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Principe de Janus et mondialisation

Envoyé par Quentin Dolet 
Deux lectures simultanées me donnent matière à penser : Janus de Koestler (sur le conseil de Francis Marche) et C'était de Gaulle, de Peyrefitte.

1°) Koestler propose un concept fort stimulant : le holon. Ce concept désigne les entités intermédiaires de toute hiérarchie, qui, selon le principe de Janus, peuvent à tout moment être définies comme totalités, et comme parties d'un tout. Un individu, par exemple, "est un tout cohérent par rapport à ses parties constituantes, mais en même temps fait partie d'une entité sociale plus large" (famille, nation, etc.). Chaque holon présente une tendance à l'intégration (pour fonctionner en tant que partie) et une tendance à l'assertion (pour préserver son autonomie individuelle). Le déséquilibre survient lorsque le holon ne peut assouvir l'une de ces tendances. Lorsqu'il est privé, notamment, de toute possibilité adéquate d'appartenance à une entité supérieure, de transcendance, il est susceptible de réagir par une adhésion aveugle et fanatique à n'importe quel mouvement politique ou n'importe quelle secte religieuse, ceci afin de combler sa soif inaltérable d'intégration.

2°) Pour De Gaulle, les États-Unis étaient un "costume de polichinelle", non pas une nation comme la France, c'est-à-dire une entité capable d'intégrer ses différentes communautés et ses différents individus (un "creuset" dit-il). Aux États-Unis -- pour penser avec les mots de Koestler -- les holons manquent d'un principe national qui leur permettrait d'assouvir leur besoin d'appartenance, et se replient sur leur identité ethnique, raciale, territoriale ou politique (ce qui est sans doute moins vrai depuis le 11 septembre) -- ils créent ce que Peyrefitte appellent justement des "colonies intérieures".

Si le monde entier devient un "costume de polichinelle", si les identités nationales sont effacées dans l'Union européenne, dans l'Occident-Axe du Bien, puis, à terme, dans le Marché planétaire, ou toute autre "gelée amorphe" (Koestler), n'ira-t-on pas tout droit vers une résurgence tous azimuts des pulsions fanatiques de tous les holons livrés à leur singularité ? C'est la question que l'on est en droit de se poser, avec celle-ci : face au phénomène de globalisation -- inévitable, et souhaitable à maints égards --, ne faudra-t-il pas préserver des "champs identitaires nationaux" (termes flous, mais retrouvera-t-on jamais les "identités nationales" traditionnelles ?) très forts et très influents, dans lesquels les hommes pourront se fondre et s'épanouir en tant que parties ? Nécessité d'un nouveau type de "souverainisme" (pour rebondir sur ce thème) ?
En Europe les champs identitaires nationaux sont en voie de démantèlement, au profit du holon d'intégration supérieure (l'Union européenne) d'une part, et du rang des holons immédiatement inférieurs (les régions) d'autre part; en France, le projet de "réduction du millefeuille territorial" prévoit la disparition des holons inférieurs au rang des régions : les départements.

C'est un peu comme le jeu de Tetris : il y a absoption des couches intercalaires (nations, départements) au profit des rangs de holons dont l'allégeance identificatoire est directement adressée à l'Empire européen en voie de consolidation et d'intégration. Les régions, pour certaines transnationales, parleront directement au bloc européen, qui leur répondra directement, et les couches ancestrales (nations, micro-régions/départements) devront s'effacer devant la pyramide que doit composer l'Etre continental et ses vassaux territoriaux sans chef ni peuple historique constitué.

La mise en empire de l'espace européen passe par une indifférentiation des nations au profit d'entités territoriales de taille moyenne (les régions), qui lui devront tout. La dette politique, morale et financière est le ciment de l'empire en gestation : entités régionales endettées + peuples accueillis dans l'indifférentiation (tout demandeur d'asile vaut un autre demandeur d'asile, "solidarité avec tous les sans-papiers") et rendus moralement redevables à l'égard de la puissance accueillante sont les ingrédients indispensables au contrat impérial et à la soudure de ses parties.

Alexandre Kojève tint son séminaire en France durant les années de l'ascension de l'hitlérisme en Allemagne, soit dans l'époque de maturation outre-Rhin d'une vision d'intégration européenne par processus d'indifférentiation violente touchant les nations qui occupaient cet espace ; pressentiment, projection, et oeuvre augurale, philosophique chez le professeur en Sorbonne, militaire et inaugurale chez le Führer composaient déjà et désignaient un même projet européen. Hégélianisme de droite et hégélianisme de gauche demeurent hégélianisme et le processus moderne, millénariste, a fini par pointer de ses outils la voie de l'indifférentiation non-violente des nations, celle que l'on voit mettre en oeuvre depuis une vingtaine d'années.

L'Europe, peut-être, voulait naître si fort et de manière si objective que sa destruction physique par la deuxième guerre mondiale servit encore ses destinées : dans son allocution d'adieu très récente au parlement européen, Daniel Cohn-Bendit martelait que l'oeuvre des européistes aura été de rendre tout conflit entre nations de l'Europe unie impossible, déclaration qui peut masquer le fait que les guerres qui eurent l'Europe pour théâtre originel entre 1870 et 1945 ne furent que les secousses, le violent chamboulement physique de la mise au monde d'un être pré-conçu, dont l'instauration avait été théorisée de longue date (Hegel lui-même avait vu le projet de cet être se dessiner dans le sacre de Napoléon) et qui, naturellement, comme tout être marié au Temps, ne peut commencer qu'une fois, aussi douloureux et long l'accouchement qui permit sa venue. Si bien que ce ayant dit, notre Cohn-Bendit continental n'a fait que déclarer, dans le grand soleil qui fait suite à l'orage, que si la pluie a cessé de tomber, c'est grâce à lui, venu au monde (en avril 1945) avec les premiers rais du soleil --- où l'on reconnaît le fort et très classique stratagème de l'homme politique qui, emporté par le courant, s'applique, la tête hors de l'eau, à paraître le commander.

La fin de l'histoire en Europe, qui marque le début d'un empire nouveau, est effectivement advenue et les frictions ukrainiennes sont à interpréter comme crise infantile : le jeune empire ne sachant où fixer ses frontières à l'Est, c'est l'empire russe qui a entrepris de les fixer pour lui, comme un oncle somme toute assez débonnaire (selon les nouvelles du jour) qui indique à son jeune neveu un rien impétueux, dans un geste un peu vif mais non point hostile, où se situe la ligne de démarcation de son territoire tout neuf que l'enfant entend défendre en fendant l'air de son sabre de carton.
Le problème majeur est que l'Europe, dans sa forme actuelle, relève trop du "monstre froid" aux yeux de la majorité des Européens pour qu'ils éprouvent le désir de s'y intégrer, de l'accepter en tant que supérieur hiérarchique digne d'admiration et d'amour. Ne parlons pas des départements, qui sont des supérieurs assez fantomatiques, et qui ne sont évidemment pas perçus comme entités indépendantes de la nation. Celle-ci reste un modèle assez fiable pour les holons du vieux continents ; et lorsqu'ils peuvent s'y rattacher, ils n'hésitent pas à le faire. Ils défendent leur langue, leurs modes de vie, ils apprennent leur histoire, remontent leur généalogie -- ils se replient, comme on dit dans les journaux. N'est-il pas inévitable que ce besoin profond redessine peu à peu des frontières culturelles nettes ?
L'Europe est un "monstre froid" parce que les Européens sont devenus étrangers à la civilisation européenne, à l'histoire européenne, aux idéaux européens, exactement de la même façon que les Français sont en train de devenir, dans leur majorité, étrangers à la civilisation, l'histoire, aux idéaux de leur pays. C'est ce que sont les peuples qui détermine ce que sont leurs gouvernements, pas l'inverse — surtout en régime démocratique.
Dans ce cas-là, on change de peuple ?...
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