Samedi 7 janvier, une heure moins le quart du matin (le 8). Je m'étonnais, depuis quelque temps, depuis l'arrivée de M. Izraelewicz à la direction du journal je crois bien, d'être très souvent d'accord avec les éditoriaux non signés de la première page du
Monde, surtout à propos de la politique étrangère (l'affaire libyenne, par exemple). Mais aujourd'hui tout rentre dans l'ordre et l'éditorial de cet après-midi trouve le moyen de me plonger à la fois dans l'indignation la plus totale, l'effarement et le désespoir (mon Dieu, est-il possible qu'on en soit vraiment arrivés là…).
Il est intitulé “L'épatant appétit de culture des Français” et il commence ainsi :
« Rhabille-toi, Cassandre ! Depuis le temps qu'on nous annonce la mort par K.-O. de la culture face aux nouvelles technologies, l'aube de cette année 2012 est porteuse d'une nouvelle qui donne chaud au cœur : les Français n'ont jamais été aussi friands de sorties, de spectacles et d'activités culturelles.
« Ce n'est pas tant le chiffre de fréquentation du cinéma français cette année, qui, dopé par le phénomène
Intouchables — près de 17 millions de spectateurs —, a encore augmenté de 4,2 % le record de l'année précédente, que sa lente progression qui est révélateur. Il faut remonter à 1966 pour retrouver une telle année miraculeuse. »
Donc, pour
Le Monde, journal officiel de la France cultivée, ou qui du moins l'était jusqu'au dernier quart du siècle dernier, les progrès de la culture se mesurent au nombre d'entrée d'
Intouchables et du cinéma en général, absolument sans distinction de qualité. C'est ce qu'on pourrait appeler la conception martellienne (de Frédéric Martel) ou bénamienne (de Françoise Bénamou), de la culture, absolument confondue avec les dites “activités culturelles”, les sorties du samedi soir, le karaoké, les cours de claquettes, et plus encore avec la précieuse “industrie” du même nom. L'exemple des
Intouchables me rappelle d'ailleurs que j'ai remarqué un nouveau changement de sens de mot, comparable à celui qui affecta en leur temps
culture et
musique (et dont cet “éditorial” du
Monde témoigne amplement) :
cinéphile, qui était un peu sorti de l'usage faute de prétendants au titre (la cinéphilie au sens ancien est à peu près morte, comme la musique), revient en force pour désigner à présent les personnes qui vont beaucoup au cinéma, plus de sept ou huit fois par an, mettons, et cela bien sûr en toute indépendance de la qualité des films qu'elles vont voir, dont sans nul doute on estimerait suspect, idéologiquement, de prétendre juger.
Tout l’“éditorial” est de la même eau que ces premiers paragraphes. Certes il relève un « tassement de la lecture », mais il se contente de le mentionner en passant sans s'en alarmer outre mesure tant le rapport dont il rend compte « dessine un Français consommateur d'art et demandeur de partage ».
La quantité est le seul critère retenu — on croirait sans doute pêcher gravement contre la démocratie en invoquant la
qualité, dont d'ailleurs on ne donne aucun signe de se souvenir de ce qu'elle a bien pu être. Tout est à l'optimisme, au constat émerveillé, à l'enchantement :
« Dans un formidable mouvement de balancier, notre civilisation, qui produit de plus en plus de solitude, génère dans le même temps son antidote : les Français se révèlent amateurs de grandes messes culturelles, d'événements réunificateurs, de théâtre, de concerts de rock, de salles obscures où la taille de l'écran est sans doute moins importante que la présence du collectif, de l'“ici et maintenant”, de l'émotion partagée. »
Que les concerts de rock et la croissance de leur fréquentation soient donnés, et par
Le Monde encore, pas par
VSD ou
Biba Magazine, comme un signe magnifique de l'heureuse situation culturelle du pays, que la culture soit donnée comme étant avant tout « la présence du collectif », voilà qui dit assez où nous en sommes. Non seulement la déculturation est à peu près parachevée mais elle tient fort à parader sous le nom de culture. La culture, c'est elle.