Cela faisait longtemps que je voulais mettre en ligne deux textes de Tresmontant parus dans la Voix du Nord. Ci-après le premier.
Athènes et Jérusalem
La culture européenne, depuis bientôt vingt siècles, est tissée de deux fils au moins : l'un qui nous vient de la Grèce antique et de Rome, l'autre des Hébreux nomades installés au pays de Canaan depuis environ le XIXe siècle avant notre ère. Les beaux-arts, la peinture, la sculpture, l'architecture, la musique, les belles-lettres, la philosophie, tout cela, depuis la rencontre entre ces deux courants, est inintelligible si l'on ne connaît pas les deux sources originelles. C'est pourquoi les défenseurs des antiquités grecques et latines font bien de tenter de sauver ces trésors.
Mais l'autre source, la source hébraïque, biblique ? Dans chaque université allemande, il existe au moins deux chaires consacrées à l'enseignement de la littérature hébraïque biblique, l'une tenue par un savant protestant, l'autre par un catholique. De même pour l’étude scientifique du Nouveau Testament, et aussi pour les origines chrétiennes, l'histoire de l'Eglise, l'histoire des dogmes. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle les études bibliques sont, en Allemagne, depuis plus d'un siècle, à l’avant-garde de la recherche. Renan et Loisy ont beaucoup recopié, ou plus exactement traduit, les Allemands.
Or, si en France on parcourt les universités, on découvre avec stupeur que ces recherches et cet enseignement portant sur ce qui constitue au moins la moitié de nos origines et de notre tradition, ne sont au programme nulle part. Une seule exception, à notre connaissance : l'université de Strasbourg, à cause du Concordat. Aucune chaire consacrée à l'Ancien Testament, aucune pour le Nouveau Testament, même dans les universités de Paris, et ce n'est pas l'université de Vincennes qui va en réclamer une. Il y avait autrefois, il y a très longtemps, avant la réforme de 1968, une chaire consacrée à l'Ancien Testament à la Sorbonne, et une autre consacrée au Nouveau Testament. Elles sont disparues sans laisser d'adresse. Si telle est la situation dans les universités où se forment les professeurs de Lettres, d'Histoire, de Philosophie, on imagine ce qui se passe dans les lycées et dans les écoles communales.
Notre culture française porte un bandeau noir sur l'un de ses deux yeux. Elle est borgne. Gomment s'explique cet état de fait ? Mais tout simplement par de vieilles habitudes, de vieux réflexes, qui tous ensemble constituent l'esprit primaire. Ainsi les enfants de France ne peuvent réellement comprendre ni Jean Racine, ni Biaise Pascal, ni les primitifs flamands, ni les cathédrales, ni Jean-Sébastien Bach.
Que nous ont donc apporté ces Hébreux nomades ? D'abord une vision du monde. Tous les peuples de l'Ancien Orient adoraient le soleil, la lune, les étoiles, les forces naturelles et leur roi, considérés comme des divinités, et les Grecs en faisaient autant. Le minuscule peuple hébreu, le premier à notre connaissance, a osé penser et dire que le soleil n'est pas une divinité, ni la lune, ni les étoiles : ce sont simplement des lampadaires. C'est chez les Hébreux pour la première fois que l'Univers a été dédivinisé, désacralisé, c'est-à-dire que les anciens Hébreux du XVe siècle avant notre ère sont les premiers à avoir considéré l'Univers et la nature comme nous le faisons, d'une manière objective, rationnelle. La révolution hébraïque a été à l'origine du rationalisme moderne. Et ce n'était pas seulement spéculatif, car aux divinités solaires, lunaires et stellaires, aux forces naturelles divinisées, dans l'Ancien Orient comme en Grèce, on sacrifiait les enfants des hommes. La pratique des sacrifices humains est presqu'universellement répandue dans les religions antiques. Ce sont les prophètes hébreux qui, les premiers, ont combattu ces religions sacrificielles.
D'autre part, nous devons à ce peuple hébreu une certaine idée de l'homme, et à vrai dire le meilleur de notre humanisme, ou du moins ce qui nous en reste. Car ce sont encore les anciens prophètes hébreux des VIIIe et VIIe siècles avant notre ère, Amos, Osée, Isaïe, Jérémie, et d'autres à leur suite, qui ont les premiers exprimé Une certaine exigence de respect due à l'homme, à tout homme, aux pauvres, aux exploités, aux opprimés, aux esclaves, aux étrangers. Songez à ce qui se passait pendant ces mêmes siècles dans l'Inde des brahmanes : le système des castes avait imposé sa loi de fer. Chez les Hébreux, ce qui est apparu, c'est l'idée de justice,
tsedek et
tsedaka. Bien après Amos, le grand Aristote enseignait encore que l'esclavage est fondé en nature, et quand vous étudiez la doctrine politique de Platon, vous pouvez constater que c'est encore le système des castes qui prévaut.
Les Hébreux nous ont légué aussi une philosophie de l'histoire. Ils sont le premier peuple, à notre connaissance, qui ait eu l'idée que l'Univers est un processus historique, et que l'histoire est irréversible. En Inde, en Chaldée, en Grèce, c'était le mythe de l'éternel retour qui dominait la pensée. Les Hébreux du Xe siècle avant notre ère ont pensé que l'Univers avait commencé, qu'il n'est pas inusable, qu'il est fragile et qu'il vieillit, comme la fleur des champs. Nous avons découvert cela, nous-mêmes, en Occident, au XXe siècle, hier. Les Hébreux ne disposaient pas des télescopes géants du Mont Wilson et du Mont Palomar. Comment ont-ils découvert ce que nous venons à peine de vérifier ? Les Hébreux nous ont laissé l'idée que l'histoire humaine est une création qui e continue avec la coopération de l'homme, et qu'elle a un but, une finalité. Le pape Pie XI disait des chrétiens : Nous sommes spirituellement des sémites. Cela est vrai, plus largement, pour une grande part de la pensée humaine moderne.
Comment a-t-on pu en venir à supprimer l'enseignement de cette tradition, qui est l'une de nos racines ? Du point de vue simplement littéraire, les textes de la Genèse, de l'Exode, du Deutéronome, des prophètes hébreux, sont au sommet de la beauté. Ecrits, certains d'entre eux, voici trente siècles, ils n'ont pas vieilli d'une ride. Il est dommage pour les enfants des lycées qu'ils ne découvrent pas les splendeurs des prophètes hébreux en même temps que les merveilles des tragiques grecs. Car il n'est pas davantage nécessaire d'être monothéiste pour étudier les prophètes hébreux que polythéiste pour étudier Euripide, Sophocle ou Eschyle.
Mais la suppression progressive et déjà bien avancée de l'enseignement de la langue grecque va bientôt rétablir l'équilibre, par le vide. Remarquez que l'Homme de Cro-Magnon ne lisait ni le grec, ni le latin, ni l'hébreu, ni le sanscrit. Cela ne l'a pas empêché de peindre de fort belles fresques sur les parois de ses grottes. Espérons que nous saurons en faire autant.
La Voix du Nord, 1er août 1977