Au sujet de l'Egypte.
Il y a deux forces "politiques" ou "sociales" en Egypte : l'armée et l'islam, et cela depuis que, en 642-43, des armées arabes islamisées ont fait main basse sur ce pays, jadis riche et prospère. Conquête militaire et islamisation sont allées de pair. On peut résumer, cavalièrement certes, toute l'histoire de l'Egypte depuis 642, à l'exception de quelques moments (de 1920 à 1952) vite effacés, par une succession de pouvoirs militaires, parfois des mercenaires, dont les Mamelouks circassiens, alliés au Calife (le Calife a résidé pendant un siècle environ au Caire) et aux juristes et théologiens d'Al Azhar. On oublie qu'un des paradigmes auxquels se référait Nasser, outre le "socialisme", la "fierté nationale", la "lutte contre l'Occident", était le réveil ou le renouveau de l'islam. Les Frères musulmans ont été de brèves années (de 1948, incendie du Caire, à 1956 ou 57) des alliés ou des soutiens du pouvoir militaire. On sait que Sadate, colonel de l'armée égyptienne (puis général ?) était fasciné par les Frères musulmans, qu'il a d'ailleurs fait libérer en 1975 ou 76 et réintroduits prudemment dans le champ social et culturel, même politique.
Les manifestants de la place Tahrir qui font fait tomber Moubarak représentent certes ce que l'on nomme parfois la "société civile" - des "bobos" épris de démocratie ou d'une image frelatée de la démocratie, fils ou neveux des membres de l'appareil d'Etat militarisé -, mais eux ou leur candidat n'ont eu que très peu de voix aux premières élections réellement démocratiques organisées en Egypte depuis 1952 (il y en a eu entre 1920 et 1952). Du feu, ils ont tiré les marrons, que d'autres ont mangés. Ils ont été les idiots utiles des Frères musulmans et des salafistes. Deux ans plus tard, ces gogos se retournent vers les militaires, pour chasser du pouvoir les Frères musulmans, démocratiquement élus un an plus tôt. Fih mokh gowwa ! (il y a de la cervelle à l'intérieur, dit-on en Egypte ironiquement, en montrant du doigt sa propre tête ou la tête d'un chef)...
Certes, les Frères musulmans sont accusés d'avoir "noyauté" l'Etat et les médias - mais c'est ce que fait tout pouvoir élu ou tout pouvoir issu d'un coup d'Etat. Qu'a fait Lénine ? Qu'ont fait les socialistes en 1981 ? Ce noyautage (éventuel) sert de justification militante au coup d'Etat. La quasi totalité des journalistes, souterrainement favorables au coup d'Etat, répètent ce prétexte : ce n'est pas analyser les faits, c'est se faire le porte-parole d'autres. La thèse du noyautage peut être examinée. Comment expliquer que les généraux qui ont pris le pouvoir, dont Al Sissi, ont été nommés par les Frères musulmans, de même Mansour, le président par intérim ? Si noyautage il y a eu, il a été fait par des nullités ou des naïfs. Mais cela n'infirme en rien la distinction entre confrérie et Etat.
A mon sens, on ne comprend rien à ce que sont les Frères musulmans, si l'on ne rapporte pas la création de la confrérie en 1928 à la situation, très singulière, de l'Egypte depuis 1914. En 1920, l'Egypte est devenue un pays libre, souverain et indépendant, après quatre siècles de colonisation (le mot est interdit dans l'historiographie - seuls colonisent, comme chacun sait, les Occidentaux) ottomane, colonisation avide et cruelle, lesquels ont été précédés par trois siècles de domination circassinenne, etc. Membre de la SDN, seul pays arabe à l'être, l'Egypte a été pendant trente-deux ans une véritable démocratie (plus que l'Italie, l'Espagne, le Portugal et la France ?), avec une presse libre, de nombreux partis, des élections libres et a connu, pendant la même période, une vraie prospérité. La grande force politique alors était le "mouvement national", un mouvement national égyptien, alliance libérale de musulmans éclairés, de coptes, de francs-maçons, pour qui le destin de l'Egypte, sa liberté, sa prospérité, étaient l'essentiel. Toute la verroterie islamique et arabe, dominante depuis 1952, existait certes, mais ne jouait pas un rôle de premier plan.
C'est dans ce pays qu'ont été créés les Frères musulmans avec un triple ou quadruple objectif : replacer l'islam (marginalisé) au coeur de la vie sociale et politique; choisir l'oumma arabe et musulmane, substitut au califat supprimé en 1923, plutôt que la nation; purifier l'Egypte et en chasser les Juifs (environ 90000 personnes, victimes de pogroms en 1948 et jusqu'en 1956, année où tous ceux qui étaient encore restés en ont été chassés : tout cela est bien étudié par Mme Bat Ye'or); expulser les étrangers (qui représentaient entre 1 et 2% de la population) - ce qui a été fait de 1956 à 1961; rétablir la charia pour que les chrétiens d'Egypte se tournent vers l'islam ou redeviennent des sous-sujets de seconde zone...
Voilà ce qu'a été cette confrérie dès 1928. Mais il est quasiment impossible de le dire en France, ne serait-ce que parce que se sont établies en France des colonies islamiques qui adhèrent au paradigme de 1928 et qui, si cela était dit; seraient "stigmatisées" par des "racistes islamophobes".