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Nous ?

Envoyé par Thomas Rhotomago 
19 décembre 2014, 13:38   Nous ?
Quelque chose m'a surpris en lisant le Discours prononcé par M. le Président de Montesquieu, à la rentrée du Parlement de Bordeaux le jour de la S. Martin 1725, extraits des Œuvres posthumes du-dit Montesquieu.

"Mais, depuis que nous avons quitté nos mœurs sauvages; depuis que, vainqueurs des Gaulois et des Romains, nous avons pris leur police ; [...]"

Très peu connaisseur de l'oeuvre de Montesquieu, je ne sais ce qu'il entend par ce "nous", vainqueurs des Gaulois et des Romains. Les Francs ? Les Gaulois sont-ils considérés comme un peuple autochtone qu'il a fallu vaincre (et remplacer), tout comme il a fallu vaincre un peuple étranger, les Romains ?

(Soit dit en passant, sur le thème précis de ce discours, il est frappant de constater à quel point certaines questions se posent presque dans les mêmes termes qu'aujourd'hui : "Il faut encore que la justice soit prompte. Souvent l'injustice n'est pas dans le jugement, elle est dans les délais.")
19 décembre 2014, 14:11   Re : Nous ?
Éléments de réponse ici [www.persee.fr]

"Or Montesquieu entend défendre contre Dubos et l'absolutisme les droits historiques de la noblesse, héritière des Francs victorieux : comme Boulainvilliers il a besoin qu'il y ait eu conquête, que Gaulois et Francs se soient affrontés"
19 décembre 2014, 14:51   Re : Nous ?
19 décembre 2014, 19:05   Re : Nous ?
Merci beaucoup pour votre réponse.
19 décembre 2014, 22:46   Re : Nous ?
Ce "nous" n'est que partiellement problématique : si l'on suppose qu'il désigne les Francs et Clovis au VIe siècle, il se résout sans trop de difficultés. Il recouvre un jeu de forces qui s'intercalèrent pendant dix siècles au moins, dans un schéma immuable, à partir de cette époque, dans cette région du monde qui embrasse tout le versant occidental du continent Eurasien, entre la Bretagne et la Perse.

D'après les spécialistes, dont Bruno Dumézil (bien Bruno), l'élan conquérant des Francs débuta véritablement avec l'accession au pouvoir de Clovis vers 481. Parties d'une région située entre Tournai et Reims, ses troupes envahirent la Picardie et le Bassin parisien. Clovis lança également plusieurs attaques contre les Alamans sur la rive droite du Rhin, tandis qu'au sud il menaçait le Wisigoths d'Aquitaine et les Burgondes de la moyenne vallée du Rhône. Le roi d'Italie,, l'Ostrogoth Théodoric le Grand tenta de réagir en épousant une soeur de Clovis puis en donnant deux de ses filles en mariage au roi wisigoth Alaric II et au prince héritier burgonde Sigismond. Le Wisigoth Alaric II fit assaut de romanité, essayant de conforter son image de souverain bienveillant auprès des élites aquitaines et provençales en promulgant un abrégé de droit romain, le Bréviaire d'Alaric, et autorisa Césaire d'Arles à réunir un grand concile à Agde en 506.

Mais Clovis, inaugurant une stratégie que devaient reprendre les Valois dix siècles plus tard, se trouva des appuis contre les Ostrogoths en Orient autant qu'en Gaule, et c'est ainsi qu'une flotte byzantine en vint à menacer l'Italie pour le compte de Clovis comme devaient le faire les galères turques pour François 1er mille ans plus tard [*]-- l'Histoire, y compris l'histoire militaire, se répète en Occident, suivant une périodicité chiliastique, ainsi qu'on le voit encore ici.Theodoric ne put venir au secours d'Alaric II défendant Arles, et ce dernier dut se porter seul à la rencontre de Clovis et ce fut la fameuse bataille de Vouillé près de Poitiers, en 507, qui consacra la victoire de Clovis.

Thedoric finit par se dégager de Byzantins et au printemps 508, fit lever le siège d'Arles, et en profita pour assurer sa domination sur l'ensemble de la Provence jusqu'aux territoires burgondes.

A la mort de Clovis en 511, son royaume fut partagé entre ses quatre fils Thierry, Clodomir, Childebert 1er et Clotaire 1er. En dépit des rivalités agitant la dynastie mérovingienne, les différents rois s'entendirent pour mener des opérations militaires hors de leurs territoires. Ils attaquent le royaume burgonde qu'ils parviennent à conquérir en 534. Leur cible prochaine était la Provence des Ostrogoths en pleine crise diplomatique et de succession ; en effet en 526, à la mort de Theodoric le Grand, sa fille Amalasonthe avait pris en charge la régence du royaume d'Italie. Mais en 534, elle fut contrainte d'associer au trône un de ses parents nommé Théodat. Ce Théodat allait être l'instrument d'achèvement de la conquête par les Francs de l'espace qui nous intéresse : il commença par faire emprisonner Amalasonthe, avant d'ordonner sa mise à mort en 535. Comme Amalasonthe était à la fois la nièce de Clovis et une fidèle alliée des Byzantins, Théodat venait d'offrir un casus belli à tous ceux qui voulaient envahir le royaume ostrogoth, à l'Ouest comme à l'Est.

Théodat tentat d'abord d'apaiser les Francs en leur offrant cinquante mille francs d'or, comme "amende compensatoire" (le wergeld) devant effacer la dette créée par l'homicide. L'amende fut acceptée mais le partage de la somme engendra des tensions entre les rois mérovingiens.

En Orient, l'empereur Justinien commença de menacer gravement Théodat et son royaume d'Italie; quant à l'ambassade que ce dernier envoya à Byzance en vue d'apaiser les tensions, dirigée par l'ancien préfet du prétoire des Gaules Liberius, elle trahit son commanditaire, et bientôt les armées impériales débarquèrent en Italie. Les Ostrogoths déposèrent Théodat mais c'était trop tard. Son remplaçant Vitigès eut beau tenter une alliance avec la Perse du roi Chosroès pour ouvrir un second front en Orient contre les Byzantins (suivant une stratégie qui devait être reprise, là encore mille ans plus tard, par Charles Quint se rapprochant de la Perse en vue d'ouvrir un second front à l'Est de l'empire ottoman [*]), il se trouvait lui-même "pris en sandwich" comme tous les acteurs de ce drame sauf les Francs, et se devait donc, afin de s'assurer de ne pas être attaqué sur ses arrières en Occident, d'apaiser les Francs de manière durable, et c'est donc en 536 ou 537 que les Ostrogoths acceptèrent d'offrir la Provence aux Francs dans l'espoir d'obtenir leur neutralité dans le conflit qui les opposait à Byzance.

Voilà donc comment "nous" achevâmes de conquérir la Gaule romanisée et déjà presque entièrement christianisée (Theodoric le Grand était arianiste, certes, mais tous les fonctionnaires envoyés par le roi d'Italie étaient catholiques) : des intrigues, beaucoup d'intrigues -- une dame victime d'un félon, qui tomba à son tour victime de sa félonie -- une bataille (Vouillé) et des jeux d'alliance sur un immense échiquier dont le damier courait de l'Aquitaine à la Perse, où, comme il était prévisible, purent s'imposer les acteurs sis aux marges de la table pour n'être point, en pareille position, au risque d'être pris en étau.

Comme quoi une position géostratégique marginale, dans la guerre de tous contre tous, confère à celui à qui elle échoit un avantage certain.

[*] Pour le lecteur curieux de l'action de cette onde chiliastique et des champs pentaséculaires : [recherchemetahistorique.fr]
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