Le site du parti de l'In-nocence

N°4

Envoyé par Daniel Teyssier 
17 mars 2015, 11:26   N°4
Tiré de Pavane
Serge Volle, 2013
Peintre et écrivain

La douleur, l'émotion, le chagrin m'ôteraient bientôt la voix et la plume. Je deviendrais économe et frugal, et, devant la bouche aux lèvres scellées (que l'imminence de la mort aurait à jamais refermées - une bouche sertie d'ombre et de plomb - comme on eût doucement refermé un livre), presque muet. Le silence avait remplacé le verbe, la mutité la parole. J'entrais moi aussi dans le coeur des ténèbres. Je m'enfonçais sous ses noires frondaisons.

Ainsi l'écriture (après un long marasme auquel celui de mon père avait mis fin) était-elle devenue cette tentative de fixer l'éphémère, le fragile, l'évanescent, le passage du temps, la fugacité des songes. Mais ces traces délébiles, les livres ne les retiendraient pas, car, ne pouvais-je pas m'empêcher de penser, ils seraient eux-mêmes (ces livres et ces recueils qui n'avaient pas encore vu le jour, que j'allais péniblement enfanter et parfaire - qui sortiraient lentement des ténèbres et des gouffres, mais dont les ténèbres, je n'en doutais guère, seraient la fin dernière - et qui, une fois expulsés - ainsi qu'une amère vomissure, un lancinant poison - de moi-même - devenus étrangers à moi-même - ne tarderaient pas à m'échapper) voués à la perte, à l'oubli, et, dans les bibliothèques et les rares librairies (si jamais ils paraissaient, voyaient le jour, étaient diffusés au centuple) qui ne manqueraient pas un jour elles aussi de s'enténébrer (un long crépuscule allait les ensevelir pour longtemps avais-je souvent prophétisé), ou dans mes propres rayonnages, ils chercheraient en vain leurs lecteurs, leurs pieux mélomanes, leurs curieux décrypteurs, ceux dont Baudelaire disait qu'ils étaient ses semblables et ses frères (ses frères spleenétiques - oserais-je dire- et désenchantés, ses frères de gloire et de songe), fussent-ils hypocrites, oublieux, probablement ingrats.
Le temps (ces signes délébiles et obscurs, ces glyphes enfermés dans l'ombre bleuissante et parfurmée des pages), cet acide lent mais sûr, les corroderait, les dissoudrait. Ils retourneraient au gouffre (dont le songe serait la figure absente, le vent, l'haleine alcyonienne et astrale) qui les avait enfantés, élevés dans l'air pur, ainsi que les noms des disparus, pensais-je, gavés (gouge d'airain, d'acier ou d'obsidienne) sur les pierres tombales et les stèles (celles dont j'eusse pu croire - tant les songes se croisent, les pensées se délitent - qu'effleura Ségalen), et qu'au petit cimetière d'Usclades, entre l'armoise et les chardons géants, les massifs d'épilobe, les innombrables éclats, j'avais tant de mal à déchiffrer : ce n'était qu'avec la patience et la ferveur (ferveur dont une fureur contenue - que le mystère adoucissait sans la ternir - très semblable à la fièvre, était l'obscur moteur) d'un archéologue, la curiosité et la placidité d'un entomologiste, la gravité d'un clerc (sans doute sa hiératique et solennelle componction, son apparente impassibilité) que j'arrivais à retrouver un nom, une date, une spectrale épitaphe (aussi absconse, bientôt, qu'un vaporeux cryptogramme, lequel, dans les siècles où je ne serais plus, où la nuit règnera sans partage sur le petit cimetière abandonné, nul ne parviendra plus à déchiffrer), penché sur les stèles grises (de ce calcaire importé - plus doux que les granits, plus secrets que les laves - qui fut le fond des mers) et chancelantes comme j'eusse pu l'être au bord d'un précipice, d'une nuit sans visage et sans fond, dans l'orbe froide de laquelle j'aurais pu moi-même tomber, et d'où (le temps avait déjà effacé leurs belles courbes, la précision - vieux graveurs et vieux scribes! - tranchante de leurs clairs sillons, leurs fières arabesques) les rumeurs d'autrefois, de jadis, de naguère, ne me parvenaient déjà plus.
Il a fallu ces deux morts, celle de C. et celle de mon père, pour que je retrouve le fil de l'écriture, le fil d'Ariane emmêlé des signes et des mots, des vieilles plaintes, de leurs secrètes correspondances, le doux frémissement d'un flux renaissant (le concerto en sol de Ravel - lequel avait fait taire momentanément l'accord astral de Shéhérazade : celui qui ne manquait jamais de m'anéantir - fut son chant maladif, automnal et funèbre) (sous-jacent) et qui sommeillait (attendant son heure et sa gloire) dans quelque alvéole (pli, repli, recoin, brisure) de mon cerveau.
Le dégel avait lentement délivré ses lyres. Je m'abandonnais à ses encres, à ses doux tremblements.
La mort prématurée de C. a agité ce bocal fiévreux des ratiocinations et de la pensée (de ses élucubrations vaticinantes aurait-il pu dire), ce trou noir des songes. Celle de mon père, un peu plus tard, hivernale et mutique, l'a fait déborder.
Je n'ai plus pu contenir (de ce ruisseau de pensées et de verbes, d'eaux profondes et d'énigmes) son cours, son flot tumultueux et plaintif (vieil avatar de sa rage native), ses fièvres.
Il a dévalé la pente, s'est engagé dans les gorges étroites et sombres, inconnues, ces royaumes de l'ombre et de la nuit (fussions-nous, nous aussi, au coeur de la lumière et du jour, ces errants enluminés d'ombre et de ténèbres, ces spectres fantomatiques et aphones/i]) qui, à tout moment, l'avais-je par deux fois expérimenté, menacent de nous engloutir.
Abysses de l'être et de la pensée (de l'infernale et tourbillonnante pensée de l'être : cet insaisissable et mouvant Dasein, avait-il dit) où notre moi lui-même (sujet pensant qui ne pense plus) est comme suspendu, presque anéanti, nous privant alors de la pensée, de la langue (telle que si on l'eût - vibratoire et spongieux organe - coupée), du bruit de notre propre voix.

La sonate à K. n'a pas été, voilà plus de quatre décennies déjà, cette ivresse presque vibratoire, épidermique et profonde qui m'a comme dépossédé, subrepticement ravi. Ce fut le Siegfried du grand ordonnateur et maître de la Tétralogie, son saisissant prélude, le frémissement (venu des lointains, y dérivant) d'un ciel (eût dit le philisophe errant) alcyonien (d'où choiraient bientôt les troubles averses - les stellaires argus ?), le présage, en son aérienne et vaste clameur, des gloires célestes, d'une grâce qui, dans ses purs tremblements, m'ayant lentement pétrifié ne pourrait (l'avais-je à la fois espéré et craint) que m'anéantir, et, proprement, littéralement, organiquement, me couper la langue et le souffle.
J'avais seize ans. J'ignorais tout de W. et des Niebelungun. Siegfried, ce nom si musical et magique, m'était lui aussi inconnu.
La musique infinie, les méandres de ses ressassements (telle l'éternité du bruit de l'univers : son froid bouillonnement) étaient cet au-delà (cette forêt profonde) que je n'avais pas encore pénétré (l'eussé-je imaginé ), approché même, pas plus qu'en interrogeant la tache de vieille mousse rose que je ne découvrirai qu'un peu plus tard, sur un tableau (qui, à lui seul, peu connu et peu commenté n'eût pas fait la gloire du peintre à la longue barbe bachelardienne) qu'on qualifiait d'impressionniste (redorant ce mot - qu'il brille enfin de tout son éclat - qu'un obscur arrogant avait jadis - par dérision et fielleusement - comme une sentence, un couperet, laissé tomber de sa bouche), je n'avais pu entrer en assomption (chancelant cependant, au bord d'un invisible gouffre, l'espace du dedans avait-il écrit, celui que constitue tout corps, toute chair, fut-elle triste, et au fond duquel - un corps sans chair et sans organe avait âprement revendiqué le poète du théâtre et de son double, celui de la cruauté - à tout moment, l'on pourrait bien s'effondrer, pensais-je, choir - ainsi qu'un astre obscur - la chute même, anticipais-je, du songe et de la pensée), me délivrer de la pesanteur du corps et de la chair, ds semelles de plomb, du lest amer de la pensée, du triste et fatidique savoir (que le penseur des cimes et des abîmes, de l'implacable fatum, avait, avant que je n'apparaisse au monde - sanglante épiphanie, surgissement et chute - tenté superbement d'égayer), et traverser dans mon éblouissement, ma stupeur, cet autre infini qu'est la peinture (et dont la tache veloutée fut, lorsque mon oeil s'y accrocha, sans doutes mes chimères, la substance aérienne et sacrée, la porte étroite pourrais-je dire) comme si elle avait été (cette bavure qu'on eût pu juger incongrue) non plus une touche onctueuse et palpable, odorante peut-être (pulpeuse et vivante comme la chair), mais une vibration sonore, qui (laquelle) si mon ouïe avait été assez fine (telle, cette lourde oreille de silice et de nacre qui - laquelle - jadis, abouchée à mes tempes et après avoir depuis toujours enregistré les bruits de l'univers, ses silences, son souffle primordial et stellaire, les restituait, les diffusait - amplifiés par le biais du marteau, dont je n'étais plus l'inspirateur ni le maître, de l'étrier et de l'enclume - dans mon cerveau, sous mon crâne - osseuse et vaste chambre d'écho, miroir des songes, vanité future), assez patiente, aurait pu, pensais-je, m'anéantir, me dissoudre dans ses ondes (comme eussent pu le faire, au bord d'autres gouffres, les ondes acides et verruqueuses d'une eau noire) dont j'étais assuré qu'elles ne pouvaient être que la respiration cyclique de l'univers (ses grandioses pulsations), celle du souffle même du temps (sa plainte amère) dans les stellaires orbes duquel j'eusse pu m'évanouir.
Siegfried, comme une vague de haute mer, m'avait élvé au-dessus de ce réel ("La réalité rugueuse à étreindre" avait-il écrit, s'était-il amèrement plaint) qu'avec la peinture (peignant - tel fut mon tout premier tableau - une nature morte : un compotier débordant de fruits aux joues roses, aux tremblants pédoncules,aux chairs de beurre tendre, près duquel trônait une bouteille de vin cuit - quelque vieux marsala sommeillant sous la pruine et l'osier - sur fond - lourde toile de métis savamment apprêtée et tendue - bleu ciel, pur, in franchissable, aveuglant, aussi énigmatique que le roman - bref, étrange, nouveau pourrais-je dire - du même nom - du moins cette couleur pastel me le rappelait-il - dont le beau titre - énigmatique lui aussi - longtemps même après sa lecture n'avait cessé - renversant mon visage de cire vers l'azur mallarméen trois fois répété et dans la profondeur presque marine duquel je ne cessais de me perdre - de me hanter), dans une étrange ivresse où les couleurs et les sons se mélangeaient (le long prélude de Siegfried faisant trembler les portes de l'entresol, les vitres, les vieux lambris, ainsi que, à Trescol, un autre prélude, longtemps après, fit s'ébrouer les hautes cloisons de brique ), s'entremêlaient, se confondaient (comme chez le poète alchimiste et si rigoureux de Valvins, le fascinant causeur des mardis bouillonnants, on ne pouvait séparer le fond de la forme - le rythme étant lui-même le sens, l'assonance, la pure sonorité d'un ciel nocturne, l'allitération, le tremblement dans l'espace d'un clair froissement d'ailes), un peu plus tard, je m'étais attaché à représenter, mais plus sûrement (sans même que je le voulusse) à transfigurer.
17 mars 2015, 12:00   Re : N°4
Monsieur Teyssier aurait-il l’amabilité de donner des titres à ses interventions ? Nous ne sommes pas la revue des contributions numérotées et auto-suffisantes de M. Teyssier.
17 mars 2015, 15:21   Re : N°4
Auto-suffisantes? Non certes pas cher président!
Mais je comprends tout à fait que cette numérotation puisse agacer. Et d'ailleurs je m'en vais de ce pas...
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