible aussi rapidement que possible, quand on peut « vivre » simultanément un attentat contre un roi de France et un concert symphonique à Tokyo, quand le temps n'est plus que vitesse, instantanéité et simultanéité, et que le temps comme pro-venance a disparu de l'être de tous les peuples, quand le boxeur est considéré comme le grand homme d'un peuple, quand le rassemblement de masse de millions de gens est considéré comme un triomphe – alors, vraiment, en une telle époque, les questions qui planent comme des spectres au-dessus de toute cette sorcellerie demeurent : pour quoi faire ? – pour aller où ? – et quoi ensuite ? »

Heidegger, Introduction à la métaphysique


***« Ce sont les monastères qui ont sauvé l'Occident.
    L'humanité doit plus à la lecture qu'aux armes. Aussi en Inde. Aussi au Tibet. Aussi au Japon. Aussi en Islande. En Chine, la lecture de l'écrit fonde même la civilisation. Quand tout le monde aura cessé de lire, la littérature redeviendra prisée. Cette expérience recréera ses ermitages tant il est vrai qu'aucune autre expérience humaine ne rivalise avec elle.
    Expérience la plus désocialisante qui fût.
    La plus anachorétique.
    Au point que son histoire n'a jamais transité de pays en pays. Passa de monastère en monastère.
   Passa de moine en moine.
    Passa de monos à solus.
    De seul à seul. »

Quignard, Les Ombres errantes, Dernier royaume I, Chapitre XLIII – Monastères


**** « Je ne m'exprime pas plus que je ne communique : j'écris, et mon refus de participer à toute forme de collectivisme démocratique est constitutif de ma morale – laquelle est néanmoins partagée, à un niveau où l'air est rare, par quelques-uns pour qui le fait de lire, d'écrire, d'aimer de goûter la musique savante, de prier, de se taire, suppose une asocialité qui est le commencement de la vérité ».

R. Millet, Arguments d'un désespoir contemporain

Le fil précédent (crainte et civilisation) avait déjà permis d'aborder la question de la solitude, celle de l'homme seul avec ses productions: un homme asphyxié par un environnement totalement humanisé. D'ailleurs, certains avaient jugé paradoxal de situer l'origine de la profanation du monde (pour la déplorer) ou de sa majesté (pour la célébrer) au fond même de cette solitude: mystère → crainte → sacralisation → mystère, ou son contraire: culture → puissance → profanation → culture, paraissait à Didier Bourjon un raisonnement frappé de psychologisme.

Ce sont, dans ce présent fil, d'autres solitudes que vous convoquez pour sortir l'homme de cette solitude délétère, pour sortir l'homme de l'homme, Je de moi-moi et Nous de nous-nous. Celles de la lecture et de l'écriture. Celles de la vérité, de la syntaxe, de la politesse. Celles de l'ermite et du promeneur. Celles de la prière et du pardon. Celles qu'offrent la nature inhumaine et la foule anonyme.

Ceci dit, Robinson, au terme de "Vendredi ou les limbes du Pacifique", est-il encore un homme?
Passons cette interrogation sur l'humanisme et la solitude, inspirée par les souvenirs effacés de deux lectures, « L'Homme seul » et un livret d'entretien d'Albert Weil qui se revendique « inhumaniste ». Tentons de surmonter "l'insigne paradoxe": l'asocialité ou la morale des derniers civilisés.

L'élève d'une école exigeante est renvoyé à sa solitude par la crainte que lui inspire le maître et par l'émulation qui sépare les écoliers. Mais, cette solitude est rien moins que désocialisante.
Premièrement, l'élève puise dans cette solitude la force morale de s'élever pour arracher au maître, de haute lutte, la reconnaissance qu'il réserve à ses pairs. Un mot, un regard suffisent, si celui qui l'adresse est tenu par l'élève pour être un maître.
Deuxièmement, l'élève esseulé aime et estime ses rivaux en qualité de condisciples. Les élèves ne sont-ils pas rivaux en cela qu'ils visent un même bien?
L'exemple extrême de l'école exigeante livre une des clefs de la société civilisée, celle qui concilie socialité et solitude.

Les siècles aventureux, le premier XVIIè s., par exemple, offrent un autre exemple de solidarité frappante entre solitude et socialité. Les esprits libertins, les vies les plus audacieuses trouvent refuge entre deux cavalcades solitaires au sein des solidarités féodales et familiales.

Quand une société politique inspire à chacun le même cri: « L'État, c'est moi! », il n'y a plus ni État ni individu, ni société ni solitude.
Utilisateur anonyme
05 juin 2011, 14:45   Re : L'origine de la décivilisation II
Citation
Pierre Henri
Les siècles aventureux, le premier XVIIè s., par exemple, offrent un autre exemple de solidarité frappante entre solitude et socialité. Les esprits libertins, les vies les plus audacieuses trouvent refuge entre deux cavalcades solitaires au sein des solidarités féodales et familiales.

Est-ce l'impression que vous retirez à la lectures des "Historiettes" de Tallement des Réaux qui décrit des personnages appartenant exactement à la période que vous citez?

J'avoue que ce n'est pas l'idée que j'en ai.
Pierre de l'Estoile, peut-être ?
Utilisateur anonyme
05 juin 2011, 15:59   Re : L'origine de la décivilisation II
Peut-être (je ne trouve pas cette vie dans les Historiettes : éclairez-moi sur le passage que vous visez).

Mais peut-être aussi que cette solidarité de clan n'existe-t-elle que dans les sociétés d'Ordres telle la France de Louis XIII.

Dans la France "post révolutionnaire " qui n'en finira jamais d'être "post révolutionnaire" jusqu'à la consommation des siècles il ne nous reste la solitude fuyant "la tyrannie de la face humaine" que mentionne Richard Millet dans son magnifique "Fatigue du sens". Il ne nous reste que cette sorte de solitude-là. Et bienheureux celui qui peut l'avoir.

"Enfin! Seul! On n'entend plus que le roulement de quelques fiacres attardés et éreintés. Pendant quelques heures, nous posséderons le silence, sinon le repos. Enfin! la tyrannie de la face humaine a disparu, et je ne souffrirai plus que par moi-même.

Enfin! il m'est donc permis de me délasser dans un bain de ténèbres! D'abord, un double tour à la serrure. Il me semble que ce tour de clef augmentera ma solitude et fortifiera les barricades qui me séparent actuellement du monde.

Horrible vie! Horrible ville! Récapitulons la journée: avoir vu plusieurs hommes de lettres, dont l'un m'a demandé si l'on pouvait aller en Russie par voie de terre (il prenait sans doute la Russie pour une île); avoir disputé généreusement contre le directeur d'une revue, qui à chaque objection répondait: «-- C'est ici le parti des honnêtes gens,» ce qui implique que tous les autres journaux sont rédigés par des coquins; avoir salué une vingtaine de personnes, dont quinze me sont inconnues; avoir distribué des poignées de main dans la même proportion, et cela sans avoir pris la précaution d'acheter des gants; être monté pour tuer le temps, pendant une averse, chez une sauteuse qui m'a prié de lui dessiner un costume de Vénustre; avoir fait ma cour à un directeur de théâtre, qui m'a dit en me congédiant: « -- Vous feriez peut-être bien de vous adresser à Z ...; c'est le plus lourd, le plus sot et le plus célèbre de tous mes auteurs, avec lui vous pourriez peut-être aboutir à quelque chose. Voyez-le, et puis nous verrons;» m'être vanté (pourquoi?) de plusieurs vilaines actions que je n'ai jamais commises, et avoir lâchement nié quelques autres méfaits que j'ai accomplis avec joie, délit de fanfaronnade, crime de respect humain; avoir refusé à un ami un service facile, et donné une recommandation écrite à un parfait drôle; ouf! est-ce bien fini?

Mécontent de tous et mécontent de moi, je voudrais bien me racheter et m'enorgueillir un peu dans le silence et la solitude de la nuit. Ames de ceux que j'ai aimés, âmes de ceux que j'ai chantés, fortifiez-moi, soutenez-moi, éloignez de moi le mensonge et les vapeurs corruptrices du monde, et vous, Seigneur Dieu! accordez-moi la grâce de produire quelques beaux vers qui me prouvent à moi-même que je ne suis pas le dernier des hommes, que je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise!"
"Les siècles aventureux, le premier XVIIè s., par exemple, offrent un autre exemple de solidarité frappante entre solitude et socialité. Les esprits libertins, les vies les plus audacieuses trouvent refuge entre deux cavalcades solitaires au sein des solidarités féodales et familiales. "

Je n'ai pas pensé,en lisant ces lignes, à Tallemant des Réaux mais à Pierre de l'Estoile et Agrippa d'Aubigné, anciens compagnons d'armes d'Henri de Navarre.
Utilisateur anonyme
05 juin 2011, 17:40   Re : L'origine de la décivilisation II
Je citais Tallemant non pour lui-même mais pour sa galerie de portraits d'hommes du premier XVIIème siècle.

Le journal de Pierre de l'Estoile est accessible?
Il y a l'édition Gallimard et une édition 10-18. Gallica ne dit rien, cela m'étonne.
Utilisateur anonyme
05 juin 2011, 21:26   Re : L'origine de la décivilisation II
Merci.
Seuls les utilisateurs enregistrés peuvent poster des messages dans ce forum.

Cliquer ici pour vous connecter