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Journal d'un négrier au XVIII ème siècle

Envoyé par Gérard Rogemi 
Récit du capitaine William Snelgrave

Capitaine d'un navire négrier, Snelgrave est un acteur de la traite transatlantique au début du XVIII ème siècle ; de plus, il se trouve entraîné en 1727 à l'intérieur des terres et peut observer, chose exceptionnelle pour un Européen, le déroulement des guerres entre royaumes africains ; c'est un témoin de première main de la chute du royaume de Juda et de la naissance du royaume du Dahomey.

Le Capitaine Wiliam Snelgrave[1] , qui commande un navire négrier, est un acteur de la traite transatlantique au début du XVIII ème siècle ; de plus, il se trouve entraîné en 1727 à l'intérieur des terres et peut observer, chose exceptionnelle pour un Européen, le déroulement des guerres entre royaumes africains ; c'est un témoin de première main de la chute du royaume de Juda et de la naissance du royaume du Dahomey.

A l'époque de Snelgrave, la traite négrière commence en général sur une portion du Golfe de Guinée appelée alors Côte des Esclaves[2], et comprenant les régions côtières des actuels Bénin et Togo, ainsi qu'une portion du Nigéria.

La ville de Juda, (aujourd'hui Ouidah [3] [4], au Bénin) est, à l'époque, la capitale d'un royaume du même nom, ainsi que la plaque tournante du trafic des esclaves[5]. C'était aussi un haut lieu du Vaudou, et en particulier du culte du Python sacré. La grande prospérité qu'elle tire de la traite fait aussi son malheur, et Snelgrave souligne ses faiblesses : amolissement des habitants, égoïsme des grandes familles, faiblesse du roi, principalement interessé par ses épouses et concubines.

Cette circonstance fait l'affaire du roi du Dahomey, puissant pays voisin, situé un peu à l'intérieur des terres, et désireux de s'ouvrir un accès à la mer et de prendre sa part du profit de la traite des esclaves. Il s'agit du roi Agadja, dont l'action est décrite en ces termes sur le site du Musée Historique d'Abomey[6] :

"Au XVIIIe siècle, le roi Agadja (1708-1740) étend les frontières du Danhomè jusqu'à la côte atlantique en conquérant les royaumes d'Allada et de Savi. Désormais, le Danhomè participe pleinement et directement au commerce négrier par le port de Ouidah, capitale de Savi. Il s'enrichit considérablement".

Snelgrave, qui a été reçu en audience par le roi, nous le décrit ainsi :

"C'était un prince d'une taille médiocre, replet, et autant que j'en pusse juger, âgé d'environ quarante ans. Quoique marqué de la petite vérole, il avait quelque chose de revenant, et même de majestueux sur le visage. Je le trouvai surtout l'homme de sa couleur le plus extraordinaire que j'eusse jamais connu. Je n'ai rien vu en lui qui sentît le barbare, excepté la coutume de sacrifier ses ennemis."

Conquête de Juda par le roi du Dahomey

Snelgrave appelle le pays Juda, et sa capitale Sabée (aujourd'hui en principe Ouidah ; ou à la rigueur Savi ; il semblerait que le pays et sa capitale aient tendance à échanger parfois leurs noms de Juda/Ouidah et de Sabée/Savi). La présence européenne y est ancienne :

"Le roi y accordait aux Européens des maisons commodes pour faire leurs comptoirs. Il prenait sous sa protection nos personnes et nos biens, et, lorsque nous avions fini nos affaires, il nous était permis de nous retirer sans avoir rien à craindre. La rade où les vaiseaux mouillaient était un port franc pour toutes les nations de l'Europe qui allaient dans ces quartiers là pour faire le commerce des nègres."

Cependant, les Européens ne pénêtrent pas à l'intérieur des terres, où ils redoutent de se rendre et où ils ne sont pas désirés[7]. Là où la traite est le plus active, ils ont des comptoirs en bord de mer et même de petits forts construits en terre. Là où elle est moins organisée, ils essaient de traiter sans descendre de leur bateau. Il n'est pas question qu'ils opèrent des razzias, le rapport de force ne le permet absolument pas. Ils sont en bout de chaîne, prenant livraison de captifs dont l'histoire antérieure leur est étrangère.

Snelgrave nous décrit un pays riche, mais efféminé, ennemi de l'effort, lascif à l'excès, les grands ayant parfois plusieurs centaines de femmes. Le roi est monté sur le trône à quatorze ans, et les grands du royaume ont pris l'habitude de déployer toutes sortes d'artifices pour l'empêcher de s'occuper des affaires du pays. Il en est toujours ainsi au moment de l'attaque par le Dahomey, bien que le roi ait trente ans. Il a plusieurs milliers de femmes qui l'occupent entièrement. Les grandes familles, si habiles à l'écarter de la politique, ne s'interessent pas pour autant aux affaires du pays, et ne travaillent qu'à leurs propres intérêts.

L'invasion de Juda par le Dahomey se déroule sans rencontrer la moindre résistance, le peuple envahi se contentant de transporter à la rivière-frontière son fétiche préféré, le python sacré dont l'adoration constituait la base de son culte. Quand arrive en ville la nouvelle que la rivière est franchie, le roi et une partie de son peuple s'enfuient dans une île, où ils seront hors de portée des Dahomés, car les envahisseurs ne savent pas naviguer.

Un dessinateur postérieur de peu à Snelgrave, Jacques Grasset de Saint Sauveur (1757-1810), a peint le royame de Juda à son époque. C'est à son pinceau que l'on doit les illustrations placées ci-après.

Peu après ces événements, en mars/avril 1727, Snelgrave est sur place et, comme tous les Blancs, il ne sait trop que faire face à la situation. Il est tiré de ses hésitations par l'arrivée d'un émissaire du roi de Dahomey, qui lui dit en bon anglais "que Sa Majesté, ayant été informée qu'il était arrivé un navire anglais dans la rade de Juda, elle lui avait ordonné d'y aller inviter le capitaine à se rendre à son camp, qui était environ à quarante milles, directement au centre du pays ..."

L'invitation enchante peu Snelgrave. En temps normal, déjà, les Blancs restent sur la côte. Alors, en temps de guerre Il tente une manoeuvre dilatoire ... mais son interlocuteur lui fait comprendre que les conséquences d'un refus seraient lourdes.

Voilà donc Snelgrave et d'autres personnes obligées de se rendre au camp du roi de Dahomey, ce qui nous offre un reportage exceptionnel sur le camp d'un roi africain en guerre à cette époque.

Le voyage se déroule dans une campagne désolée par la guerre, parmi les ruines des villages et les ossements de ses habitants. Le roi du Dahomey les reçoit bien leur affecte un logement où ils peuvent accrocher leurs hamacs, et donne les ordres nécessaires pour qu'on les laisse tranquilles. Ils tirent du sac leur pique-nique et le mangent dans des conditions un peu particulières :

"Il y avait une si prodigieuse quandtité de mouches que, quoique nous eussions plusieurs domestiques uniquement occupés à les chasser, et empêcher qu'elles se missent après nos vivres, cependant nous avions bien de la peine à mettre un morceau de viande dans notre bouche sans qu'y entrât en même temps quelqu'une de ces mouches. Je crois que ces insectes venaient du grand nombre de têtes de morts qui avaient été entassées en pile assez près de notre tente, quoique nous ne l'ayons pas su pour lors."

Ils apprennent par la suite qu'il s'agit des restes de quatre mille habitants de Juda, qui avaient été sacrifiés aux dieux du Dahomey en remeciement de la victoire.

Anthropophagie

Snelgrave assiste encore à l'exécution de quelque quatre cents personnes. Le roi garde les têtes. Le peuple s'empare des corps la nuit venue et les fait bouillir pour les manger. Snelgrave apprend par une autre personne, sans en avoir été témoin lui-même, qu'une partie de la chair fut vendue au marché.

Outre cette anthropophagie rituelle, Snelgrave aura l'occasion d'observer plus tard de nombreux cas d'anthropophagie de subsistance.

En effet, on s'en souvient, des habitants de Juda sont allés se réfugier dans une île, où ils sont hors de portée de leurs ennemis, puisque ceux-ci ne savent pas naviguer. Cependant, l'île étant sans ressources alimentaires, les seigneurs du haut de la hiérarchie sociale se nourrissent de leurs subordonnés. Il en va de même à terre, quelque temps plus tard, parmi les Dahoméens, quand ceux-ci sont attaqués par un autre peuple, des Yorubas du royaume rival d'Oyo. Ils résistent en pratiquant une politique de terre brûlée et vont se réfugier dans la brousse. Les envahisseurs se rendent compte que leur conquête se révêle un grand vide ; ils en repartent à la saison des pluies, mais, en attendant celle-ci, les Dahomés ont du vivre à l'ombre des buissons, sans ressources alimentaires avouables.

Malgré ce caractère massif, les sacrifices humains et l'anthropophagie font la même horreur aux Noirs qu'aux Blancs. Lors de son voyage de retour, Snelgrave note :

"Nos porte-hamac n'avaient pas besoin d'être pressés pour marcher vite. L'impression qu'avait faite sur leur esprit le terrible spectable des pauvres gens de Tuffoe qui avaient été sacrifiés étaiet pour eux un aiguillon qui les portait à courir en nous portant, même au delà de leurs forces."

Discussions commerciales avec le roi de Dahomey

Mais restons encore un moment en compagnie du redoutable roi de Dahomey, avec qui Snelgrave a à discuter des conditions de la traite. Il fait savoir que "quoique conquérant, il ne voulait point exiger de plus haut droits que ceux que l'on avait coutume de payer au roi de Juda". Snelgrave répond qu'il espère que Sa Majesté, étant un plus grand prince, aura la bonté de se contenter de moins.

De façon surprenante, Sa Majesté accepte, avec en plus un trait d'esprit : elle souligne que "comme j'étais le premier capitaine anglais qu'elle eût vu, elle voulait me traiter en nouvelle épouse, à qui on ne refuse rien dans les commencements."

Voyant le roi si bien disposé, Snelgrave pousse ses pions, et ose placer un vibrant hommage en faveur de la liberté ... du commerce :

"Encouragé par les bontés du roi, je pris la liberté de lui représenter que le moyen le plus propre pour faire fleurir le commerce était de ne point charger les étrangers de droits, et de nous protéger contre les voleries des gens du pays et contre les vexations des Grands."

Le roi prend ces représentations en bonne part, et finit par accepter des royalties moindres de moitié par rapport à celles du roi de Juda.

Il glisse cependant une menace voilée en parlant d'un capitaine anglais qui avait promis de revenir mais ne l'a pas fait, malgré toutes les bontés qu'il lui avait consenties. Snelgrave explique la longueur des distances et les difficultés des voyages.

Snelgrave et la morale

En véritable homme du dix-huitième siècle, Snelgrave se pique d'humanisme et tient à expliquer pourquoi la traite, à ses yeux, n'a rien de condamnable :

"Premièrement, on sait, à n'en pouvoir douter, qu'un grand nombre de captifs pris à la guerre seraient exposés à être massacrés cruellement si les vainqueurs ne trouvaient pas à s'en défaire en les vendant aux Européens. Voilà donc un commerce qui sauvre la vie à une quantité de personnes, uniquement redevables de ce bienfait à ceux qui font la traite des nègres."

Plus d'une fois dans le livre, nous surprenons notre négrier en flagrant délit de leçon de morale, expliquant à un indigène particulièrement brutal que son Dieu donne pour commandement de ne pas pas faire à autrui ce que nous ne voudrions pas qu'il nous fasse.

Parmi les négriers, Snelgrave n'est d'ailleurs probablement pas le pire, et il nous explique avec émotion comment il a sauvé la vie d'un enfant destiné au sacrifice :

"Après avoir présenté au roi quelques bagatelles, je tournai la tête par hasard et vis un petit enfant nègre attaché par la jambe à un pieu. Il était couvert de mouches et d'autres insectes qui le dévoraient, et il avait deux sacrificateurs à côté de lui."

Snelgrave rachète l'enfant et l'amène à son bord, où le hasard veut que se trouve déjà la mère, qui fait partie des esclaves précédemment achetés. Les retrouvailles sont émouvantes et sont aussi utiles, car les trois cents "nègres" à bord sont informés à grands cris par la mère de la bonté de leur propriétaire, et le voyage se déroule sans incident ni révolte.


Pratique de la traite

Il existe de nombreuses circonstances qui font tomber un noir en esclavage : dettes, vente par les parents, condamnation judiciaire ; mais la principale est la guerre.

A bord d'un navire négrier, l'équipage est nettement moins nombreux que les esclaves. Snelgrave cite un exemple où cinq cent "nègres" sont conduits par cinquante hommes d'équipage. Cependant, la possession d'armes à feu par les Blancs change radicalement ce rapport de forces.

Snelgrave estime bien traiter ses passagers involontaires : seuls le hommes les plus forts sont mis aux fers, et encore juste le temps d'être assez loin en mer. Les femmes sont libres de leurs mouvements. Tous font deux repas par jour et voyagent dans des conditions de propreté relative (ils sont eux-mêmes chargés de nettoyer le navire).

Dans ces conditions, Snelgrave, au cours de sa carrière, n'a eu à affronter que peu de révoltes, et qui concernaient peu de mutins. Un argument fort, qui empêche parfois les révoltes, quoique pas systématiquement, est que les noirs avaient déjà perdu la liberté avant que Snelgrave les achète, et qu'ils ne la retrouveront pas si, par quelque miracle,ils regagnent leur pays.

Une autre circonstance favorable au négrier tient au fait que les esclaves embarqués s'attendent souvent à être dévorés au cours du voyage ; leur soulagement quand ils commencent à vraiment croire qu'ils ne le seront pas les rend plus docile ; les esclaves plus avertis, ceux qui savent dès le départ qu'ils ne serviront pas de viande aux repas, sont plus difficiles à maîtriser.

Snelgrave nous fait quand même un récit d'une révolte plus grave, survenue à un de ses collègues, et il nous indique à cette occasion quelles sont les erreurs à éviter par le négrier compétent.

Outre l'erreur de maltraiter les noirs, il y a celle consistant à ce que le capitaine les approche trop, car sa capture changerait le rapport de forces.

Autre erreur à éviter : vouloir faire trop vite le plein de son navire. De tels achats rapides peuvent se produire si une guerre a mis sur le marché un grand nombre de captifs, et il peut être tentant d'en acheter un grand nombre d'un coup mais, comme ils sont de même ethnie, ils communiquent entre eux aisément, et il peut alors survenir ce qu'un capitaine négrier redoute par dessus tout : une mutinerie générale (et non limitée à quelques individus).

Celle que nous raconte Snelgrave (quoique arrivée à un autre) fait tourner le voyage au fiasco commercial : la mutinerie générale est certes arrêtée grâce aux armes à feu, mais elle fait un grand nombre de morts parmi les esclaves ; le désespoir provoque des suicides : certains se jettent à l'eau ou se laissent mourir de faim ; ceux qui arrivent à destination sont quasi-invendables, les acheteurs craignant d'acquérir des esclaves aussi dangereux.

Attaques de pirates

Un autre centre d'intérêt de ce livre est qu'il relate des attaques de pirates subies par Snellgrave.

Cette partie du livre présente l'intérêt de nous montrer des aspect de lutte des classes à bord des navires, que nous n'avions personnellement pas rencontré ailleurs sous une forme aussi explicite : en cas de capture par les pirates, le capitaine s'en tire mieux s'il n'est pas considéré par ses propres marins comme les maltraitant. Les pirates se renseignent sur ce point auprès des marins de base, et adaptent selon ce critère leur comportement envers les officiers captifs.

La source i c i
Très intéressant, comme toujours, cher Rogemi.
Excellent matériau de réinformation. Quand les "afro-américains" en pélerinage sur la côte des Esclaves découvrent le fort d'Ermita au Ghana, ou étaient rassemblés des esclaves avant leur embarquement (ce fort est sur bâti sur le rivage), certains fondent en larmes en apprenant que ces victimes de la traite transatlantique étaient amenées là par leur congénères. Personne, en Amérique, dans les universités, n'ose leur dévoiler cet aspect désagréable de l'histoire de leurs ancêtres.
Citation

Autre erreur à éviter : vouloir faire trop vite le plein de son navire. De tels achats rapides peuvent se produire si une guerre a mis sur le marché un grand nombre de captifs, et il peut être tentant d'en acheter un grand nombre d'un coup mais, comme ils sont de même ethnie, ils communiquent entre eux aisément, et il peut alors survenir ce qu'un capitaine négrier redoute par dessus tout : une mutinerie générale (et non limitée à quelques individus).

Celle que nous raconte Snelgrave (quoique arrivée à un autre) fait tourner le voyage au fiasco commercial : la mutinerie générale est certes arrêtée grâce aux armes à feu, mais elle fait un grand nombre de morts parmi les esclaves ; le désespoir provoque des suicides : certains se jettent à l'eau ou se laissent mourir de faim ; ceux qui arrivent à destination sont quasi-invendables, les acheteurs craignant d'acquérir des esclaves aussi dangereux.

The Horror ! The Horror !
Utilisateur anonyme
19 avril 2012, 22:19   Re : Journal d'un négrier au XVIII ème siècle
En octobre 2003, les évêques africains réunis à Gorée au Sénégal publiaient une déclaration dans laquelle ils demandaient «le pardon de l’Afrique à l’Afrique». On pouvait y lire les mots suivants:


«Commençons donc par avouer notre part de responsabilité dans la vente et l’achat de l’Homme Noir, hier et aujourd’hui… Nos pères ont pris part à l’histoire d’ignominie qu’a été celle de la traite et de l’esclavage noir. Ils ont été vendeurs dans l’ignoble traite atlantique et transsaharienne…»
Ces faits (africains) sont en revanche très bien connus au Brésil, notamment l'histoire des Mbangala (ils prêtaient main-forte aux Portugais et avaient une étonnante coutume : ils tuaient leurs propres enfants et ne complétaient leurs rangs que par l'enlèvement).

On notera aussi que certains rois africains combattirent l'esclavage sous toutes ses formes, notamment le roi du Congo António Ier, qui fut décapité par les Portugais, en compagnie de son chapelain, le capucin Francisco de São Salvador lors de la bataille d'Ambuila en 1665.
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