Les gouvernants étaient vertueux, du moins perçus comme tels, les hauts fonctionnaires étaient intègres ou paraissaient tels et la morale n'était pas encore descendue des chaires d'église et des penseurs du droit pour mettre de l'ordre dans les menus propos et le quotidien du petit peuple comme elle le fait aujourd'hui. La morale ne s'était pas encore découvert cette vocation de police du verbe pour le petit peuple. L'expression de pensées impures n'était pas encore verbalisable ni passible des tribunaux. Les faux-pas n'étaient pas encore des "dérapages" susceptibles d'opprobe public. Les déclarations sur l'islam de décembre 2010 que la 17e chambre correctionnelle reproche à Renaud Camus eussent entré dans la catégorie des "écrits de combat", soit la licence politique et intellectuelle normalement accordée à tout écrivain dont le talent est incontestable.
D'où ce genre de chansons que la moraline d'aujourd'hui condamnerait sans appel. La chanson française était un véritable "espace de liberté" (elle pouvait être salace, "crue", cochonne si l'on veut mais le plus souvent en termes voilés, tout en se gardant de la grossièreté et de toute expression de hargne politique et de violence verbale comme le fait le rap); toute critique sociale était recevable sous forme de satire, dans la grande tradition dix-huitiémiste française et les chansonniers maniaient la dérision courtelinesque. La grossièreté, la vulgarité, l'obscénité, l'injure violente et directe, le langage ordurier étaient interdits, absolument bannis de la radio et de la télévision. Dans les années 60, les aînés avaient connu la Grande Guerre, avaient été des contemporains de Proust, après tout -- le langage, l'humour salace et les formes de la grivoiserie s'en ressentaient et
ne se pratiquaient pas hors la conscience de leur présence. Leurs oreilles étaient préservées peut-être par respect (respect dû à tous ceux qui ont traversé des époques terribles) avec pour résultat qu'elles l'étaient comme celles des enfants. Entre la retenue par égard pour les anciens (pourquoi user du terme "les aînés" qui n'avait point cours alors ?) et la nécessité de ne point heurter ou troubler la sensibilité des plus jeunes, la langue s'empêchait, les apparences étaient sauves, et la morale allait froncer les sourcils dans une autre direction.
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La chanson "Les Fleurs de mandarine" (Michel Fugain, 1968), dont je me souviens, serait elle aussi interdite de radio aujourd'hui.