Je souscris hélas, au constat pessimiste de Loik A - et de Renaud Camus- sur le phénomène de décivilisation qui affecte notre pays, mais il me semble que même si notre haute culture n'est plus transmise, même si la laideur nous envahit de partout, il reste, de notre civilisation, un noyau dur formé par mille modestes habitudes, certaines dispositions d'esprit ainsi qu'une mémoire collective rudimentaire qui se perpétuent mystérieusement d'elles-mêmes et lui permettront peut-être, un jour, à l'instar de l'action des cellules-souches, de se régénérer.
En effet ( et chacun pourra allonger la liste à sa guise ), tant que des hommes fréquenteront des jeunes femmes sans éprouver l'impérieuse obligation de les violer, qu'ils aimeront bavarder, banqueter autour d'une bouteille de bon vin et trinquer avec elles, que les allusions finement lestes continueront à faire rire les dames, que l'exposition de leur beauté dénudée sans vulgarité ne choquera pas les messieurs, qu'elles pourront danser dans leurs bras sans passer pour des putes, qu'on moquera le mari cocu plus qu'on ne s'indigne de l'infidélité de sa femme et que la liberté au sein nu brandira le drapeau français, tant qu'on chantera que boire un petit coup c'est agréable, que dans le lit de la marquise il y avait quatre-vingt chasseurs qui n'avaient pas peur et autres paillardises, que le ciel bleu peut bien s'effondrer sur les amoureux et autres hymnes à l'amour, tant qu'il y aura des pêcheurs à la ligne muni de leur litron de rouge et des joueurs de pétanque, des bricoleurs du dimanche, des jardiniers amoureux de leurs trois fleurs et de leur bout de gazon, tant que nous nous sentirons du côté de l'agneau et pas du méchant loup, que l'humble talentueux sera préféré a au "m'as-tu-vu" incapable, la bonté du simplet pas si bête que ça à la dureté de l'arrogant, que l'on ne réduira pas l'homme aux simagrées imposées par sa religion, tant que l'on éprouvera le plaisir d'entendre ronronner un chat sur ses genoux et de lire la fidélité inaltérable dans le regard d'un chien béatement couché à ses pieds, que se poursuivra notre séculaire histoire d'amour avec les animaux, qu'on sera ému par la grâce de leurs petits, le pépiement des oiseaux ou le chant du rossignol, tant qu'on aimera les chemins buissonniers, les sources, les forets profondes et les nuits étoilées, tant que les enfants se régaleront aux histoires du chat botté, de Blanche-neige ou de la Belle au bois dormant et pleureront sur la mort vaillante au premier frisson de l'aube de la chèvre de monsieur Seguin, tant qu'il fera bon auprès de leur blonde, qu'en passant par la lorraine avec leurs sabots ils rencontreront les trois capitaines, que la fille du roi regardera à sa fenêtre passer les trois jeunes tambours, tant que le laboureur préviendra ses enfants de travailler et de prendre de la peine, qu'il ne faut pas mettre la charrue devant les boeufs, que rien ne sert de courir, que la vie de tout flatteur dépend de celui qui l'écoute, que la cigale ayant chanté tout l'été dansera l'hiver venu, que mignonne allons voir si la rose, que demain dès l'aube, que les ferrets de la reine et d'Artagnan, que pauvre Martin, que "croix" de bois, "croix" de fer, que travail de "Romain" et paroles d'"évangile", que "gauloiseries" et "franc" parler, que l'été de la saint martin et le bal du 14 juillet et j'en passe, tant qu'enfin il nous restera des esprits libres qui ne s'en laissent pas compter, des marginaux magnifiques et des fous sublimes ne rêvant que de franchir, pour la beauté de la chose, la crête des himalayas, les océans à la rame dans des coquilles de noix ou les déserts à cloche-pieds, notre civilisation si dénaturée qu'elle soit mériterait de survivre, c'est du moins ce que j'ose encore espérer.