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Où en sommes-nous avec le temps ?

Envoyé par Thierry Noroit 
Je me permets de reproduire ici un passage tout récent du bloc-notes électronique de "Georges", qui je l'espère ne m'en voudra pas de trouver ses remarques fines et admirables :


L'incompréhension et l'excommunication du temps, de la temporalité, pour nos contemporains, si elles semblent caricaturales pour ce qui concerne la musique, sont tout à fait constantes et générales, dans tous les autres domaines, et parfaitement admises et même recommandées. J'en veux pour preuve la haine que nos concitoyens vouent aux temps (et aux modes) du français et à cette mode (parmi tant d'autres) qui a consisté à remplacer le "après" par le "derrière", dans l'expression : "Et pi derrière tu m'appelles, hein !". Incapables de comprendre le passage du temps (et surtout de le ressentir), puisque vivant dans un monde du présent perpétuel, il a bien fallu que nos contemporains (qui adorent être contemporains d'eux-mêmes) remplacent la temporalité par la topographie, la localisation, la géométrie. Le GPS est omniprésent mais les horloges indiquent toutes et en permanence la même heure : maintenant, aujourd'hui.
On parle d'un film de science-fiction (Time out) qui paraît vouloir aborder cette question. La vision de la "bande-annonce" laisse supposer une approche assez puérile où, dans-un-avenir-proche, l'argent a disparu, remplacé par un "capital-temps", c'est-à-dire, ni plus ni moins, une durée de vie attribuée à chacun dès sa naissance. Cela m'a l'air d'une sorte de fable assez laborieuse qui prendrait au pied de la lettre l'expression "time is money".

La disparition du temps, telle que décrite justement dans l'extrait cité, s'accorde à la recherche d'une durée de vie illimitée. En quelque sorte, elle anticipe sur l'ambition de triompher de la mort, indéracinable dans le coeur des hommes.
Il n'y avait pas une idée de ce genre dans Brave New World ?
Bonne question. J'aimerais d'ailleurs savoir quand on y a compris quelque chose, au temps...
TOURNANT LE DOS AU TEMPS.

Hier, aujourd'hui, demain – ce sont là catégories à l'usage des domestiques. Pour l'oisif somptueusement installé dans l'Inconsolation, et que tout instant afflige, passé, présent, futur ne sont qu'apparences variables d'un même mal, identique dans sa substance, inexorable dans son insinuation et monotone dans sa persistance. Et ce mal est coextensif à l'être, est l'être lui-même.
Je fus, je suis ou je serais, c'est là question de grammaire et non d'existence. Le destin – en tant que carnaval temporel – se prête à la conjugaison, mais, dépouillé de ses masques, il se dévoile aussi immobile et aussi nu qu'un épitaphe. Comment peut-on accorder plus d'importance à l'heure qui est qu'à celle qui fut ou qui sera ? La méprise dans laquelle vivent les domestiques – est tout homme qui adhère au temps est un domestique – représente un véritable état de grâce, un obscurcissement ensorcelé ; et cette méprise – ainsi qu'un voile surnaturel – couvre la perdition à laquelle s'expose tout acte engendré par le désir. – Mais, pour l'oisif détrompé, le pur fait de vivre, le vivre pur de tout faire, est une corvée si exténuante, qu'endurer l'existence telle quelle, lui paraît un métier lourd, une carrière épuisante – et tout geste supplémentaire, impraticable et non avenu.


(Cioran – Précis de décomposition)
Utilisateur anonyme
25 novembre 2011, 21:56   Re : Où en sommes-nous avec le temps ?
(Message supprimé à la demande de son auteur)
Je suis d'accord avec Didier ; le problème avec Cioran, comme souvent, comme toujours, c'est qu'il se sert du prestige d'une énigme inscrutable pour enrober ses dispositions un peu fatiguées, et assez factices.
Ses états d'esprit valent ce qu'ils valent, mais là n'est pas la question...
Citation
Alain Eytan
... le problème avec Cioran, comme souvent, comme toujours, c'est qu'il se sert du prestige d'une énigme inscrutable pour enrober ses dispositions un peu fatiguées, et assez factices ...

Je dirais plutôt que, comme Kierkegaard se fit poète du religieux par inaptitude à devenir un chevalier de la foi, Cioran devint philosophe-poète de l'absolu à défaut de l'avoir embrassé définitivement : « Représenter l'absolu par la forme, objectiver l'infini sous des figures finies » tout en sachant que cet absolu nous échapperait toujours.



Le temps, conformement au Timée de Platon, est une image de l'éternité.
Pyrrhon, nous rappelez-vous simplement ce qu'a dit Platon, ou est-ce également votre propre opinion, et en êtes-vous plus avancé donc, quant à la compréhension du temps ? Care to elaborate ?
- Cioran : « En pleine rue, tout à coup saisi par le "mystère" du temps, je me suis dit que saint Augustin a eu bien raison d'aborder un tel thème en s'adressant carrément à Dieu : avec qui d'autre en débattre ? »

- Saint Augustin : « Qu'est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais : mais que je veuille l'expliquer à la demande, je ne le sais pas ! Et pourtant - je le dis en toute confiance - je sais que si rien ne se passait il n'y aurait pas de temps passé, et si rien n'advenait, il n'y aurait pas d'avenir, et si rien n'existait, il n'y aurait pas de temps présent. Mais ces deux temps, passé et avenir, quel est leur mode d'être alors que le passé n'est plus et que l'avenir n'est pas encore ? Quant au présent, s'il était toujours présent sans passer au passé, il ne serait plus le temps mais l'éternité. »



Pour répondre à votre question, et afin de préciser ma pensée, je me référerais à Plotin. Dans son traité Sur le temps, il conçoit que sans l'ensemble des virtualités du futur, le temps réel - dans la perspective d'une participation possible de l'être - s'abolirait. Sur ce point, je le suis.



(Dialogue entre un vendeur d’Almanachs et un passager, Ermanno Olmi, d'aprés "Les Petites Oeuvres Morales" de Giacomo Leopardi)

Ayant lancé ce fil de discussion, je me permettrai de dire que je partage la remarque de Didier Bourjon, supra :

Moui…. Le présent perpétuel, Debord et tout ça, c'est déjà dit de mille façons, "ça parle" un peu tout seul, faudrait voir à ne pas oublier de quoi que ça causait, au départ...

En effet. Puisqu'il est question du temps, il est facile et presque automatique de citer Platon, Saint-Augustin, Cioran ou même Debord. Mais la question n'est pas là. La question serait de remarquer qu'un signe et une conséquence de la décivilisation en cours s'aperçoivent dans la confusion des plans temporels et topographiques. Qu'une phrase telle que :
"Et pi derrière tu m'appelles, hein !"
puisse être prononcée de nos jours - et plutôt mille fois qu'une - est accablant. C'est comme si le temps avait disparu et qu'il ne restait plus que l'espace. L'espace absorbe le temps. Or la civilisation a évidemment partie liée avec le temps...

C'est de cela qu'il faudrait débattre. Même si un érudit de ce forum pourra toujours arguer que dans le TLF la douzième définition de derrière est justement après et qu'une phrase d'un roman d'Aragon atteste cette acception...
D'un autre côté, je ne sais pas du tout s'il est réellement plus difficile de parler des manières de parler du temps, que du temps lui-même, en ne distinguant pas suffisamment entre l'effet de l'appauvrissement de la langue en général et une confusion qui tient probablement à une difficulté conceptuelle au départ : on a de tout temps projeté le temps dans l'espace, ce n'est pas en soi un trait de décivilisation me semble-t-il, quoiqu'on ne puisse jamais si évidemment distinguer la chose de la façon de la désigner, bien sûr...

Quant aux citations d'Augustin et aux références à Plotin qu'a faites Pyrrhon, je les trouve intéressantes et pas si faciles que ça, puis cela m'a donné l'occasion de relire quelques pages des Ennéades, ce qui est au moins aussi instructif que d'accomplir le geste un peu réflexe de tout ramener commodément, y compris ce que Bergson appelait "le temps homogène", à une déliquescence des mœurs.
dans la confusion des plans temporels et topographiques

Pouvez-vous m'expliquer comment un plan peut être temporel ? je le croyais topographique...
Cher Jean-Marc, je m'insurge justement, tout comme "Georges", contre la confusion du temporel et du topographique, qui apparaît dans la phrase désormais canonique :

"Et pi derrière tu m'appelles, hein !"

Il serait difficile que mon langage lui-même ne traduise pas cette confusion.

Mais nous avions déjà parlé de cela sur ce forum. Inutile d'y revenir.
Oui, sur ce point, vous avez raison. Il vaut mieux éviter, sauf effet de style.

Le seul cas qui me semble tout-à-fait discutable est celui de "où", qui me semble pouvoir être employé de façon spatiale et temporelle, c'est très fréquent en français, et cela nous vient du latin, il me semble :

Ubi videt, nous dit Cicéron dans le "de Signis", "quand il voit".
Une remarque supplémentaire, Buena Vista (vous m'avez fait travailler !).

On notera que si "derrière" tend à se substituer à "après" (qui est à la fois de temps et de lieu), "devant" a perdu son sens "avant" qui était fort fréquent (exemple classique "Gros-Jean comme devant").
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