Cher Alain Eytan, enfin un peu de temps pour vous répondre. M. Hude échoue peut-être à expliquer le totalitarisme mou. Cependant, il se démarque lui-même du "raisonnement captieux" qui prétend démontrer l'impossibilité logique de la tolérance en invoquant, contre l'intolérante tolérance du politiquement correcte, une tolérance libérale véritable. Reste donc à ses lecteurs à poursuivre la critique peut-être manquée mais indispensable, celle du relativisme au nom du pluralisme et celle d'une rationalité déréglée au nom de principes clairs et distincts qui feraient leur part aux raisons du coeur.
Il est vrai que la raison est malade qui nomme contre-pouvoir le pouvoir clérical des médias, qui nomme populisme les expressions souverainistes d'un peuple qu'elle déclare souverain, qui, pour déclarer le peuple souverain, invente l'impossible intérêt général, puis continue de le déclarer souverain bien après avoir rejeté l'impossible intérêt général, qui, en toute chose, se paye de mots : libres, égaux, etc. Oui, il y a de "l'irrationnel dans les groupes" qui ont des raisons que la raison ignore, il y a même des sociétés de part en part irrationnelles, mais il n'y a pas de bonne société qui pervertisse la raison. L'empereur, fils du soleil. Voilà une formulation poétique d'un principe politique rationnel. Les mythes règlent la vie des Machigengas. On ne peut leur reprocher de mal user de la raison, ils n'en usent pas du tout. Notre ordre politique est issu des Lumières. Il est donc urgent de sauver notre raison des troubles graves où l'absurdité politique l'entraîne.
La norme d'une société n'est pas une simple convention. "L'absolu réintroduit par la petite porte de derrière" se situe au-delà de l'axiome : l'évidence et la compréhension de l'axiome supposent une subjectivité, une responsabilité, un sacrifice au fondement de la vérité de l'axiome, ceux d'Euclide ou du pouvoir légitime à l'existence duquel M. Hude subordonne un véritable pluralisme. Comment l'axiome d'une société pourrait être évident et compréhensible quand aucun pouvoir, aucun dieu, aucun mythe n'en rend compte ?
Il y a Euclide et il y a Einstein. Les propositions déduites de différents axiomes ne sont pas contradictoires en cela même qu'elles se déduisent d'axiomes différents. La notion de contradiction n'est pertinente qu'au sein d'un même axiome pour en assurer ou non la validité. La géométrie d'Einstein ne contredit nullement celle d'Euclide, toutes deux valables en leurs domaines respectifs. Le pluralisme est à clairement distinguer du relativisme (pas de vérité) et du perspectivisme (une seule vérité, plusieurs points de vue). Vous devez commencer à savoir l'espoir solitaire que je place dans la complémentarité des régimes et des ordres de réalité afin que la totalité sociale dont chacun se nourrit soit une et multiple. Je préfère cette option à la solution des penseurs libéraux de la communauté qui, renversant la formule du totalitarisme mou (pas de tolérance pour les ennemis de la tolérance) placent en haut, dans la totalité sociale, l'agnostique tolérance et en bas, dans les communautés vivantes, l'intolérant bien commun.
On commence à deviner la distinction à faire entre pluralisme et libéralisme. Le triomphe, aux dépens du pluralisme, du relativisme (avec sa raison folle) et du totalitarisme mou (avec ses chiens de gardes et son auto-censure) doit beaucoup à l'hostilité libérale du pouvoir. L'exercice du pouvoir a été soupçonné et affaibli par division. L'individu souverain, le citoyen, est son ultime division. Il est logique que dans le temps même où l'on discréditait le pouvoir, on supprima, paradoxalement, les limites de son ressort car le citoyen se détourne aussitôt de la chose publique (pour le soin de laquelle il délègue son pouvoir) et réserve l'exercice effectif de sa souveraineté (qu'il conserve entière) à ce qui lui est étranger, à la sphère privée jusqu'au fondement spirituel de son être. Le premier mouvement (vers un pouvoir aliéné) est libéral, le second (vers un pouvoir illimité) démocratique. La formule classique du pouvoir absolu et limité est renversée. On comprend donc l'étrange cours qui peut irrésistiblement conduire le libéralisme vers l'hyper-démocratie : les personnes règlent leur vie en citoyens du logis qui font de la vie l'enjeu du pouvoir, de la technique, du calcul et du contrat. La liberté est confondue avec le droit et le choix, les idées avec les idéologies, la légitimité avec la légalité, l'esprit avec le bien-être (la carte des sectes s'allonge dans les pays de liberté économique et l'irreligion dans les pays d'économie socialiste), la totalité sociale et la somme des individus (ceux qui confondent société homogène et collection de clones se tatouent pour constituer à eux seuls leur propre tribu)... Bref, la dispersion du pouvoir hors les institutions a répandu la confusion, l'absurdité et l'intolérance soupçonneuse dans la société.