Le site du parti de l'In-nocence

Cinéma désengagé

Envoyé par Henri Rebeyrol 
26 mai 2014, 09:29   Cinéma désengagé
Il y a un demi-siècle, les réalisateurs de films, quand ils étaient « engagés », c’est-à-dire « d’extrême-gauche » et fidèles de la vulgate marxiste-léniniste, montraient dans leurs films des ouvriers participant à de longues et dures grèves, soit pour obtenir des augmentations de salaire ou des primes, soit pour bénéficier de meilleures conditions de travail (pause-déjeuner, vestiaires, douches, cantine, etc.) ou d’une semaine supplémentaire de congés payés, etc., soit pour lutter contre les nervis du patronat, soit pour être enfin représentés dans les conseils d’administration et contribuer aux décisions stratégiques de l’entreprise. Cela, c’était il y a un demi-siècle. C’était dans l’Europe d’avant.
Aujourd’hui, la classe ouvrière s’est effacée : les grèves, les revendications, les espoirs de vie meilleure ont disparu, mais ces disparitions n’ont pas fait disparaitre les cinéastes d’extrême-gauche confits en dévotion marxiste-léniniste, ceux-là mêmes qui ont pour fonds de commerce le prolétariat, les ouvriers, le travail. Les frères Dardenne illustrent parfaitement ce retournement de l’Histoire.

Dans leur dernier film, Deux jours, une nuit (montré à Cannes et très vivement "apprécié", paraît-il), ils restent fidèles à la vulgate et montrent des ouvriers, surtout une ouvrière et des ouvriers, tous des « prolos », 17 exactement, plus leurs conjoints, les enfants, les voisins, habitant dans un quartier prolo de Wallonie (sans doute la banlieue de Liège). Ces ouvriers travaillent dans une petite usine où ils fabriquent, semble-t-il, des panneaux de particules, mais on ne les voit pas travailler. Ce qui les met en émoi, c’est un vote et la campagne « électorale » du week-end, le vote ayant lieu le lundi matin, à la « reprise » du travail. Ils ont le choix entre une prime de 1000 euros ou le maintien à son poste d’une ouvrière dépressive qui est, pour quelque temps encore, en arrêt « longue maladie ». Autrement dit, ou bien l’ouvrière est licenciée et les seize autres ouvriers touchent une prime ; ou bien, elle reprend son poste et la prime s’envole. Ces ouvriers de Wallonie (aucun ne parle avec l’accent « belge » des prolos de Wallonie) ne sont jamais montrés en train de travailler, sans doute parce que le travail est en voie de disparition. Leur seule ambition est une prime. Aux oubliettes la conscience de classe, la solidarité, la lutte. La réalité montrée en gros plan, c’est la dépression, les larmes, les pilules avalées.

Le véritable sujet du film est la disparition des travailleurs. Mais les frères Dardenne n’en ont pas conscience. Ils continuent à décliner la vulgate, et d’abord dans la forme, restant fidèles à l’esthétique réaliste socialiste : plans rapprochés, longs plans fixes, au plus près des gens et des choses (sonnettes à l’entrée des immeubles, portes qui restent fermées, nourriture industrielle, étals de l’épicier arabe, bouteilles d’eau minérale en plastique, escalier d’une maison, etc.), mêmes gestes répétés à satiété (avaler une pilule et un verre d’eau, boire au goulot, couper la pizza en quatre parts, sonner aux portes, téléphoner, répondre au téléphone, etc.). Il n’y a pas d’effets de caméra, pas de caméra lyrique qui tournoie dans l’espace, pas d’éclairage « artiste », mais de la rigueur et de l’austérité, lesquelles, dans l’esprit des réalisateurs, seraient en adéquation avec le sujet, mais dans le seul esprit des réalisateurs, car ce film n’est juste que dans la mesure où ce qui apparaît à l’écran (la disparition de la classe ouvrière et du travail), c’est ce que les frères Dardenne refusent de montrer.

Le film est faux aussi dans la représentation des corps. Il est une actrice qui apparaît constamment à l’écran, du début à la fin : Mlle Cotillard, qui joue le personnage de Sandra, l’ouvrière dépressive qui va être licenciée « démocratiquement ». Dans le monde réel, la différence de classe s’inscrit dans les corps. Deux ou trois acteurs du film ont des têtes de prolos et une démarche en accord avec la classe qui est la leur. Pas Mlle Cotillard. Certes elle porte du début à la fin les mêmes jeans (un peu délavés, mais « mode »), un débardeur rose ou un chemisier rouge, des bottines… Mais elle n’a pas la démarche d’une prolo. Celle qui marche dans les rues est une actrice de cinéma habituée des salles de gym et mangeant « sain » : pas de nourriture industrielle grasse et lourde. Elle a le corps souple d’une bobo riche – c’est-à-dire l’exact contraire de la malheureuse mère de famille malade qui est près de perdre son emploi et qui, dans le film, mange des pizzas industrielles ou de la nourriture de restaurants populaires.

La vérité de ce film est ailleurs, dans ce qu’il dit sans jamais le montrer ou dans ce qu’il montre sans jamais le dire, comme si la vérité devait être cachée – ce qui est fort de café pour des cinéastes communisants qui ont la religion de la « pravda ».

La première de ces vérités est dite, mais très vite, dans un murmure, par le patron de la PME : la concurrence des fabricants asiatiques et du monde entier. Dans la globalisation des échanges sans frontières, les plus faibles sont condamnés à disparaître, les plus faibles étant les entreprises de la vieille Europe et les ouvriers qu’elles emploient. Mais, à peine dite, cette vérité est oubliée ou elle est transformée en « fatalité » ("ce n'est pas de ma faute", "je n'ai pas voulu ça" répétés sans cesse), comme dans la tragédie grecque.

La seconde vérité est montrée, mais elle n’est jamais dite : il n’y a pas une seule phrase dans les dialogues qui mette des mots sur cette chose, à savoir la présence, parmi les seize ouvriers, qui vont conserver leur emploi de Kader, Seymour, Hicham, et d’un jeune stagiaire, Alphonse, Congolais ou d’origine congolaise. L’ouvrier sacrifié est Sandra, la prolo et mère de famille belge. Elle est sacrifiée, non pas sur l’autel des primes, comme voudraient le faire accroire les frères Dardenne, qui pensent trop bien pour faire un film insolent, dérangeant, anticonformiste, mais sur les autels du « multiculturalisme » et de la « diversité » (le médecin qui soigne Sandra aux urgences se nomme Aïssa, elle achète son eau minérale chez un épicier arabe). Les frères Dardenne montrent sans jamais les dire les raisons pour lesquelles un ouvrier belge est licencié : la présence massive d’un grand nombre d’étrangers qui condamnent au chômage une malheureuse mère de famille, mariée à un prolo belge.

Jadis, l’esthétique réaliste était au service de l’émancipation des travailleurs. Aujourd’hui, les cinéastes qui se disent ou se croient « engagés » (mais auprès de qui s’engagent-ils ?) mettent l’esthétique « réaliste » au service de l’asservissement des travailleurs. Ils sont persuadés qu’ils émancipent les prolétaires, ils ne font que chanter leur disparition. Gare au boomerang, comme dans Le Dîner de cons.
Seuls les utilisateurs enregistrés peuvent poster des messages dans ce forum.

Cliquer ici pour vous connecter