Le site du parti de l'In-nocence

Le régne de la perfection

Envoyé par Gérard Rogemi 
Pour ceux qui ne connaissent pas Philippe Muray et pour les autres aussi.

NUL N'EST TENU DE RESTER DANS L'INCARNATION

Pas davantage que dans l'indivision, nul n'est tenu de rester dans le monothéisme. Nul n'est tenu de croire au Buisson ardent, au passage de la mer Rouge, à l'attente de Dieu par Élie sur le mont Horeb. Nul n'est obligé de prendre au sérieux la Nativité, les rois mages, la Trinité, la communion des saints, le sermon sur la montagne, l'onction à Béthanie. Nul n'est contraint d'apporter foi à la Résurrection, à l'Ascension, aux quarante miracles des Evangiles. Nul n'est tenu de rester dans l'incarnation.

Nul n'y a même jamais été moins tenu qu'aujourd'hui. Chacun est libre de raconter n'importe quoi : que le Christ est né la semaine dernière à Mulhouse par insémination d'une lesbienne anorexique, que saint Paul a émigré en Californie au lieu d'avoir la tête tranchée sur la route d'Ostie, que Moïse surfe sur le Web, qu'Ezéchiel tient un magasin de farces et attrapes à Ploumanach dans le centre-ville, que la fuite en Egypte s'est effectuée à bord d'un 4x4 avec pare-chocs anti-chameaux et badge « Bébé à bord » collé sur la lunette arrière.

Rien n'est plus facile que de dépasser le monothéisme, le christianisme, le catholicisme, c'est à la portée du premier venu et tout le monde est content. Les monothéistes en général et les chrétiens en particulier vous savent gré de dépoussiérer leurs vieilles marottes et de reconfigurer leurs antiques illusions. Ils ne demandaient que cela. Ils sont tout disposés à participer à la grande campagne « Bouge ton Jésus », c'est-à-dire à la modernisation, à l'actualisation et à la liquidation du mythe. Il suffit de changer les règles du jeu, donc d'oublier le jeu, quel qu'il soit, c'est-à-dire de se débarrasser du pacte symbolique. À partir de là, le champ est libre pour que s'amorce le discours contemporain de la repentance, pour que se mette en marche la frénésie de réécriture de l'Histoire passée, que se déploient des horizons triomphaux et que s'allume l'avenir radieux de l'humanité. Un avenir forcément féminin.

Nul n'est tenu de rester dans l'incarnation mais il ne faut pas le dire, au contraire, il faut croire et faire croire que nous vivons toujours sous l'empire des vieilles lunes patriarcales et gémissons dans les farouches ténèbres du monothéisme. C'est la raison du succès de Dan Brown et de son Da Vinci Code où on apprend qu'un meurtre gigantesque a été commis dans le passé, que le judéo-christianisme a étouffé les déesses-mères, que l'Église a écrasé dans l'œuf le Féminin sacré, détruit les « vrais » Évangiles qui racontaient que le Christ s'est marié avec Marie-Madeleine, qu'ils ont eu beaucoup de petits Mérovingiens, que c'est à elle, non à saint Pierre (un « sexiste for¬cené » entre parenthèses), qu'il a confié l'avenir du culte, enfin que l'histoire sainte telle qu'on nous la raconte est le résultat d'une cri¬minelle entreprise vaticane de désinformation. Une entreprise avec laquelle, après l'avoir mise en lumière, il convient d'en finir à jamais pour que l'Histoire redémarre dans l'autre sens, le bon, celui de la dérégulation métaphysique générale sous l'œil ému des déesses-mères rétablies dans leur ancienne majesté gravide.

Tout cela n'est pas nouveau et Dan Brown n'est ni le premier ni le dernier à débiter au kilomètre tant d'âneries new âge, tant de stupidités gothiques et démagogiques sur les mondes perdus et les cultes antiques, à radoter sur l'Opus Dei, le Graal, les Templiers. Mais il tombe au bon moment. L'humanité a hâte de se débarrasser des règles du jeu, de tous les jeux, à commencer par l'anthropologique, celui qui instaure l'interdit de l'inceste et la prééminence du langage. Respecter la règle du jeu, quelle que soit la règle et quel que soit le jeu, c'est toujours en fin de compte respecter cet interdit, la première des règles du jeu sans laquelle il n'y aurait pas de jeu du tout. Le genre humain a longtemps eu peur de retomber en inceste comme on retombe en enfance : pour éviter ce danger, il a mis en place toutes sortes d'obligations et de rituels (à commencer par le lien conjugal dont le principal bénéfice est de constituer un renoncement catégorique à l'attachement premier du sujet pour son géniteur du sexe opposé), il s'est abrité sous le parapluie de la transcendance et sous le nom de Dieu (lequel n'est pas un homme comme on voudrait le faire croire dans le Da Vinci Code mais un nom dont l'« illisibilité » rend insaisissable la réalité divine, donc garantit l'illusion du monde et le monde en tant qu'illusion). L'humanité ne veut plus respecter la règle du jeu. Mais elle ne peut encore se le dire ainsi parce qu'elle ne veut pas prendre la mesure de l'entropie concrète à laquelle elle aspire. Il faut qu'elle se cache son dessein ultime. Même pour ceux qui l'entreprennent de gaieté de cœur, le grand voyage de retour vers l'animalité ne va pas de soi, il faut donc qu'on leur dissimule habilement la vérité de leur désir en leur faisant croire qu'ils sont en guerre contre des forces maléfiques (l'Eglise, le Dieu-Père, etc.) qui ont juré leur perte. Pour que la véritable révélation ne soit jamais proférée, il faut la remplacer par une infinité de pseudos révélations bien combinées : d'où ce fatras de cryptogrammes, dans le Da Vinci Code, toute cette accumulation de symbologie, d'anagrammes, de cloîtres, de cryptes et de meurtres qui ne servent qu'à transfigurer en jeu de piste initiatique une volonté générale de sortir du jeu humain, ou de l'humanité en tant que jeu, c'est-à-dire en tant qu'artifice et convention opposés à la nature maternelle (les Grandes Déesses, le Féminin sacré) désormais considérée comme unique promesse de bonheur.

Avec en bout de course la levée de l'inceste, à la fois dérobée et en même temps magnifiée chez Dan Brown sous les espèces du « Hiéros gamos », l'union sacrée, le mariage mythique des dieux et des déesses entre eux (des frères et des sœurs), c'est-à-dire la fin des séparations mutilantes, le passage au-delà du monde des contradictions, des contraintes et des frustrations de la castration, l'entrée dans l'Âge d'or, dans la légende de l'innocence retrouvée, dans le Bien chimiquement pur. L'adieu au monde humain tel que nous le connaissons encore un peu. L'Empire du zéro défaut. Le règne de la perfection.

Reste à savoir si, de ce règne-là, on pourra sortir aussi facilement que de celui de l'incarnation(1).
Octobre 2004

1. À quelque temps de là, les médias tout retroussés de contentement se faisaient l'écho d'une émouvante cérémonie par laquelle on voyait le Féminin sacré, jadis écrasé par l'Église, reprendre du poil de la bête. La première femme française était « ordonnée prêtre » à Lyon, sur la Saône, à bord d'une péniche de tourisme naviguant au pied de la colline de Fourvière. Trois femmes « évêques », une Allemande, une Autrichienne et une Sud-Africaine, assistaient l'impétrante qui déclarait à la presse : « Cette ordination est une transgression. Elle est une rupture avec une situation que je considère comme obsolète, car injuste envers les femmes, une situation qui maintient l'inégalité entre hommes et femmes en matière de responsabilités et prises de décisions ecclésiales » (juin 2005). ;

Texte paru dans Moderne contre Moderne, Exorcismes spirituels IV, pages 67,68,69.
C’est vraiment faire beaucoup d’honneur à Dan Brown, romancier populaire qui ne se distingue de ses confrères que par une évidente incapacité à bâtir une intrigue et une absence complète de sens du ridicule (le fin mot du Da Vinci Code est que le Graal est caché sous la pyramide du Louvre).
A la boutique souvenirs ? J'aurais du m'en douter.
Citation
C’est vraiment faire beaucoup d’honneur à Dan Brown

Contrairement à la grosse majorité des habitués de ce forum Philipper Muray n'était pas fonctionnaire et était donc obligé de faire des piges pour vivre.

En outre il me semble que l'incroyable succès éditorial de Dan Brown méritait de tout facon une recension.
Rogemi, ne me retournez pas le couteau dans la plaie. Je suis moi aussi obligé de faire des piges pour vivre. Et au prix où elles me sont payées...
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