Borges commente dans ce passage les expressions suivantes : "la langue de Goethe" (= l'allemand), "la langue de Shakespeare" (= l'anglais), "la langue de Cervantes" (= l'espagnol).
Il triche un peu, car on dit en français pour désigner le français : "la langue de Molière" et il me semble qu'il y a dans Molière beaucoup de l'esprit français : la rouerie et la ruse du peuple, la prétention et la bêtise des élites, le triomphe de l'amour, l'esprit parfois grivois, le plaisir de rire, le souci de justice. Molière reste aussi efficace en France que Shakespeare en Angleterre.
Hugo n'a jamais rien incarné.
Notons que les auteurs cités incarnent soit une langue soit une nation. C'est la faiblesse de la comparaison. On ne parle pas de la langue de José Hernandez ou de Martin Fiero. Il y a donc l'auteur éponyme d'une part et l'auteur national d'autre part. Molière, Shakespeare, Goethe sont des auteurs éponymes, mais ne sont pas nécessairement des auteurs nationaux. Hugo a pu jouer un peu ce rôle en France, Johnsson l'a joué et continue de le jouer en Angleterre.
Pour l'Italie, Dante est l'auteur éponyme, mais l'auteur national, c'est Manzoni.
Ces deux notions ne sont pas toujours aisées à distinguer, puisque l'auteur éponyme est celui dont la manière d'écrire paraît incarner les vertus propres à la langue dans laquelle il écrit : Descartes est parfois mentionné comme concurrent à Molière, étant entendu qu'il y aurait un esprit français qui serait cartésien. Or, la langue de Descartes est profondément baroque, volontiers complexe et la manière de présenter ses pensées, Descartes la fait comprendre dans sa devise : "Larvatus prodeo" (je m'avance masqué).
Pour l'esprit national, les choses sont volontiers différentes : les valeurs italiennes sont sans doute mieux incarnées par Verdi que par Dante.
Comme souvent chez Borges, une intuition séduisante, agrémentée de quelques exemples judicieusement choisis (c'est-à-dire laissant ceux qui n'entrent pas dans la thèse), ne résiste guère à l'analyse.
Qui serait l'auteur éponyme portugais ? Camoes ou Viera ? Et l'auteur nationale portugais, brésilien ?
Qui serait l'auteur national hongrois ? Et l'auteur éponyme ?
Pour le danois, par exemple, l'auteur éponyme est volontiers Holdberg (le Molière scandinave), lequel était norvégien. L'auteur national norvégien est Ibsen.
Pour l'islandais, l'auteur éponyme est Snorri Sturluson, mais l'auteur national est le prix Nobel Halldor Kiljan Laxness.
Pour le latin, l'auteur éponyme est Virgile, lequel n'est pas nécessairement le meilleur représentant des valeurs romaines.
Autre question : il faut souvent distinguer la prose et le vers. Il peut donc y avoir deux auteurs éponymes, un poète et un prosateur. Shakespeare et Johnsson, par exemple ; Hugo fait les deux ; Dante aussi ; Quevedo et Cervantes sont alors complémentaires.
Le mérite principal du texte de Borges, c'est d'interroger la relation entre ce que représentent certains grands écrivains et la réalité de leur langue et de leur univers.