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La fonte des lettres

Envoyé par Thomas Rhotomago 
24 mai 2012, 17:49   La fonte des lettres
A plusieurs reprises, dans le recueil d’articles qui vient de paraître (Le studio de l’inutilité), Simon Leys cite John Henry Newman qui écrit : « La vie d’un homme tient dans ses lettres. » Devrait-on dire, aujourd’hui, qu’elle tient dans ses courriels, ses messages électroniques sur des « forums », ses « blogs », et envisager que, dans quelques décennies, l’équivalent des volumes de Correspondances aura vu le jour, consultables à loisir ? Je n’en sais rien, je ne sais même pas si de tels « recueils » d’échanges électroniques n’existent pas d’ores-et-déjà. Une chose paraît à peu près certaine : nos descendants seront privés, pour essayer de comprendre ce que furent nos vies – celles des plus illustres aussi bien que celles des anonymes -- de cette extraordinaire masse de documents fournie par les échanges épistolaires. Elle a fondu. Il me semble que, depuis les récentes décennies, les écrivains, les artistes, ne s’écrivent pas plus – ou s’écrivent aussi peu – que le reste des contemporains, que leur pratique épistolaire a diminué dans les mêmes proportions, ou se maintient, j’imagine, dans les mêmes ilots de « survivance ». L’ère post-littéraire (comme dirait Millet et d’autres), c’est d’abord et avant tout l’ère post-épistolaire.
Utilisateur anonyme
24 mai 2012, 18:36   Re : La fonte des lettres
Les lettres et les phrases ne seront pas seules à disparaître, mais aussi les films et les photographies qui ne sont pas tirées sur support argentique. Quand bien même des cd persisteraient-ils, dans vingt ans les logiciels ne prendront plus en charge leur contenu. On ne sait pas exactement comment vieilliront les documents officiels numérisés (etat civil, par exemple, passeront les années). Alors même que nous croyons disposer d'une richesse incroyable, tout est poussière virtuelle. Les Japonais travaillent sur des CD à durée de vie garantie de trente ans. Trente ans !
D'autant plus, cher Orimont, que, comme le rappelait Sloterdijk, les échanges épistoliares formaient la pierre angulaire de la littérature...
Et la Library of Congress a pris l'étrange décision d'archiver les twits, oui, tous les twits, tout au moins ceux qui ne sont pas protégés...
24 mai 2012, 19:08   Suivez mon regard
Je connais des écrivains qui semblent ne pas voir les choses ainsi, et dont la correspondance en attente de réponse, paraît-il, dit-on, ai-je entendu dire, fait une sorte de petite montagne sur une table, tout ça parce que la vraie littérature réclame du temps, et que le courrier est chronophage.
Le courrier est devenu chronophage. Le lettre, c'est la goutte d'eau, et elle principalement, qui fait déborder le vase.

Comment s'y prenaient les grands écrivains, aussi bien que les obscurs littérateurs, il n'y a de cela qu'une soixantaine d'années (et ne parlons même pas des XVIIIème et XIXème siècle de plumes, d'encre, de papier et de chandelles), pour trouver le temps d'écrire les milliers de lettres qu'ils ont laissées et à produire des oeuvres la plupart du temps considérables, soit en qualité, soit en taille ? A vrai dire, on se sent comme en face d'une vraie énigme, à proprement parler un autre monde.
Il y avait infiniment moins de distractions et se déplacer était toute une affaire... Je relis "La Bête humaine" : songez à la persévérance qu'il fallait pour aller du Havre à Paris, à la fin du XIXème... On restait donc chez soi, et qu'y avait-il à faire d'autre que de noircir des pages ?
24 mai 2012, 22:25   Re : La fonte des lettres
Dans tous les cas,, il est une profession au moins qui prendra du plomb dans l'aile, c'est la graphologie.
Et les gens n'écrivant plus, ils perdront en caractère...
"Il y avait infiniment moins de distractions et se déplacer était toute une affaire..."

Est-ce si sûr ? On en douterait, à ne considérer que la pléthorique correspondance des hommes du XVIIIème siècle, Ligne, Casanova, pour ne citer que les plus relevés, qui furent d'infatigables voyageurs. Et que dire du temps de l'humanisme où un Erasme écrit l'éloge de la folie (et, au passage, je suppose, quelques dizaines de missives) le temps d'un voyage en diligence à travers l'Europe ? Se déplacer était sans doute une affaire, mais une affaire à la mesure humaine.
Vous avez raison, cher Orimont, et on emportait ses malles de livres. Donc, là encore, le voyage était stimulant pour la lecture et sans doute pour l'écriture. Il fallait par ailleurs se tenir aux livres emportés, Internet ne venait pas nous en distraire, ni Kindle... Je crois que la lecture (et, par la même occasion, l'écriture), était plus concentrée, là encore, beaucoup moins distraite...
Utilisateur anonyme
25 mai 2012, 09:18   Re : La fonte des lettres
Il est probable que ceux qui écrivaient alors étaient équipés de secrétaires de domestiques (et d'épouses?) qui leur épargnaient la perte de temps des mille formalités et activités quotidiennes (courses, préparation des repas, réglement des factures, éducation des enfants, ménage, etc.) qui encombrent les journées des modernes et libéraoient leur esprit pour les activités littéraires. Il n'y avait pas de radio, pas de musique, pas de cinéma, pas de télévision, pas de téléphone et pas d'internet. Si l'on faisait la somme de tous les instants consacrés à cela dans une journée contemporaine, cela correspondrait sans doute à l'écriture d'un bon nombre de lettres...
25 mai 2012, 09:43   Re : La fonte des lettres
Ce fil est passionnant. J'ai eu, il y a dix ans, une correspondance épistolaire merveilleuse avec un homme, et je ne crois pas que cette forme tombe à ce point en désuétude. L'ère d'internet diffuse et diffuse de façon prolifique, mais cette profusion n'est pas éternelle, du moins j'aime le croire.
J'observe depuis quelques temps un resserrement et une exigence nouvelle dans les lignes éditoriales sur internet. Les gens se lassent, c'est inévitable, de la tyrannie du net et sa conversation hachée. De plus, je m'étonne beaucoup de ce que vous ne parliez pas des messages imprimés. Beaucoup impriment les messages et les archivent.
Il n'est pas sûr que les petits mots, messages et mails ne soient plus divulgués sous forme de correspondances, ni d'ailleurs que la correspondance écrite meurt. Les lettres circulent encore dans les boîtes aux lettres.
Et si elles devenaient un moyen dissident de correspondre? Leur saveur reprendrait du galon différemment, mais je ne crois pas à leur mort. Le papyrus, dont nous avons été privé en Europe à l'époque où les musulmans avaient envahi le Maghreb et le Moyen Orient, a privé longtemps l'Europe, au moins jusqu'à 1440 avec l'invention de l'imprimerie, de grands textes. Pourtant jamais l'écrit ne s'est résolu à mourir tout à fait.
Internet ne permet-il pas de connaître des intellectuels exceptionnels dont nul média ne fait mention? Croyez-vous que pour les lire il n'est pas préférable, de les imprimer sur papier plutôt que de se tordre le cou face à un écran? Pour les lettres il en est de même. Toute personne qui part en voyage en envoie, et pas toujours sous forme de carte postale, mais bien par longue lettre que la distance et le temps a fait mûrir.
Orimont Bolacre écrit : je ne sais même pas si de tels « recueils » d’échanges électroniques n’existent pas d’ores-et-déjà

Si fait, ils existent bien. Gabriel Matzneff a publié en 2010 chez l'éditeur Léo Scheer un recueil de ses propres courriels sous le titre amusant : Les émiles de Gab la rafale (émiles étant la francisation d'e mails en langage matznévien).
S'il est en effet trop tôt pour parler d'une disparition de la lettre manuscrite, nous assistons bien à son éclipse, et elle sera probablement longue. Sauf quelques rares exceptions, je n'écris ni ne lis plus de longue lettre depuis l'apparition des messageries électroniques.

Comme je le faisais remarquer récemment par message privé à un intervenant de ce forum, il me semble que les délais de réponse par courrier manuscrit étaient souvent, paradoxalement, moins longs que ceux qui ont cours aujourd'hui dans le monde virtuel. Il m'arrive de faire attendre six mois un correspondant, saturé de messages ponctuels et utilitaires au quotidien (notamment dans le cadre professionnel).

Quant à la graphologie, elle est surtout menacée par le manque de maîtrise du geste scriptural qui va découler de cette perte d'usage. Il est toujours possible d'obtenir une lettre manuscrite de quelqu'un, dans le but de l'analyser; mais il est à craindre que le matériau soit de moins en moins significatif, car trop peu maîtrisé et individualisé.
N’est-il pas un peu paradoxal qu’on déplore la mort du genre épistolaire sur le forum public de l’in-nocence ? Et que sont nos contributions, sinon des lettres circulaires ?
Utilisateur anonyme
25 mai 2012, 13:46   Re : La fonte des lettres
Deux petites perles entendues hier et ce jour sur Inter :

Dans Le jeu des mille euros, Untel est présenté comme grand amateur de littérature et cite, à l'appui de cette assertion de l'animateur, deux de ses auteurs favoris : Jean-Christophe Grangé et Maxime Chattam. Bon.

Tout à l'heure, dans le journal de treize heures, à l'occasion d'un reportage sur le mot de l'année, désigné par un comité dont France Inter est partenaire, on apprend que le mot est changement pour le public et twitter pour le jury, présidé par Alain Rey. Celui-ci prend ensuite la parole pour nous parler de Twitter et conclut de la sorte : On peut imaginer qu'au XVIIème siècle, un René Descartes serait allé sur Twitter et y aurait écrit une phrase comme Je pense donc je suis.

Voilà, c'était le petit moment moi aussi, je peux relever les perles-du-service-public-subventionné-par-notre-argent. Allez, bonne journée, mes amis !
25 mai 2012, 15:55   Re : La fonte des lettres
Citation
Jean-Michel Leroy
Tout à l'heure, dans le journal de treize heures, à l'occasion d'un reportage sur le mot de l'année, désigné par un comité dont France Inter est partenaire, on apprend que le mot est changement pour le public et twitter pour le jury, présidé par Alain Rey.

Entendu, aussi. Pourquoi n'avoir pas choisi Hollande, gauche, éloge, sucre, que sais-je, comme mot, au moins c'eût été clair. Le service public, par ses partis pris, ne cesse de se déshonorer, jour après jour.
Le mot de l'année, ou plutôt le groupe de mots, est sans nul conteste : "Pique-nique normal" et nul autre.

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(Si fait, ils existent bien. Gabriel Matzneff a publié en 2010 chez l'éditeur Léo Scheer un recueil de ses propres courriels sous le titre amusant : Les émiles de Gab la rafale (émiles étant la francisation d'e mails en langage matznévien).

Merci de me l'apprendre, Buena Vista. Avez-vous jeté un oeil à ce livre ? (de mon côté, il m'est arrivé de feuilleter un ou deux romans entièrement constitué d'échanges de courriels : impossible.)
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