Je viens d'écouter cet entretien de M. Juvin, qui pose de manière assez exhaustive les termes d'une vaste problématique sans y apporter de solutions. Il est très difficile de penser au-delà du présent et les contradictions de son discours, pourtant rigoureux, en témoignent. Ce qu'il nomme "le doux commerce" avec dérision, quoi qu'il en dise, est antinomique au maniement de la kalachnikov. Si le Cambodge m'était l'équivalent de son Madagascar, je me plairais à lui dire qu'il est impossible, dans le paysage urbain, péri-urbain et jusque dans certaines campagnes de ce pays, de s'imaginer aujourd'hui une répétition du pire, d'avoir une vision de petits soldats débraillés qui courraient en sautant les haies le fusil mitrailleur à la main, comme dans les images de la guerre civile du temps de l'Angkar, ou de la guerre civile espagnole dans les années 30, images en noir et blanc,
au-dessous d'immenses placards publicitaires pour des pâtes dentifrices, des forfaits de mobile ou même des 4X4, alors que dans la campagne nue, verdoyante, tout entière livrée aux travaux et aux passions de ses habitants, dans les faubourgs ternes et sans enseignes, sans échanges au sourire factice, si.
Le commerce (Balzac s'en amusait beaucoup --
Eugénie Grandet, etc.)
est le contraire de la passion, de l'ardente sincérité, donc aussi le contraire de la guerre et de la tuerie. Il est ainsi investi d'une sorte d'utilité seconde un peu fortuite et fort peu valorisée, mais réelle.
Le désir: Juvin le blâme comme être de la publicité et fourrier de l'insatisfaction avant -- à la fin de son intervention -- de le relier à "l'être de chair" (cf. le "juif de chair") en rebellion contre ce que nous désignons de longue date, après Renaud Camus dans son ouvrage
Du Sens, l'hermogénisme et en le posant comme vecteur d'émancipation du carcan universaliste ennemi des identités : contradiction si radicale qu'elle compose une boucle de la pensée.
Le défi serait de penser cette problématique au-delà du bien et du mal, soit hors de ces deux pôles magnétiques qui font la pensée se courber et s'annihiler dans la boucle d'une contradiction dont le discours est inconscient, manière affranchie de penser qui serait aussi désormais la seule façon de pouvoir envisager l'avenir et de pouvoir en projeter les développements.
Les échanges par la monnaie usent d'une valeur
faciale (et fiduciaire) précisément pour éviter que ceux-ci ne soient assujettis au
faciès des hommes désirant. Celui qui désire échanger ne doit pas être filtré dans son mouvement par l'obligation de montrer patte blanche ou de décliner qui était son père et où se situait dans le village la maison de son grand-père. Ce filtre serait très violent et insupportable à tous les citoyens des sociétés que nous connaissons. La communauté arbitre et juge des échanges humains
et matériels -- celle de l'exemple malgache qu'en donne Juvin où l'on incendie les biens de l'homme qui a osé se distinguer en son sein en s'achetant un écran TV ou un gros véhicule -- nous renvoie au pol-potisme de cauchemar, ni plus ni moins.
Il y a eu "cavalerie financière" qui n'entraîna point de désastre économique mondial parce sa mondialisation avait été incomplète nous dit Juvin. Voilà qui sonne juste. Mais alors, si la cavalerie financière américaine est bien la coupable, comment raccorder ce diagnostic avec celui d'un simple ordre de magnitude (la mondialisation des échanges) qui serait quant à elle la manifestation d'un mal universaliste, forme supérieurement exaltée de la vanité occidentale d'après cet auteur ? L'avion est en train de s'abîmer et tous ses passagers risquent de périr: est-ce la faute à une erreur de pilotage, un défaut de réglage, une absence de réglage, une carence de la maintenance et des contrôles techniques, une défaillance de certains appareils, un dysfonctionnement de la coordination avec les opérateurs au sol chargés de son guidage? ou bien est-ce que cette catastrophe aérienne devait de toute façon advenir
parce que les avions volent trop vite et trop haut et parce qu'ils sont trop puissants et que les hommes qui les ont conçus sont trop vaniteux ?
Je n'ai pas la réponse. Ce que je sais néanmoins, car c'est affaire de simple logique: un diagnostic exclut l'autre.