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La fin de l'été., la prochaine rentrée des classes et je ne sais quelle nostalgie de l'enfance m'incitent à réfléchir sur le problème de l'orthographe. C'est un fait que l'orthographe disparaît: elle meurt comme les saisons. Malheureusement elle ne ressuscite pas comme elles, J'appartiens encore à l'une de ces générations qui ont connu l'apogée de l'écriture impeccable. Une lumière drue, pareille à celle d'un soleil d'août, tombait sur les pages que nous écrivions. Chaque ligne, chaque mot, chaque syllabe brillait, éclatante et pure, glorieusement dressée sur sa tige grammaticale, comme la promesse d'un beau fruit. Nos instituteurs n'étaient sans doute ni meilleurs ni pires que ceux d'aujourd'hui. Ils n'étaient peut-être même pas plus soigneux, plus dévoués. Mais ils ne transigeaient pas sur ce point: l'analyse et la dictée quotidiennes. Une faute de notre part, c'était le coup de tonnerre et la foudre s'abattant du poing de ces Jupiters vénérables sur nos esprits envahis de torpides nuées.! Je conserve encore précieusement la honte d'un accord oublié avec le sujet le plus proche, notifiée avec un mépris fracassant pour l'enfant sans mémoire que nous étions parfois...
Aujourd'hui l'orthographe meurt,étouffée par la luxuriante ivraie d'une « pédagogie » dite nouvelle que nos ministres de l'Instruction publique ont laissée germer, ont cultivée, ont prescrite. Quels sors les enfants qui sortent de l'école primaire, armés pour la vie de cette droiture de l'écriture qui est le signe de la droiture de la pensée, sinon même de l'àme ? Les meilleurs traînent encore à travers toutes les classes du collège ou de l'athénée une déficience mortelle. Et il n'est pas rare de rencontrer sur les bancs de l'Université des élèves, moyens et bons, affligés d'une carence congénitale qui les rend boiteux en matière d'orthographe jusqu'à la fin, de leurs jours.
De l'orthographe à la politique et à la sociologie, la distance n'est pas grande. La propreté de l'écriture, la netteté du langage, la probité de l'esprit, le réalisme d'une intelligence qui adhère aux choses telles qu'elles sont et qui se refuse à les transformer selon les démons de ses rêves, sont liés intimement entre eux. Il n'est pas exagéré de prétendre que toucher au langage et à ces merveilleuses articulations logiques que les siècles ont patiemment agencées et codifiées dans la grammaire, c'est toucher à la nature humaine. Si cet « honneur des hommes », le " saint langage ", comme dit le poète, est perverti, maculé, déhanché, s'il court, de bouche en bouche, de plume en plume, négligé. loqueteux, comment croire qu'il corresponde encore aux choses?: Et si cette harmonie entre les mots et la réalité se dissout en discordances, comment les hommes pourraient-ils encore communiquer effectivement entre eux ?
L'incorrection de l'orthographe qui accompagne nécessairement l'altération du langage, est l'indubitable signe que le sens du réel et de ses jointures se perd en l'homme. Toute une « politique », si l'on peut encore employer ici ce beau mot, y pousse avec ardeur, qui déracine le citoyen et le hisse dans des régions lunaires et songères où les vents de l'électoralisme le manoeuvrent comme une feuille morte. Cette prodigieuse diversité qu'offre l'univers, où chaque partie se noue pourtant à l'ensemble, si l'égoïsme d'un moi férocement avide le rompt et si le collectivisme en nivelle la hiérarchie sous sa férule, elle explosera fatalement en fausse notes dans la langue et dans l'écriture ! Là où les lois politiques et sociales sont violées, il faut s'attendre à ce que soient à leur tour honnies les lois de l'orthographe (...)
En second lieu, le pédagogue a introduit dans l'école primaire! « l'étude du milieu ». Cela s'appelle « la mésologie ». C'est comme je vous le dis. Le « milieu » est l'alpha et l'oméga de l'enseignement actuel. Il est le vide-poche où tout se déverse : décamètres et la conjugaisons; histoire et problèmes; vocabulaire et « exercices d'observation », etc... Tout est désormais dans tout, Non seulement il n'y a plus de hiérarchie dans les disciplines enseignées, mais les matières sont chaotiquement mélangées: double et parfaite image de la société contemporaine. Armé d'un crayon et d'une feuille blanche, l'enfant part à la découverte du « milieu », comme un reporter ou un explorateur, au lieu de le sentir de toute son âme comme nous le faisions jadis à la manière du grand Meaulne. Alors qu'il tirait jadis sagement la langue sous la lampe studieuse, en analysant quelques beaux textes, et que les mécanismes bien montés, bien huilés par l'instituteur pendant la classe se déclenchaient silencieusement, il assaille son père et sa mère de questions sournoises sur le " milieu " Le résultat de cette belle Innovation est connu de tous les parents: ce sont eux qui font maintenant les devoirs de leurs enfants; ce sont eux qui recherchent les images du « milieu » qu'il faut coller dans un cahier spécial; ce sont eux qui doivent tant bien que mal remonter les mécanismes élémentaires que le pédagogue laisse rouiller comme des pièces de rebut pendant les heures de classe. Mais le pédagogue se frotte les mains ; il règne sur l'instituteur, il règne sur l'enfant, il règne sur les parents, il se voit régnant sur le monde entier.
On me dira une fois de plus « réactionnaire », « ennemi du progrès », « conservateur de la routine », etc... Je m'en moque et j'en tiens mordicus à ces vieilles méthodes qui ont fait leurs preuves et qui avaient l'avantage de ne pas embêter les parents tout en assurant de solides bases à l'instruction des enfants.
Marcel DE CORTE.
Professeur à l'Université de Liège.- La libre Belgique- 1 septembre 1952