« Rien d’étonnant si, dans ces conditions, l’entreprise scolaire parvient à reproduire, bon an, mal an, un lot de consommateurs [de savoir] particulièrement conformes. Il n’est pour s’en persuader que de songer à l’orthodoxie culturelle dont témoignent ces produits d’exposition que sont les lauréats du concours général. En 1963, sur les dix-huit premiers prix (dont quinze étaient fils et filles de cadres supérieurs ou de membres des professions libérales et trois fils de commerçants), treize disaient se destiner à l’enseignement ou à la recherche, témoignant par là leur reconnaissance envers une Université qui avait su les reconnaître. Tous faisaient de la lecture leur loisir d’élection et leurs préférences se groupaient dans le petit cercle de l’avant-garde consacrée : Camus, Malraux, Valéry, Kafka, Proust. Onze d’entre eux disaient aimer surtout la musique classique et le théâtre, le cinéma et le jazz ne venant jamais qu’au second rang. Enfin, ils refusaient avec indignation l’idée que Johnny Hallyday pût représenter la jeunesse actuelle et mettaient la Grèce en tête des pays qu’ils aimeraient visiter. Ainsi, chaque année, les jeunes lauréats révèlent, dans leurs projets d’avenir, les vertus que célèbrent les articles nécrologiques. Voyant dans le premier prix de philosophie, de français ou de langues anciennes, la réalisation la plus accomplie des valeurs attachées à l’enseignement classique, on peut composer le type idéal de l’
homo academicus en sa forme juvénile : issu de parents et de grands-parents eux-même enseignants, le premier prix de philosophie de 1964 a pour projet de préparer l’école normale supérieure, d’y passer l’agrégation et de devenir professeur de philosophie, tandis que le premier prix de version latine “a lu l’ensemble de la littérature française à quinze ans et deux mois”, et, “farouchement individualiste”, “étonnant par sa précocité”, n’hésite qu’entre la recherche et l’enseignement (les journaux, juin 1964). »
Pierre Bourdieu & Jean-Claude Passeron,
Les Héritiers, éditions de Minuit, collection “Le Sens commun” (1964), chapitre 2, « Jeu sérieux et jeux du sérieux », pp. 65-66.