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Mais où sont passés les Indo-Européens ?

Envoyé par André Page 
Je viens de finir Mais où sont passés les Indos-Européens ? de Jean-Paul Demoule (octobre 2014, 27 euros, 740 pages).
Jean-Paul Demoule est un protohistorien français, membre de l’institut universitaire de France (institut auquel appartiennent deux pour cent des enseignants-chercheurs, sélectionnés pour leur excellence).
On sait que l’histoire abonde en récits révisionnistes ou repentistes qui expliquent que, ce que l’on avait toujours cru, en fait, était une légende nationaliste, ou ethnocentriste, ou raciste.
Le livre de Jean-Paul Demoule est explicitement de ce type : en effet il affirme que tout ce qu’on croit communément sur les Indo-Européens est faux, et que l’origine de cette croyance fausse serait à rechercher du côté de l’hostilité à l'Ancien Testament et in fine aux Juifs.
Je n’ai pas trouvé de critique de ce livre dans la presse spécialisée.
En évaluer la valeur est difficile à un profane.
Je vais essayer d’un rendre compte dans les messages suivants.
Le plan du livre : exposer chronologiquement les théories relatives aux I-E, depuis leur origine au XVIIIème siècle et même antérieurement, jusqu’à aujourd’hui.
Au fur et à mesure, J.-P. Demoule dit que la thèse exposée est fausse, ou non prouvée.

Environ la première moitié du livre est consacré à des auteurs assez anciens, dépassés. L’auteur n’a pas de peine à montrer que leurs vues politiques étaient souvent non conformes au politiquement correct actuel. Il n’a pas de peine non plus à montrer que leurs vues sur tel ou tel point sont abandonnées. Et, de façon récurrente il dit : leur schéma de pensée, lui, on ne l’a pas abandonné (alors qu’on aurait dû).
On pourra avoir des opinions diverses sur cette partie de l’ouvrage : la trouver inutile, fastidieuse, déloyale.
Personnellement, elle m’a intéressé. Quelle créativité, chez tous ces théoriciens ! Comme ils ont dû s'amuser et être excités ! Quelle science aussi !
J’ai eu le sentiment – peut-être erroné - que l’hostilité de l’auteur ne déformait pas trop la façon dont il rendait compte des thèses qu'il combat, et qu’il faisait là preuve d’une assez grande honnêteté (je contesterai l'auteur sur trois cas précis dans un autre message).

La deuxième moitié de l’ouvrage est consacrée à des thèses contemporaines. Là, l’auteur dit le plus souvent que la thèse est non prouvée, plus rarement qu’elle est fausse.

La toute fin de l’ouvrage n’expose pas la thèse de l’auteur, mais expose le genre de théorie qui devrait remplacer les thèses qu’il combat.
Bref, le livre est presque entièrement critique.
Or "on ne détruit réellement que ce qu'on remplace".
Faute de remplacer les vues communes, l'auteur, me semble-t-il, les laisse subsister.
Des Highlands d'Ecosse au golfe du Bengale, on parle des langues qui ont beaucoup de traits communs ou voisins.
Depuis très longtemps, la théorie standard est qu'une population partie d'un territoire pas très vaste a parlé des dialectes apparentés constituant un ancêtre de ces langues, et que cette population, par migrations de proche en proche, a linguistiquement conquis l'espace allant de l'Ecosse au Bengale : il y a eu foyer, et diffusion par migration.
A la fin du livre, l'auteur consacre quelques pages non convaincantes à faire semblant de proposer un autre type d'explication quant à la proximité des langues.
Il indique en particulier que, dans les Balkans, à l'époque ottomane, plusieurs langues se sont profondément influencées mutuellement. Mais
a) de toute façon, c'est un espace assez petit, donc un foyer.
b) L'empire ottoman faisait régner la paix dans ce territoire, où les populations pouvaient donc circuler et se mélanger. Un tel empire est tout à fait exclu pour ce qu'il en est des I-E.
Une comparaison plus plausible est celle faite [par Strefan Zimmer] avec les "peuples" ayant accompli les Grandes Invasions : probablement chacun conglomérats de populations assez diverses linguistiquement.
Mais cela ne nous fait pas sortir de l'hypothèse d'un foyer.

Il dit aussi que, avant l'époque contemporaine, il n'y a pas un vaste territoire ou tout le monde parle une même langue, homogène, et, plus loin, un autre vaste territoire avec une autre langue.
Mais tout le monde sait ça : porte ouverte enfoncée.
Il rappelle que tel auteur [Schuchardt] faisait remarquer par exemple que, jadis, un voyageur allant de Rome à Paris n'aurait pas rencontré l'italien, puis le franco-provençal, puis le français. Mais, de village en village, aurait rencontré des transitions insensibles. C'est la situation contemporaine qui nous fait projeter indûment sur le passé nos langues nationales.
Assez juste.
N'empêche : un voyageur qui serait allé vers l'est, brusquement, aurait rencontré un idiome lorrain germanique, non significativement influencé par le lorrain d'oïl, et ne l'ayant pas significativement influencé non plus.
Et le serment de Strasbourg n'a pas été prononcé en six cents idiomes, ni en trente, ni en dix, mais en deux : un idiome roman, et un idiome germanique, et tous les soldats ont à peu près compris soit l'une, soit l'autre des deux versions, et non seulement ont compris mais ont prononcé (puisque au serment du roi répondait un serment des soldats).

Une hypothèse assez marrante ("mais le débat n'est pas tranché") : l'anglais serait un pidgin, mélange de saxon et de français (p 576), d'où sa simplicité grammaticale [hypothèse que je comprends ainsi : les francophones arrivés avec Guillaume le Conquérant, aurait parlé un saxon "petit-nègre", à grammaire simplifiée, qui serait devenu l'anglais].
Les thèses diffusionnistes-migratrices se divisent en deux (je rappelle que tout le monde est diffusionniste-migrateur, sauf l'auteur ; il ne cite aucun auteur qui pense comme lui : dans son livre il se présente seul contre l'universalité des spécialistes).

1° La thèse de Renfrew, qui soutient que les I-E sont les porteurs de la diffusion de l'agriculture en Europe (et, probablement, aussi en Inde) : ils sont partis du Moyen-Orient, et ils ont submergé les populations de fourrageurs (=chasseurs-cueilleurs).
L'auteur pense que c'est effectivement comme ça que l'agriculture essentiellement s'est diffusée en Europe : par quasi-remplacement de population (et non par importation culturelle) (sauf, peut-être, dans l'espace balte). Mais, comme tous les spécialistes sauf Renfrew, il pense que la thèse de Renfrew - populaire chez les profanes dans les pays anglophones - ne tient pas debout. Principal argument pour lui : le Moyen-Orient ancien ne semble pas être un territoire indo-européen (autre argument classique, non utilisé par lui : le vocabulaire commun atteste d'un développement technique inconnu aux premiers agriculteurs);
.
2° Toutes les autres thèses, qui ont en commun ceci : une population A de langue i-e a conquis un peuple B, et l'a conduit à changer de langue (comme les habitants de l'Angleterre, parlant celte et quelquefois latin, conquis après la chute de l'empire romain par des Germains ("les Angles et les Saxons"), se sont mis à parler des idiomes germaniques dont est issu l'anglais). Ensuite ce peuple B a conquis un peuple C, qui a changé de langue de la même manière. Et ainsi de suite...
Demoule discute en détail ces thèses (qui naturellement donnent des dates et des lieux) et dit, fondamentalement, qu'elles sont non prouvées.
Très juste.
Mais comme il n'en fournit pas d'autre...
Les théses de diffusion par conquête diffèrent notamment par la réponse à la question : qu'est-ce qui donnait à un peuple B, conquis par les I-E, une supériorité permettant la conquête sur un peuple C, non i-e ?
Anciennes explications
a) la race
b) l'organisation sociale, l'idéologie guerrière
Explications plus récentes :
c) le cheval
d) l'économie pastorale, le grand élevage.
e) la tolérance au lactose.

(sachant que les explications ne s'excluent pas (en particulier d) et e) ), et que l'une peut avoir joué un plus grand rôle ici, l'autre un plus grand rôle là).

JP Demoule élimine le cheval.
Il élimine le d) en trois lignes très peu convaincantes.
Il ne mentionne pas e), inexplicablement.

Pour ma part, j'en reste à d) et e), avec, comme foyer les théories standard chez les spécialistes actuels, c'est-à-dire , quelque part entre l'Ukraine orientale ("la steppe pontique") et le Nord de la Caspienne.
C'est tout à fait à la fin que l'auteur introduit la thèse - présente dans le quatrième de couverture, présente aussi dans l'article enthousiaste et niais consacré à l'ouvrage par Roger-Pol Droit dans le Monde des livres - selon laquelle l'aversion pour la filiation biblique et pour les Juifs explique les fausses thèses sur les I-E.
Disons que le livre fournit très peu d'arguments en faveur de cette thèse extravagante.
1° Il y a des raisons scientifiques puissantes en faveur de la thèse diffusionniste-migratrice. Comme dit l'auteur, elle est naturelle, simple, évidente. tandis qu'il qualifie sa thèse de complexe. Et si complexe qu'il ne l'expose même pas, suggérant simplement les directions qu'elle devrait prendre...
2° Quant à l'intérêt pour les I-E, il a évidemment eu des origines diverses, que l'auteur éclaire très bien. Il y a eu notamment un nationalisme allemand, et un racisme allemand (à l'encontre des autres Européens, pas à l'encontre des Juifs, même si les racistes allemands étaient en général antisémites).
3° Pour les savants qui se sont intéressés aux I-E, la Bible ne fournissait évidemment pas un mythe d'origine sérieux, et les I-E ne constituaient donc pas un mythe alternatif à la Bible.
4° Evidemment, des nazis ou des nazillons (la Nouvelle Droite) se sont entichés des I-E par goût des conquérants, ou par racisme germanique (ou nordique), ou par goût pour les sociétés inégalitaires. Qu'est-ce que cela prouve ?
5° La récente grande théoricienne de l'expansion i-e, Marija Gimbutas, est plutôt hostile aux I-E : la pacifique vieille Europe aux déesses féminines a été conquise par les vilains I-E, qui y ont apporté la guerre.

J.-P. Demoule ne donne pas vraiment l'impression d'être fou. J'en déduis que cette imputation d'hostilité aux Juifs comme origine de la théorie qu'il combat, il n'y croit pas : il fait cette imputation car il pense à juste titre que cela suscitera pour son livre l'enthousiasme des esprits faibles et pc du genre de R.-P. Droit, et aussi il la fait car, accuser d'antisémitisme, c'est dénoncer l'antisémitisme, donc effectuer une bonne action. Accuser l'Occident est par ailleurs faire une bonne action. En accusant d'antisémitisme l'Occident, J.-P. Demoule accomplit donc deux bonnes actions.
En plus ça lui rapporte.
Le gros lot !
Jusque à quel point l'auteur nie-t-il l'existence des populations i-e dans un foyer à partir duquel elles auraient migré ?
Il prétend nier cette existence dans le quatrième de couverture (en fait, il le prétend à moitié, ou aux trois-quarts : le passage est à l'interrogatif : "Mais les Indo-Européens ont-ils vraiment existé ? Est-ce une vérité scientifique, ou au contraire un mythe d'origine, celui des Européens, qui les dispenserait de devoir emprunter le leur aux Juifs, à la Bible ?") .
Dans l'ouvrage, la phrase qui correspond à cette assertion est "l'antithèse 5" (page 597) : "L'idée d'un Foyer unique et localisé (Urheimat) [en allemand : "foyer originel"] où vivait le Peuple originel n'est que l'une des hypothèses possibles pour rendre compte des apparentements ente les langues."

On voit que la déclaration proclamée avec fracas de la négation de l'existence des I-E - déclaration reprise par le simplet enthousiaste et pc du Monde des livres - en fait, se ramène peut-être à pas grand chose : "c'est une hypothèse possible mais pas certaine, d'ailleurs je n'en formule aucune autre".
Et quand il en formulera une autre, ça sera peut-être : "deux foyers i-e situés à quelques jours de marche, parlant des langues très proches mais pas identiques, avec d'ailleurs certains traits linguistiques communs hérités pas de ces foyers mais diffusés sans mouvements de population" : bref, une autre version du modèle standard (lequel de nos jours n'est jamais simple).

Beaucoup de bruit pour pas grand-chose.
Une des entreprises les plus fascinantes des études indo-européennes est la tentative de reconstituer le lieu du foyer et de reconstituer la société par l'étude du vocabulaire.
La tendance actuelle est à un certain scepticisme. L'auteur enfonce les portes largement ouvertes depuis longtemps en multipliant les arguments sceptiques, et conclut en disant que rien n'est prouvé (même pas l'existence d'un foyer).
La théorie actuellement dominante est que les I-E vivaient dans une région qui comportait des forêts (les animaux d'habitat forestier sont nombreux dans le vocabulaire commun), ce qui n'exclut pas grand chose sinon le désert ou la steppe non boisée.
Et qu'ils connaissaient l'agriculture (mais tout le monde est d'accord là-dessus);
Et qu'ils n'étaient pas des agriculteurs primitifs : puisque il y a produits laitiers, laine, étoffe, véhicules à roue (l'auteur nie que le vocabulaire prouve cela, à la suite de Renfrew).

(On pourrait définir le scepticisme en la matière en disant : le sceptique ne déduit pas de l'absence, seulement de la présence.
Il n'y a pas de terme i-e pour la mer, il y en a très peu pour les poissons : on n'en conclut qu'ils ne connaissaient pas la mer, ni qu'ils ne pêchaient pas dans les rivières.
Il y a des termes nombreux pour les animaux vivant dans la forêt, il y des termes pour des réalités inconnues des agriculteurs primitifs : on en déduit qu'ils fréquentaient la forêt et qu'ils étaient des agriculteurs non primitifs).
Je m'aperçois que j'ai été un peu sévère avec Roger-Pol Droit, l'auteur de la recension enthousiaste dans Le Monde.
Mais il est Blanc, Européen, Français, non-Juif : il a beaucoup à se faire pardonner.
L'auteur fait grand usage de termes allemands, la densité maximale de ceux-ci étant atteinte dans la conclusion (quatre mots en deux pages : Urvolk, Ursprache (deux fois), Stammbaum [respectivement "peuple originel", "langue originelle", "arbre généalogique"].
J'ai longtemps cru qu'il faisait cela pour diaboliser la position adverse.
L'ouvrage intégralement lu, il me semble que cet usage est peut-être plus innocent qu'il m'a semblé.
C'est un fait que les études indo-européennes ont été dominées par les Allemands, et l'auteur semble germaniste puisque il dit qu'il communiquait en allemand (et non en anglais) avec Marija Gimbutas (Balte émigrée aux Etats-Unis et publiant en anglais depuis 1952).

La bibliographie est principalement en trois langues (français, allemand, anglais), mais j'ai repéré aussi de l'italien, du russe, du grec, du polonais, du tchèque, du néerlandais...
Elle fait soixante-dix pages.
Il y a cinq index, qui font quarante pages.
La table des matières fait huit pages. Je l'ai trouvée d'un maniement facile.
Il y a dix-neuf tableaux et cartes, rassemblés à la fin de l'ouvrage, ce qui est efficace.
Certains passages, assez techniques, sont relativement ardus (ils manient des réalités archéologiques (ou géographiques) pas toujours bien maîtrisées par le lecteur, comme la Céramique cordée ou l'Helladique moyen, ou la Phtiotide).
Il m'a fallu une dizaine de jours pour le lire.

La langue maniée par l'auteur est impeccable. Il y a peu de fautes de frappe.
Autre domaine particulièrement fascinant des études indo-européennes : la reconstitution du fonds commun mythologique et idéologique, à laquelle est particulièrement attachée le nom de Georges Dumézil.

L'auteur ne nie pas les correspondances : il pense qu'on peut les attribuer à une "circulation permanente et à longue distance entre les élites d'objets de prestige (chars, épées, lances, parures, arcs composites, chevaux), de matières premières prisées (étain, cuivre, ambre), mais aussi des savoirs qui accompagnaient nécessairement ces échanges d'objets et de techniques. Tout cela impliquait nécessairement une certaine communauté idéologique aristocratique..." [Tout ceci à partir du IIème millénaire avant notre ère].

Evidemment, si on refuse le foyer i-e, toutes les correspondances doivent s'expliquer par diffusion culturelle.
Mais, si l'on accepte le foyer, sans nier que certaines correspondances peuvent s'expliquer par diffusion culturelle, il est naturel d'en attribuer d'autres à un héritage commun.
Citation
André Page
J’ai eu le sentiment – peut-être erroné - que l’hostilité de l’auteur ne déformait pas trop la façon dont il rendait compte des thèses qu'il combat, et qu’il faisait là preuve d’une assez grande honnêteté (je contesterai l'auteur sur trois cas précis dans un autre message).
.

Voici deux des trois cas.

Page 316 : Hans Jürgen Eysenck [...], Arthur Jensen [...] sont engagés politiquement, et très à droite. Eysenck et Jensen furent d'importantes références "scientifiques" pour justifier le racisme dans les écrits de la Nouvelle Droite française..."

1° Les guillemets à "scientifiques" sont tout à fait déplacés : Eysenck et Jensen furent d'éminents psychologues, contestables naturellement, mais dont la qualité de savant ne peut pas être niée. "Au moment de sa mort [en 1997], Eysenck était le psychologue vivant le plus souvent cité dans les revues scientifiques anglophones" (wikipedia français)]. Il était notamment un important critique de la psychanalyse et promoteur des thérapies comportementales (son Déclin et chute de l'empire freudien se lit très bien)
L'un et l'autre étaient racialistes - croyaient que les Noirs étaient moins intelligents que les Blancs, et que cette moindre intelligence avait un soubassement génétique.

2° Jensen ne s'est jamais engagé politiquement. Selon toutes probabilités, son camp politique était la démocratie libérale, sans aucun rapport avec la Nouvelle Droite. Qu'elle se soit réclamée de ses écrits scientifiques est autre chose.

3° A peu près la même chose peut être dite d'Eysenck, à ceci près que cet Allemand de naissance émigré en Angleterre avait été passionnément antinazi, et qu'il accordait des interviews à qui le lui demandait, y compris à des revues d'extrême-droite (ce que ne faisait pas Jensen).

Le troisième cas est Gobineau,; qualifié de "type même de ce que les éditeurs aujourd'hui appelleraient un "fou scientifique" ".
Je crois que ce jugement est excessif et injuste, cependant je n'argumenterai pas, fautes de connaissances suffisantes sur le sujet.
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