Croisement de lectures :
"Les apparitions de Jean Aicard ne produisaient pas le même effet, avec quelque soin que ce cabotin de petite ville les aménageât. Toujours frappé de quelque nouvelle ténébreuse calamité, comme Manfred, riant avec un grincement de damné « par-dessus sa douleur », ce raseur à masque tourmenté avait le toupet, après Aubanel, de tirer son pauvre mirliton. Quand il avait achevé, de sa trop belle voix de velours sombre, ces vers d’une atroce niaiserie, il quêtait les compliments dans la sébile grinçante d’un rire faux. Un jour qu’il avait agacé Mistral par je ne sais quelle sotte raillerie sur la taille et le teint des Arlésiennes, le maître de Maillane lui riposta : « Je te conseille de parler de beauté ; tu as l’air d’une vieille pierre ponce trouvée au fond du Rhône. » Il y a vingt-cinq ans de cela. Depuis, la vieille pierre ponce, habillée de vert par l’Académie, a dû amasser de la mousse. […] Régulièrement, il reculait [son] départ à la dernière minute, la voiture étant attelée, sans s’apercevoir de notre désappointement, à nous les jeunes, que ses façons à la fois dramatiques et charlatanesques irritaient. Pour employer une expression vulgaire, mais si juste en l’occurrence, ce « foudroyé » nous bassinait, comme si nous avions payé un fauteuil de balcon afin d’assister à ses contorsions. Aicard posait jusque pour la femme de chambre, cependant d’âge canonique, qui faisait son lit et lui montait l’eau chaude. Il est de ces incorrigibles vaniteux qui croient que Satan s’occupe exclusivement de leur personne et leur réserve des tentations exceptionnelles. […] L’originalité, la seule, de Jean Aicard, aura été, au cours de sa sinistre existence de plagiaire, ce contraste d’une âme banale jusqu’au vil et d’un visage presque dantesque."
Léon Daudet –
Fantômes et vivants