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Le règne de Narcisse

Envoyé par Gérard Rogemi 
04 septembre 2012, 15:12   Le règne de Narcisse
A lire car c'est de très haute facture !

Editorial du n° 121 (Eté 2006) de la revue Éléments

Le règne de Narcisse

"La société a adopté, sans la moindre limite et sans le moindre contre-pouvoir, l'intégralité des valeurs féminines », estimait récemment le pédiatre Aldo Naouri. De cette féminisation témoignent déjà le primat de l'économie sur la politique, le primat de la consommation sur la production, le primat de la discussion sur la décision, le déclin de l'autorité au profit du « dialogue », mais aussi l'obsession de la protection de l'enfant (et la survalorisation de la parole de l'enfant), la mise sur la place publique de la vie privée et les confessions intimes de la « télé-réalité », la vogue de l'« humanitaire » et de la charité médiatique, l'accent mis constamment sur les problèmes de sexualité, de procréation et de santé, l'obsession du paraître, du vouloir-plaire et du soin de soi (mais aussi l'assimilation de la séduction masculine à la manipulation et au « harcèlement »), la féminisation de certaines professions (école, magistrature, psychologues, travailleurs sociaux), l'importance des métiers de la communication et des services, la diffusion des formes rondes dans l'industrie, la sacralisation du mariage d'amour (un oxymore), la vogue de l'idéologie victimaire, la multiplication des « cellules de soutien psychologique », le développement du marché de l'émotionnel et de l'apitoiement, la nouvelle conception de la justice qui fait d'elle un moyen, non plus de juger en toute équité, mais de faire droit à la douleur des victimes (pour leur permettre de « faire leur deuil » et de « se reconstruire »), la vogue de l'écologie et des « médecines douces », la généralisation des valeurs du marché, la déification du « couple » et des « problèmes de couple », le goût de la « transparence » et de la « mixité », sans oublier le téléphone portable comme substitut du cordon ombilical, la disparition progressive du mode impératif dans le langage courant, et enfin la globalisation elle-même, qui tend à instaurer un monde de flux et de reflux, sans frontières ni repères stables, un monde liquide et amniotique (la logique de la Mer est aussi celle de la Mère).

Après la pénible « culture raide » des années trente, tout n'a certes pas été négatif dans cette féminisation. Mais celle-ci verse désormais dans l'excès inverse. Plus encore qu'elle n'est synonyme de dévirilisation, elle débouche sur l'effacement symbolique du rôle du Père et sur l'indistinction des rôles sociaux masculin/féminin.

La généralisation du salariat et l'évolution de la société industrielle font aujourd'hui que les hommes n'ont tout simplement plus de temps à consacrer à leurs enfants. Le père a peu à peu été réduit à un rôle économique et administratif. Transformé en « papa », il tend à devenir un simple soutien affectif et sentimental, fournisseur de biens de consommation et exécuteur des volontés maternelles, en même temps qu'assistante socialo-ménagère, aide-marmiton, changeur de couches et pousseur de caddies.

Or, le père symbolise la Loi, réfèrent objectif qui s'élève au-dessus des subjectivités familiales: Alors que la mère exprime avant tout le monde des affects et des besoins, le père a pour rôle de couper le lien fusionnel entre l'enfant et sa mère. Instance tierce qui fait sortir l'enfant de la toute-puissance narcissique, il permet la rencontre de celui-ci avec son contexte social-historique, et l'aide à s'inscrire dans un monde et dans une durée. Il assure «la transmission de l'origine, du nom, de l'identité/ de l'héritage culturel et de la tâche à poursuivre » (Philippe Forget). Faisande pont entre la sphère familiale privée et la sphère publique, limitant le désir par la Loi, il s'avère par là indispensable à la construction de soi. Mais de nos jours, les pères tendent à devenir « des mères comme les autres ». « Ils veulent eux aussi être porteurs de l'Amour et non plus seulement de la Loi » (Éric Zemmour). Or, l'enfant sans père a le plus grand mal à accéder au mondé symbolique. En quête d'un bien-être immédiat qui n'a pas à affronter la Loi, l'addiction à la marchandise devient tout naturellement son mode d'être.

Une autre caractéristique de la modernité tardive est l'indistinction des fonctions masculine et féminine, qui fait des parents des sujets flottants, égarés dans la confusion des rôles et le brouillage des repères. Les sexes sont des complémentaires antagonistes, ce qui veut dire qu'ils s'attirent et se combattent en même temps. L'indifférenciation sexuelle, recherchée dans l'espoir de pacifier les relations entre les sexes, aboutit à faire disparaître ces relations. Confondant identités sexuelles (il n'y en a que deux) et orientations sexuelles (il peut y en avoir une multitude), la revendication d'homoparentalité (qui enlève à l'enfant les moyens de nommer sa parentèle et nie l'importance de là filiation dans sa construction psychique) revient à demander à l'État qu'il fabrique des lois pour valider des mœurs, légaliser une pulsion ou donner une garantie institutionnelle au désir, ce qui n'est pas son rôle.


Paradoxalement, la privatisation de la famille est allée de pair avec son invasion par l'« appareil thérapeutique » des techniciens et des experts, conseillers et psychologues. Cette « colonisation du monde vécu » sous prétexte de rationalisation de la vie quotidienne a renforcé tout à la fois la médicalisation de l'existence, la déresponsabilisation des parents, et les capacités de surveillance et de contrôle disciplinaire de l'État. Dans une société considérée comme en dette perpétuelle vis-à-vis des individus, dans une république oscillant entre le mémoriel et le compassionnel, l'État-Providence, affairé à la gestion lacrymale des misères sociales par le biais de sa cléricature sanitaire et sécuritaire, s'est transformé en État maternel et maternant, hygiéniste, distributeur de messages de « soutien » à une société placée sous serre. C'est cette société dominée par le matriarcat marchand qui s'indigne aujourd'hui du virilisme « archaïque» des banlieues et s'étonne de se voir méprisée par lui.

Mais tout cela n'est évidemment que la forme extérieure du fait social, derrière laquelle se dissimule la réalité des inégalités salariales et des femmes battues. La dureté, évacuée du discours public, revient avec d'autant plus de forces en coulisses, et la violence sociale se déchaîne sous l'horizon de l'empire du Bien. La féminisation des élites et la place prise par les femmes dans le monde du travail ne l'a pas rendu plus affectueux, plus tolérant, plus attentif à l'autre, mais seulement plus hypocrite; La sphère du travail salarié obéit plus que jamais aux seules lois du marché, dont le but est d'accumuler à l'infini de lucratifs retours sur investissements. Le capitalisme, on le sait, a constamment encouragé les femmes à travailler afin d'exercer une pression à la baisse sur le salaire des hommes. À l'heure actuelle, 80 % des 3,4 millions de personnes qui travaillent en France pour un salaire inférieur au Smic sont des femmes.

Toute société tend à manifester des dynamiques psychologiques qu'on peut aussi observer au niveau personnel. À la fin du XIX siècle régnait fréquemment l'hystérie, au début du XX e siècle la paranoïa. Dans les pays occidentaux, la pathologie la plus courante aujourd'hui semble être un narcissisme civilisationnel, qui se traduit notamment par l'infantilisation des agents, une existence immature, une anxiété conduisant souvent à la dépression. Chaque individu se prend pour l'objet et la fin de tout, la recherche du Même prime sur le sens de la différence sexuelle, le rapport au temps se limite à l'immédiat. Le narcissisme produit un fantasme d'auto-engendrement, dans un monde sans souvenirs ni promesses, où passé et futur sont pareillement rabattus sur un perpétuel présent et où chacun se prend soi-même pour l'objet de son désir, en prétendant échapper aux conséquences de ses actes. Société sans pères, société sans repères!

Robert de HERTE
04 septembre 2012, 20:05   Re : Le régne de narcisse
Très intéressant,merci.
J'ajouterais volontiers la disparition des capacités de sublimation qui conduit à l'appauvrissement des vies et au réensauvagement des conduites.
04 septembre 2012, 22:59   Re : Le régne de narcisse
Merci, cher Rogemi pour ce texte qui analyse la situation actuelle de notre société de façon très pertinente.
04 septembre 2012, 23:27   Re : Le régne de narcisse
Merci, cher Rogemi, pour ce texte qui fait clairement l'état des lieux.
Utilisateur anonyme
05 septembre 2012, 00:58   Re : Le régne de narcisse
Et ça, de quoi est-ce le règne ?
05 septembre 2012, 01:12   Re : Le régne de narcisse
En littérature, les temps sont vraiment durs pour l'école fantaisiste.
05 septembre 2012, 07:31   Re : Le régne de narcisse
Monsieur Leroy,
Le régne démocratique de l'horizontalité et du "anything goes" autorise le sujet à modifier à sa guise son environnement. Et en plus cela donne du travail à une entreprise de peinture et permet ainsi de limiter le chômage.

So what ?
05 septembre 2012, 08:54   Re : Le régne de narcisse
Ce que ce très bon texte pourrait rajouter, c'est que les pères en redemandent, ils sont de plus en plus pressés de prendre le rôle des femmes, et ce dont ne parle pas cet article, c'est de tous ces pervers narcissiques qui volent le rôle des femmes et les détruisent en les obligeant à prendre le rôle du père dans les cas extrêmes où l'enfant bascule dans un monde sans foi ni loi.
05 septembre 2012, 09:01   Re : Le régne de narcisse
Citation
c'est de tous ces pervers narcissiques qui volent le rôle des femmes et les détruisent en les obligeant à prendre le rôle du père dans les cas extrêmes où l'enfant bascule dans un monde sans foi ni loi.

Hélas, trop vrai.

Ps.: je suis choqué de voir le nombre de plus en plus élevé d'hommes pratiquant l'épilation intégrale, réclamée d'ailleurs à cor et à cri par leurs femmes.
Utilisateur anonyme
05 septembre 2012, 09:20   Re : Le régne de narcisse
(Message supprimé à la demande de son auteur)
Utilisateur anonyme
05 septembre 2012, 12:10   Re : Le régne de narcisse
Cher Rogemi,

Je ne sais pas.
Le jour où je peindrai ma pelouse, je me sentirai tout drôle...
05 septembre 2012, 13:52   Re : Le régne de narcisse
Citation
Le jour où je peindrai ma pelouse, je me sentirai tout drôle...

Mon billet était ironique mais le fait que des gens en arrivent à de tels actes sans que cela soit considéré comme un canular est la preuve que la déraison est devenue la normalité de l'ére postmoderne.
Utilisateur anonyme
05 septembre 2012, 14:01   Re : Le régne de narcisse
(Message supprimé à la demande de son auteur)
05 septembre 2012, 22:50   Re : Le règne de narcisse
Aujourd'hui toutefois, il s'agit et d'une soumission infantile et perverse à Big Mother, et du refus d'un fardeau, comme de tous les fardeaux de l'existence que l'on ne veut plus porter.
Ne parlons même pas de pouvoir les porter avec poésie ! La singularité se vit dans la solitude du clown sur la scène. Et le public mange la scène et l'espace du clown, chaque jour, un peu plus.
Parce que l'artifice, monsieur Bourjon, ça peut être très beau si c'est bien porté.
05 septembre 2012, 22:52   Re : Le règne de narcisse
Ps.: je suis choqué de voir le nombre de plus en plus élevé d'hommes pratiquant l'épilation intégrale, réclamée d'ailleurs à cor et à cri par leurs femmes.
Vous m'avez fait bien rire !
06 septembre 2012, 09:47   Re : Le règne de Narcisse
Au fait, et en passant, ne conviendrait-il pas de ravaler la façade du titre ?
Utilisateur anonyme
06 septembre 2012, 10:19   Re : Le règne de Narcisse
(Je n'osais pas le dire, cher Francmoineau...)
06 septembre 2012, 10:28   Re : Le règne de Narcisse
Que proposez-vous ?
Utilisateur anonyme
06 septembre 2012, 10:43   Re : Le règne de Narcisse
(Message supprimé à la demande de son auteur)
06 septembre 2012, 10:48   Re : Le règne de Narcisse
J'ai été un peu long à la détente. Merci Didier !
06 septembre 2012, 11:03   Re : Le règne de Narcisse
Ce e méritait une épilation... suivie d'un implant...
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