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Chantal Labre: quelles langues pour l'Europe?

Envoyé par Pierre Jean Comolli 
QUELLES LANGUES POUR L'EUROPE ?

Chantal Labre : « Se confronter à l'altérité »

par Chantal Labre, Mensuel n°438 du Magazine Littéraire daté janvier 2005

Professeur, je me réjouis chaque jour d'avoir eu un service formé sur l'ancienne volonté d'unir la transmission de deux langues, l'une vivante, l'autre « morte » - la transmission de deux mondes, de deux littératures -, au contraire de bien des services aujourd'hui concentrés, dans ce type de classes, soit sur les langues anciennes, soit sur le français. Car c'est la même passion qui m'a poussée, via l'agrégation dite de « lettres classiques », vers ces deux littératures - passion de ce que peut le langage quand il devient la langue singulière d'un texte littéraire, passion de l'action réciproque exercée par ce langage sur la pensée, et par la pensée sur le langage - et il ne faut pas deux mois aux étudiants pour s'en apercevoir ; eux, qui n'ont pas tout à fait pris conscience des polémiques et des combats qui ont ravagé et scindent encore l'Université et surtout l'examen des « réformes » de l'éducation, restent ouverts aux vérités d'expérience, à la réalité de ce qu'ils vivent au cours de leurs études. Que ne leur demande-t-on plus souvent leur avis ?

Apprendre une langue pour lire dans leur langue des textes qui font date dans l'histoire de la pensée et de la pensée du beau ; pour, à travers les difficultés d'une langue, être concrètement et symboliquement confronté à l'altérité de ce monde, et du monde de l'autre - le vrai créateur est toujours « autre ». Ce qui paraît trop souvent évident devant un texte français moderne au sens historique, et suscite de pseudo-explications de texte, paraphrastiques, les élèves en mesurent la subtilité et la complexité devant un texte en langue « morte » - qu'ils ont pour charge de rendre à la « vie ». Prendre conscience qu'un texte est toujours difficile à comprendre, à rendre dans une langue d'arrivée, quelle que soit sa difficulté lexicale ou syntaxique objective, est une part à mes yeux essentielle du rôle de la formation aux langues.

Comment peut-on prétendre inutile à une éducation véritable l'épreuve de langues autres que celle de l'empire de l'immédiateté ? C'est oublier ce que Barthes rappelait dans sa Leçon inaugurale au Collège de France : que la littérature, toute littérature, a cet avantage sur la science et la communication immédiate tout autant que le « savoir » qu'elle nous délivre passe toujours par une mise en scène du langage, qui lui permet de ne délivrer ce savoir que d'une manière indirecte : « Et cet indirect est précieux », ajoutait-il. Dans cet indirect en effet, passe la vision singulière d'un individu, inscrivant sa parole propre dans la langue, dans une langue maternelle riche de connotations indispensables à l'unicité de cette parole, qui se confond ici avec sa vérité ; passe aussi l'interprétation du lecteur, dont la place est réservée, attendue, par cet « indirect ».

L'étymologie du verbe « éduquer » est connue : educere, tirer à l'écart ; allons plus loin, avec un composé latin du même radical : c'est aussi seducere, séduire, tirer vers le retrait, vers un retrait plus radical, inévitable, car « dans un énoncé où la langue est travaillée, rappelle Pascal Quignard, la fin n'est pas au premier chef la communication de la pensée : mais faire taire qui écoute. Fasciner. » Retrait provisoire : pour mieux, après l'épochè la parenthèse gréco-latine, après l'immersion dans la langue maternelle et sa littérature, pouvoir accueillir et dialoguer avec l'autre, tous les autres. Soit une certaine idée de l'humanisme.
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