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Mondanités avec Mme Swann

Envoyé par Utilisateur anonyme 
Utilisateur anonyme
25 août 2012, 18:49   Mondanités avec Mme Swann
Chers In-nocents,

Il est un passage de la Recherche que j'ai de la peine à saisir car il est plein de sous-entendus relatifs à la noblesse française que je ne connais que vaguement de ma Suisse natale et à propos de laquelle les recherches me semblent difficiles. Le voici :

« En tous cas l’ignorance d’Odette en matière mondaine était telle que, si le nom de la princesse de Guermantes venait dans la conversation après celui de la duchesse, sa cousine : "Tiens, ceux-là sont princes, ils ont donc monté en grade, disait Odette." Si quelqu’un disait : "le prince" en parlant du duc de Chartres, elle rectifiait : "Le duc, il est duc de Chartres et non prince." Pour le duc d’Orléans, fils du comte de Paris : "C’est drôle, le fils est plus que le père", tout en ajoutant, comme elle était anglomane : "On s’y embrouille dans ces « Royalties »" ; et à une personne qui lui demandait de quelle province étaient les Guermantes, elle répondit : "de l’Aisne". »

La première phrase signifie-t-elle qu'Odette croit que tous les membres d'une même famille possèdent un titre de noblesse qui serait comme lié au nom et qu'il serait rare d'échanger pour un "meilleur" ? Il me semble au contraire que chaque individu peut potentiellement monter dans la hiérarchie sociale en fonction des alliances qu'il réalise par lui-même et qu'on aboutit rapidement à une situation hétéroclite. Et pourquoi ce masculin pluriel dans "ils ont donc monté en grade" si seule la duchesse, une femme donc – et seule, est "montée en grade" ?
La deuxième phrase laisse entendre, je pense, qu'Odette n'a pas compris que le mot "prince" peut être générique et désigner d'autres titres de noblesse que celui de prince même.
Pour le reste, le mystère est complet. Le titre de duc d'Orléans ne désigne-t-il pas l'un des fils du roi qui est exclu de sa succession ? Si oui il serait en effet amusant qu'Odette trouvât le fils "plus que" le roi, mais l'action du roman ne se passe-t-elle pas sous un président ? Le comte de Paris est-il réellement roi ?
S'agissant de la provenance des Guermantes je sens bien que quelque chose cloche dans la réponse donnée par Odette, mais quoi ? Les Guermantes sont-ils vraiment provinciaux (parle-t-on d'ailleurs de province dans le cas de l'Aisne ?) ? Pourquoi Odette répondrait-elle "l'Aisne" s'ils ne l'étaient pas ?

Comme ce forum a joué un rôle non négligeable dans mon envie de lire, en entier, ce roman qui depuis que je m'y suis mis me passionne, c'est naturellement que je suis venu ici pour en parler. Je vous remercie d'avance de vos lumières.
Utilisateur anonyme
25 août 2012, 19:30   Re : Mondanités avec Mme Swann
Cher Maxime.La réponse est complexe et je n'ai pas les connaissances suffisantes répondre à tous ces problèmes. Je suis un peu comme Odette. Il me semble cependant que « prince » s'utilise pour tout les membres de la famille royale quelque soit le titre (duc, comte) qui leur a été attribué. En France il y a bien une seule personne qui porte un certain titre (Duc de X) contrairement à la noblesse pontificale.
Dans le monde de Proust, au moins du coté de Guermantes, la République n'est pas admise (au moins au début), donc ces personnages se comportent comme s'ils étaient encore en monarchie. D'ailleurs La Recherche décrit la lente fusion de l'aristocratie traditionnelle, Guermantes (légitimiste) et de l' aristocratie industrielle (souvent Orléaniste puis républicaine modéré « opportuniste »), Verdurin.
Enfin il y a d'éminents lecteurs du forum, beaucoup plus compétents que moi en la matière.
Une première approche

Les membres des familles impériales, royales et ducales sont princes et princesses. Une maison (famille) peut disposer d'un ou plusieurs titres. Le chef de la Maison de France, qui est comte de Paris, duc de France, etc, peut distribuer les titres vacants. Ce n'est que du protocole.
L'Aisne est un département qui ne correspond à aucune province d'Ancien Régime mais réunit un morceau de la Picardie et un de L'Île de France. La réponse d'Odette montre donc ici son ignorance des dénominations anciennes encore en usage dans ce milieu.
« En tous cas l’ignorance d’Odette en matière mondaine était telle que, si le nom de la princesse de Guermantes venait dans la conversation après celui de la duchesse, sa cousine : "Tiens, ceux-là sont princes, ils ont donc monté en grade, disait Odette." »

Odette dit “ceux-là” parce qu’elle parle du couple, ou de la branche, à partir de la seule princesse. Elle croit que les princes sont ”plus” que les ducs. En France, dans les familles ducales, les ducs, chefs de famille, sont dans une position plus éminente que les princes, titres étrangers. Le duc de Polignac est l‘aîné ou appartient à une branche aînée par rapport au prince de Polignac. Odette confond “prince”, qualité (le comte de Paris est un prince français) et “prince”, titre (le prince de Léon est un cadet ou le chef d'une branche cadette de la maison ducale de Rohan).

« Si quelqu’un disait : "le prince" en parlant du duc de Chartres, elle rectifiait : "Le duc, il est duc de Chartres et non prince." »

Le duc de Chartres est un prince français. On dit “le prince”. Même chose bien sûr, et a fortiori, pour le comte de Paris. Il ne faut surtout pas dire “le comte” pour parler de lui mais “le prince” (ou, “en situation mondaine”, Monseigneur). J’avais beaucoup scandalisé un jeune lecteur de ce forum en lui expliquant que le comte de Paris n’était pas comte, encore moins “un comte”. Les titres que prennent ou que reçoivent les membres des familles royales (que le pays soit en monarchie ou en République n’y change rien) sont de simples “appellations” qui n’affectent en rien leur position dans la hiérarchie dynastique. (La suite une autre fois, sorry, dois m’interrompre).
Grave question.

Je ne sais pas en quelle année les évènements décrits se sont déroulés, mais comme le duc est, c'est avant 1894.

Le titre de "Comte de Paris" a toujours posé problème : s'il s'agit de Philippe d'Orléans, Philippe d'Orléans est en réalité, du point de vue orléaniste, Philippe VII.

Le titre de "Comte de Paris" lui fut conféré par son grand-père Louis-Philippe, roi des Français, c'est un titre de courtoise. Il était comte de paris quand il y avait un roi, dès que Louis-Philippe eut signé le texte "J'abdique cette couronne en faveur de mon petit-fils, le comte de Paris, il devint roi.

Le duc d'Orléans est dans ce cas Philippe d'Orléans (homonyme ? éponyme ? que sais-je...) son fils, futur Philippe VIII.
Un point : Proust moque ici le travers de bien des gens qui veulent voir au sein de la noblesse d'ancien régime une hiérarchie stricte.

En fait, la noblesse d'ancien régime ne connaissait de règle bien précise de préséance que pour la famille royale au sens large (c'était, pour faire court, une question de proximité de la couronne) et, pour les nobles, ne distinguait que les pairs (voir les affaires de tabouret bien connues à Toulouse dans le quartier de Saint-Simon).

Historiquement, les pairs étaient soit ducs, soit comtes, à parité, comme on dit maintenant (trois pairs ducs-évêques, trois pairs comtes-évêques ; trois pairs ducs, trois pairs comtes pour les laïcs, dont celui de Toulouse, le comte Moundi, n'est-ce pas Marc ?).
Il faut bien comprendre aussi que la “hiérarchie” traditionnelle (baron, vicomte, comte, marquis, duc) est le b a ba de la structure de la noblesse, qu’on apprend aux débutants pour qu’ils aient quelque chose à quoi se raccrocher. La structure véritable est infiniment plus complexe, des critères d’ancienneté et de prestige venant la compliquer à chaque étape. Pour d'en tenir à la Recherche, Mme Verdurin, tout aussi ignorante qu’Odette bien que future princesse de Guermantes, place à table le marquis de Cambremer, parce qu'il est marquis et l’autre “simple” baron, plus haut que le baron de Charlus, cela au grand embarras de M. de Cambremer, qui sait Charlus beaucoup plus grand seigneur que lui et n’espérait même pas lui être présenté, et au grand amusement (un peu affecté) de Charlus lui-même, frère du duc de Guermantes et en possession de toute sorte de titres plus ronflants les uns que les autres, parmi lesquels il a choisi celui de baron de Charlus pour son ancienneté et son prestige. Il dit aimablement à Mme Verdurin : « J’ai bien vu que vous n’aviez pas l’habitude » (ce qui fait d'elle son ennemie mortelle).

À |'intérieur des familles royales la hiérarchie plus haut mentionnée n’a aucune espèce de portée. Les titres sont purement décoratifs (enfin, je simplifie un peu...), et n’affectent en rien la qualité essentielle de prince français, prince du sang. Le comte d’Artois était le père des ducs d’Angoulême et de Berry. Le titre de comte de Paris, porté par le fondateur de la dynastie capétienne, l’emporte sur tous les autres. L'actuel comte de Paris est le chef de la maison d’Orléans et le frère aîné de l’actuel duc d’Orléans. Il est également le père de l’actuel duc de Vendôme et il est donc “plus” que l’un et l’autre, pour parler comme Odette, qui pourrait ressortir à leur propos sa fameuse phrase malheureuse.
Proust était très fier des relations qu'il s'était faites mais avait compris l'humour que les descendants de l'ancienne noblesse entretenaient sur leur propre statut. Il s'en inspira avec bonheur pour nous donner ce morceau de bravoure cité par Maxime. Cette gourde d'Odette avait carton plein.
Oui, Jean-Marc, comte de Toulouse, ce n'est pas rien. Après Raimon VII le titre tombe dans l'escarcelle des rois de France et resurgit sur la tête d'un enfant de la Montespan...
25 août 2012, 23:38   Bon à savoir
Moralité de portée universelle : ne dites jamais à quelqu'un qu'il n'a pas l'habitude.
26 août 2012, 12:38   Re : Bon à savoir
Un exemple pratique, Maxime, concernant une personne qui intéresse la noblesse d'au moins trois pays, l'Espagne, la France, l'Angleterre.

Cayetana Fitz-James Stuart est la XVIII duchesse d'Albe (titre transmissible aux femmes).

Elle est Grande d'Espagne à plusieurs titres (par exemple comme duchesse d'Albe mais aussi comme comtesse d'Aranda). Ces Grandesses sont équivalentes entre elles et la préséance ne reconnait dans ce cas que l'ancienneté du titre (un titre de comte plus ancien passe avant un titre de duc pour la Grandesse espagnole).

Quand son père fut nommé ambassadeur à la Cour de Saint-James par Franco, Churchill indiqua à ses filles qu'elles devaient la référence à leur parente Cayetana (toutes issues de Winston Churchill) puisque Cayetana descendait de Berwick (Fitz-James, donc), qui était, ceci dit et par ailleurs, pair de France. Jacobo Fitz-James fut, à ma connaissance, le seul ambassadeur à Londres qui fût aussi pair d'Angleterre, bien qu'il n'utilisât jamais ce titre.

Autre exemple, la comtesse de Teba, qui s'appelait en fait Maria Palafox-Portocarrero de Guzmán y Kirkpatrick, fut connue en France sous le nom d'Eugénie de Montijo, ou encore Eugénie, Impératrice des Français.

J'espère que cela vous aura convaincu de la simplicité du sujet.
Utilisateur anonyme
26 août 2012, 15:37   Re : Mondanités avec Mme Swann
Jean-Marc "Grand d'Espagne" est genré ?
Vous me posez une colle, et le dictionnaire de la RAE n'est pas clair. Par analogie avec la règle concernant les titres ( Duquesa ne veut pas seulement dire femme du duc, cela veut dire aussi titulaire du titre) et avec celle qui veut que Cayetana soit la Jefa du nom d'Albe, je dirais que oui.
Cela semble être masculin ou féminin selon le cas, les recherches donnent caballero grande et dama grande,la forme est la même au masculin et féminin.
Jean-François,

Il semblerait que le Littré et le TLFI ne nous donnent pas de réponse.

En revanche, les sites consacrés à ce thème utilisent bien les termes "Grande d'Espagne", voir par exemple ceci :

[dynastie.capetienne.free.fr]


De même, Louis de Rouvroy nous donne quelques pistes de même nature :

[books.google.fr]
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