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24 août 1899

Envoyé par Francis Marche 
23 août 2011, 19:58   24 août 1899
C'est aujourd'hui la saint-Borges (24 août) (pour marquer l'occasion Google consacre sa page d'accueil à J-L. Borges). Afin de saluer la mémoire de ce très grand auteur du 20e siècle occidental, je voulais citer un de ses textes en marge de Sept nuits dans notre "colloque de Perpignan", un des plus anarchiques, volubiles et souterrainement cohérents à s'être formés spontanément sur notre forum ces derniers mois et dont les actes, s'ils étaient imprimés, s'étaleraient sur près de cent vingt pages aujourd'hui, volume qui par son ampleur sans commune mesure avec les moyens technologiques dont je dispose pour y accéder, m'empêche d'y apporter cet ajout:

"Bizarrement -- et je ne crois pas que l'on ait remarqué ce fait jusqu'à présent -- les pays ont choisi des individus qui ne leur ressemblent pas beaucoup. On pense par exemple que l'Angleterre aurait pu choisir comme représentant Samuel Johnson; mais non, l'Angleterre a choisi Shakespeare et Shkespeare est --- peut-on dire --- le moins anglais des écrivains anglais. Ce qui est typique de l'Angleterre, c'est l'understatement, c'est de dire moins que ce qu'on veut dire. Shakespeare au contraire tendait à l'hyperbole dans la métaphore et cela ne nous surprendrait pas qu'il ait été italien ou juif, par exemple.
Il en va de même de l'Allemagne; ce pays admirable, si facilement fanatique, choisit précisément un homme tolérant, qui n'est pas un fanatique et à qui la notion de patrie importe peu: elle choisit Goethe. L'Allemagne est représentée par Goethe.
En France, on n'a pas choisi un auteur mais on a un penchant pour Hugo. J'ai, bien entendu, une grande admiration pour Hugo mais il n'est pas typiquement français. Hugo est étranger en France; avec ses grands décors, ses vastes métaphores, il n'est pas représentatif de la France.
Un autre cas encore plus curieux est celui de l'Espagne. Elle aurait pu être représentée par Lope de Vega, par Calderon, par Quevedo. En bien, non! L'Espagne est représentée par Miguel de Cervantes. Cervantes est contemporain de l'Inquisition mais c'est un homme tolérant qui n'a ni les qualités ni les défauts des Espagnols.

Il semblerait que chaque pays pense qu'il doit être représenté par quelqu'un qui diffère de lui, par quelqu'un qui peut être comme une sorte de remède, une sorte de thériarque, d'antidote contre ses défauts. Nous autres Argentins, nous aurions pu choisir le Facundo de Sarmiento, qui est notre livre, mais non; avec notre histoire militaire, notre histoire de combats, nous avons choisi comme livre la chronique d'un déserteur, nous avons choisi Martin Fierro qui, certes, mérite d'être choisi en tant que livre mais comment penser que notre histoire puisse être représentée comme un déserteur de la conquête du territoire ? Pourtant, c'est ainsi: chaque pays semble éprouver ce besoin de compensation."
Utilisateur anonyme
23 août 2011, 21:30   Re : 24 août 1899
Bel extrait. J'expliquerais quant à moi "ce besoin de compensation" en l'inférant d'une loi générale : tout véritable écrivain, par le fait même qu'il est écrivain, donc élitiste en matière de formes, se met en retrait par son souci formel, s'oppose aux manières et aux habitus du peuple qu'il cherche à surpasser.

Le relâchement et l'oubli étant typiques des moeurs françaises actuelles et, par extension, des manières du temps, Renaud Camus s'en démarque par son exigence formelle, sa pureté syntaxique, son souci des distinctions, des niveaux, du détail et de l'épaisseur du temps. — Selon Borges, donc, Renaud Camus pourrait représenter le "peuple" français de notre époque ; voire l'humanité, tant les moeurs s'uniformisent.
23 août 2011, 22:22   Re : 24 août 1899
Quel sujet passionnant ! Nous n'avons pas la moindre trace du plus petit manuscrit de Molière et pourtant nous parlons dans la langue de Molière. Il y a là un mystère. Les Français seraient-ils des farceurs ?
Hector Bianciotti, qui choisit la langue française pour s'exprimer, disait que nous avons en France plusieurs Shakespeare, plusieurs Goethe, plusieurs Cervantes et il avait raison. J'ai un net penchant pour Racine.
24 août 2011, 07:13   Re : 24 août 1899
C'est vraiment curieux, je m'étais fait la réflexion opposé au sujet de Renaud Camus, me disant que si cet auteur, en dépit de son immense talent, de sa grande versatilité littéraire, ne jouissait que d'une audience limitée, sinon encore confidentielle dans son pays, bref, s'il n'avait pu atteindre la notoriété de Hugo, si la reconnaissance nationale ne lui était livrée qu'au compte-goutte, c'était parce qu'il n'était rien que trop français.
24 août 2011, 11:07   Re : 24 août 1899
J'ignorais totalement ce texte, fort intéressant.

Pour ce qui est de Shakespeare et Goethe, je connais trop mal la littérature anglaise et la littérature allemande, mais ce qui est dit correspond au sens commun.

Pour l'Espagne, c'est fort bien vu, je n'y aurais pas du tout pensé, et c'est sûrement vrai.

Pour l'Argentine, je pense que Borges joue un peu sur les mots : il compare livre à livre et non auteur à auteur ; il est sans doute quelque peu pris au piège de son engagement passé (voir sa participation au magazine, justement, Martin Fiero).

En revanche, je note qu'il ne cite ni l'Italie, ni le Portugal. Camoens est typiquement portugais.

Pour ce qui est de la France, j'ai du mal à comprendre son affirmation. Je ne pense pas que les Français aient un penchant pour Hugo. Certes, Hugo est un auteur complet, il a écrit dans tous les domaines.

Cependant, si on considère les différentes facettes d'un écrivain, Flaubert me paraît un romancier plus intéressant, Baudelaire un poète extraordinaire, Racine, Molière et Corneille des dramaturges d'excellente qualité, et Rivarol un polémiste plus affuté. Tous ceux-là sont très français.
24 août 2011, 11:24   Re : 24 août 1899
L'amusant est que Borges, lui-même aussi peu argentin que possible, a supplanté Martin Fierro comme "représentant" de son pays, du moins aux yeux des Européens.

Pour ce qui est de la France, puisque selon Borges la situation est ouverte (ne serait-ce pas le signe de notre méfiance innée pour le pouvoir d'un seul, fût-ce un simple pouvoir de représentation?) je vote sans hésiter pour La Fontaine.

Il a tous nos défauts et offre tous les remèdes, avec le génie en plus.
24 août 2011, 11:35   Re : 24 août 1899
Borges commente dans ce passage les expressions suivantes : "la langue de Goethe" (= l'allemand), "la langue de Shakespeare" (= l'anglais), "la langue de Cervantes" (= l'espagnol).
Il triche un peu, car on dit en français pour désigner le français : "la langue de Molière" et il me semble qu'il y a dans Molière beaucoup de l'esprit français : la rouerie et la ruse du peuple, la prétention et la bêtise des élites, le triomphe de l'amour, l'esprit parfois grivois, le plaisir de rire, le souci de justice. Molière reste aussi efficace en France que Shakespeare en Angleterre.
Hugo n'a jamais rien incarné.
Notons que les auteurs cités incarnent soit une langue soit une nation. C'est la faiblesse de la comparaison. On ne parle pas de la langue de José Hernandez ou de Martin Fiero. Il y a donc l'auteur éponyme d'une part et l'auteur national d'autre part. Molière, Shakespeare, Goethe sont des auteurs éponymes, mais ne sont pas nécessairement des auteurs nationaux. Hugo a pu jouer un peu ce rôle en France, Johnsson l'a joué et continue de le jouer en Angleterre.
Pour l'Italie, Dante est l'auteur éponyme, mais l'auteur national, c'est Manzoni.
Ces deux notions ne sont pas toujours aisées à distinguer, puisque l'auteur éponyme est celui dont la manière d'écrire paraît incarner les vertus propres à la langue dans laquelle il écrit : Descartes est parfois mentionné comme concurrent à Molière, étant entendu qu'il y aurait un esprit français qui serait cartésien. Or, la langue de Descartes est profondément baroque, volontiers complexe et la manière de présenter ses pensées, Descartes la fait comprendre dans sa devise : "Larvatus prodeo" (je m'avance masqué).
Pour l'esprit national, les choses sont volontiers différentes : les valeurs italiennes sont sans doute mieux incarnées par Verdi que par Dante.
Comme souvent chez Borges, une intuition séduisante, agrémentée de quelques exemples judicieusement choisis (c'est-à-dire laissant ceux qui n'entrent pas dans la thèse), ne résiste guère à l'analyse.

Qui serait l'auteur éponyme portugais ? Camoes ou Viera ? Et l'auteur nationale portugais, brésilien ?
Qui serait l'auteur national hongrois ? Et l'auteur éponyme ?
Pour le danois, par exemple, l'auteur éponyme est volontiers Holdberg (le Molière scandinave), lequel était norvégien. L'auteur national norvégien est Ibsen.
Pour l'islandais, l'auteur éponyme est Snorri Sturluson, mais l'auteur national est le prix Nobel Halldor Kiljan Laxness.
Pour le latin, l'auteur éponyme est Virgile, lequel n'est pas nécessairement le meilleur représentant des valeurs romaines.

Autre question : il faut souvent distinguer la prose et le vers. Il peut donc y avoir deux auteurs éponymes, un poète et un prosateur. Shakespeare et Johnsson, par exemple ; Hugo fait les deux ; Dante aussi ; Quevedo et Cervantes sont alors complémentaires.

Le mérite principal du texte de Borges, c'est d'interroger la relation entre ce que représentent certains grands écrivains et la réalité de leur langue et de leur univers.
Utilisateur anonyme
24 août 2011, 11:36   Re : 24 août 1899
Citation
Jean-Marc
Je ne pense pas que les Français aient un penchant pour Hugo.

Je ne crois vraiment pas que que les écrivains représentatifs d'un pays soient choisis par le peuple. Pour faire un tel choix, il faut avoir des lettres, ce qui est réservé à une minorité, dans la mesure où il est excessivement difficile de faire aimer la lecture à la plupart des gens qui s'en passent volontiers — et ceux-là sont pléthore. Aussi le choix vient-il d'en haut, d'une certaine "élite" qui, par snobisme, se démarque ipso facto des habitus du peuple. Point de "compensation" ou "d'antidote contre ses défauts", donc, mais un sens de la distance, voire un snobisme inavoué.

Je note que Borjes parle du choix des pays : "les pays ont choisi des individus qui ne leur ressemblent pas beaucoup" — comprend-il peut-être qu'il serait délicat de parler du "choix des peuples".
24 août 2011, 11:39   Re : 24 août 1899
" En France, on n'a pas choisi un auteur mais on a un penchant pour Hugo. J'ai, bien entendu, une grande admiration pour Hugo mais il n'est pas typiquement français. Hugo est étranger en France; avec ses grands décors, ses vastes métaphores, il n'est pas représentatif de la France."

Comme beaucoup de paradoxes, cette phrase résiste peu à l'analyse.
La littérature française, c'est aussi Hugo, Rabelais, d'Aubigné, Balzac, Claudel, Lautréamont, Audiberti ou Guyotat (etc. etc.) dont on pourrait penser qu'ils représentent le contraire d'un certain art d'écrire qu'illustrent en effet Racine, Madame de Sévigné, Voltaire, Mallarmé, Gide ou Pascal Quignard.
24 août 2011, 11:50   Re : 24 août 1899
L'esprit français est généralement renvoyé à Voltaire et à Descartes. La langue est celle de Molière ou de Racine, parfois de Voltaire. La plupart des auteurs français qui incarnent l'esprit français et la langue française sont pris au XVIIème, et Voltaire écrivait (au moins ses tragédies), à la mode du siècle précédent. C'est la langue et l'esprit du Grand-Siècle, du siècle de Louis XIV, de Fouquet et de Colbert. C'est le contraire d'une langue et d'une esprit démocratiques, larmoyants et assistés. C'est la langue de l'héroïsme : c'est à cette époque que Rostand emprunte le personnage de Cyrano qu'on pare de toutes les vertus de l'esprit français - au moins celui du peuple.
24 août 2011, 11:58   Re : 24 août 1899
Henri,

La phrase exacte de Borges est :

En Francia, no se ha eligido un autor, pero se tiende a Hugo.


La construction se + troisième personne du singulier est classiquement traduite par on, effectivement.

Cela étant, la grammaire espagnole est plus précise que la française pour l'usage du "on". Le "on", dans ce cas, ne peut que signifier "la population en général" (ou bien "les intellectuels en général"), ou la notoriété publique. Dans une situation moins déterminée, Borges aurait utilisé la troisième personne du pluriel, sans le "se". "Se" ne peut, grammaticalement parlant, reprendre "Francia".
24 août 2011, 12:10   Re : 24 août 1899
« Hugo n'a jamais rien incarné. »

Tout de même, tout de même... Hugo a incarné successivement et durablement un certain nombre d'images d'Épinal, de mythes et de réalités : la jeunesse rebelle aux conformismes académiques (la "Bataille d'Hernani"), la République (l'exil à Guernesey), le roman populaire élevé au rang de grande littérature (Les Misérables, Notre-Dame de Paris), la poésie épique (les récitations apprises à l'école), les drames personnels (la fameuse noyade), la verdeur sexuelle jusqu'au grand âge, les funérailles nationales. Quelle carrière !
24 août 2011, 12:12   Re : 24 août 1899
... et les tables tournantes, le spiritisme, etc. Relire "Le 19e siècle à travers les âges" de Muray. Hugo y apparaît comme un sacré cornichon.
24 août 2011, 12:18   Re : 24 août 1899
Ah mais ça n'est pas du tout incompatible !
24 août 2011, 22:03   Wankers
Ces approches nationales des écrivains ne me disent rien qui vaille. Ainsi, puisque Kiran parlait de Guyotat, je l'ai croisé un jour dans le jardin des Tuileries, traversant une esplanade en kilt et béret à pompons rouges, ce qui encadrant une face un peu poupine était du plus trognon effet. Je ne pus réprimer, arrivant à sa hauteur, et me disant que j'avais déjà vu cet Écossais quelque part, un demi-sourire bêtement discourtois. Ce que remarquant, l'attifé rougit et me jeta un regard meurtrier.
Le fait est que ce n'était pas l'accoutrement de l'auteur d'Eden Eden Eden qui m'avait amusé, mais le souvenir me revenant d'un long article à lui consacré, alors que je cherchai à caser cette tête, où il avait déclaré être "dorénavant las de tout, ne s'occupant plus guère qu'à tenir un stylo d'une main, à se branler de l'autre".
Enfin, ça n'a rien à voir, et Virdjill va encore me faire des reproches justifiés...
25 août 2011, 04:43   Re : 24 août 1899
J'ai trouvé les premiers livres de Guyotat d'un grand intérêt (le Tombeau, Eden Eden Eden...). Il y avait une rhétorique de l'excès et de l'imprécation qui rejoignait une tradition très "française" bien qu'en apparence opposée à la mesure, à l'économie de moyens, à la retenue de l'écriture classique.
Comme beaucoup, Guyotat vieillit mal ou s'est trop pris au sérieux et ses dernières oeuvres sont illisibles.
Je l'ai moi aussi croisé deux ou trois fois et il m'a paru assez antipathique. Mais un grand écrivain n'est pas forcément un type gentil...
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