Paragraphe final d'un article paru dans le dernier numéro de Commentaire appellé:
Culture de l'avant-garde et culture de la mort.
Un souvenir d'enfance
Permettez-moi de conclure sur un souvenir d'enfance. Une petite église de campagne, avec son toit d'ardoise, ses murs passés à la chaux. La messe, le dimanche, une sorte d'opéra total où, comme dans le texte de saint Augustin, les cinq sens étaient tour à tour sollicités ; la vue avec les habits chatoyants du curé, l'ouïe avec les chants des enfants et l'harmonium, l'odorat avec les parfums mélangés des bougies et de la cire des prie-Dieu, qui trouvait son point d'orgue dans les fumées d'encens, le toucher dans le contact rugueux avec les vieux missels de cuir, le goût dans le contact fade avec l'hostie et peut-être le pressentiment d'autre chose dans ces corps quasiment immatériels, les corps de lumière des saints dessinés sur les vitraux et, plus immatériel encore, le corps blanc et lumineux qui s'élevait sur l'autel, présence d'un Dieu auquel ce petit opéra était, et à lui seul, destiné. Un chant bien modeste comparé aux grands éclats du monde que saint Augustin écoutait pour s'enquérir de l'existence de Dieu. Un chant cependant.
Un jour, j'avais treize ans, une Parisienne en villégiature dans ce petit village, entichée d'avant-garde, de modernité et de musique électronique, voulut offrir un spectacle d'avant-garde aux petits paysans qui venaient là à la messe. Ce fut, pendant une heure, des bruits assourdissants et dissonants, la projection de spots lumineux stridents, la récitation de poèmes futuristes. Je fus non pas épouvanté, mais, à dire le mot juste, écœuré. En un instant, le sacré avait déserté ce lieu si pauvre, et la vulgaritç sans espoir du monde contemporain s'y était installée. Je n'ai depuis, depuis cette profanation arrogante et insensée, jamais franchi le seuil d'une église.
Ou plutôt si : chaque fois qu'à Venise je veux revoir les mosaïques de la basilique Saint-Marc, je me présente le dimanche à 11 heures au portail nord, en prétextant que je viens assister à la messe. C'est le seul subterfuge capable désormais de me donner accès à ce lieu, dans lequel, par des queues v interminables, pénètrent par milliers, par le portail ouest, les touristes. C'est un curieux retournement des choses, mais il me semble qu'il est pervers.
Je regrette que les grands sanctuaires de la Chrétienté, Saint-Marc de Venise, Strasbourg, Paris, Reims, soient devenus des musées, alors que les musées ne sont pas pour autant devenus des sanctuaires. On vient, au nom des Lumières et de l'humanisme, y chercher dans les couleurs et dans les formes une consolation laïque, qui a peu à voir avec les béatitudes que pouvait procurer jadis la pratique des églises.
La religion de l'art, l'esthétisme, la culture de l'œuvre d'art dans laquelle s'exprimerait le moi absolu d'un individu nommé un artiste, n'est que la parodie grossière et de plus en plus grinçante d'une religion ancienne qui ne voulait qu'aimer un Dieu.
Le Piss Christ de Serrano, qui vient à nouveau de défrayer comme on dit la chronique, est l'exemple le plus bouffon et le plus dérisoire du vide des valeurs sociales et esthétiques que notre société moribonde prétend encore défendre. Cette photo d'un crucifix plongé dans de l'urine a scandalisé quelques chrétiens, bien peu au regard des masses de musulmans qui ont protesté contre les caricatures que l'Occident faisait de leur Prophète, et trop peu toujours face à la réaction de la communauté juive face à l'apposition, à Venise encore, d'une affiche très réaliste d'un artiste nommé Cattalan représentant de manière très réaliste un Hitler, à genoux, en train de prier. Des trois monothéismes, le monothéisme chrétien ne réagit plus, n'ayant plus conscience de ce qu'était naguère un blasphème à sa foi.
JEAN CLAIR