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Du martyre

Envoyé par Thomas Rhotomago 
13 octobre 2015, 00:57   Du martyre
Le chant des chevaliers qui ne sont pas morts en Palestine

De Louis Le Cardonnel (In Poèmes 1904)

Que de fois le soleil est monté sur les cimes,
Et que de fois le jour s’est dans l’ombre cloîtré,
Ô frères chevaliers, depuis que nous partîmes,
Au hasard du chemin qu’on nous avait montré !

Dans les airs tout dorés, levant ses grandes manches,
Un moine au rude froc désignait l’horizon :
Des nuages, pareils à des.bannières blanches,
Ondulaient sur le ciel de la belle saison.

Nous étions tout joyeux du départ : mais nos Dames,
Se voilant de leurs mains, défaillaient presque : las !
Malgré le vent de Dieu gonflant nos oriflammes,
Elles craignaient pour nous le sultan de Damas.

Puis elles redoutaient cette grâce perverse
Des femmes d’Orient, aux frissonnants colliers,
Le philtre qui consume et le kinnor qui berce,
Endormant la vigueur des plus purs chevaliers.

Les tours de nos châteaux même, sur les collines,
Nous murmuraient : ô vous, dont nous étions l’orgueil,
Tant que vous serez loin, pauvres tours orphelines,
Sous nos lierres pesants nous semblerons en deuil.

Et vos Yseults, et vos Alix, et vos Hélènes,
Dans la mélancolie et dans l’isolement,
Filant, pour occuper les soirs, d’austères laines,
A notre ombre attendront l’époux loyalement.

Mais nous, avec les murs aimés des hirondelles,
Et tout ce qui voulait encor nous retenir,
Laissant derrière nous, en pleurs, les cœurs fidèles,
Tous nous avions l’espoir de ne pas revenir.

Nous allions emportés par des rêves mystiques,
Qui nous montraient, là-bas, au fond d’un ciel en feu,
La Cité que chanta David en ses Cantiques,
La Cité que sacra le supplice d’un Dieu.

Nous avons vu des cieux et puis des cieux encore,
Nous avons vu des champs verdoyants, des champs roux,
Nous avons vu monter, toujours plus loin, l’aurore,
Et la lune a marché bien longtemps avec nous.

Se levant des brouillards confus que le soir traîne,
Ou surgissant des bords enflammés du matin,
Comme s’ils annonçaient la Cité souveraine,
Bien des remparts nous ont trompés dans le lointain.

Enfin, à l’horizon, elle apparut, la Sainte,
Et les vibrants éclairs de nos glaives brandis
L’ont saluée, et nous passâmes son enceinte,
Laissant derrière nous, à terre, ces maudits.

En se tordant les bras dans les affres dernières,
En souillant de leur sang nos fumants étriers,
Ils ont pu voir bondir plus haut que nos bannières
Les fulgurants chevaux des Archanges guerriers.

Nous avons méprisé le pouvoir des caresses,
Les danses d’Orient, les bras au frais lien,
Et nous avons vaincu les puissantes paresses,
Qui venaient nous tenter dans le vent syrien.

Nous avons tout dompté : mais, ô joie éphémère I
Quand nous eûmes vengés l’opprobre des Saints Lieux,
Voici, voici qu’en nous une pensée amère
Fit expirer l’orgueil d’être victorieux.

Car tu le sais, ô Christ, qui nous vis à ton geste
Voler vers tes remparts, nous espérions pour toi
Mourir, et conquérir cette Cité céleste,
Où tout martyr joyeux traîne un manteau de roi.

Dans notre espoir trompé nous t’adorons, Dieu juste,
Et pourtant ceux de nous qui, morts, ont revêtu
Ta pourpre, et devant toi portent la palme auguste,
Pour ta gloire, Seigneur, n’ont pas mieux combattu.

Bienheureux les enfants, au cœur déjà sublime,
Les femmes, et tous ceux au rêve surhumain,
Qui, s’attachant à nous, pour voir aussi Solyme,
L’extase dans les yeux, sont tombés en chemin !

Puisqu’elle a disparu, la vision suprême,
Nous reviendrons sans joie à l’ombre de nos tours,
Et nous devrons porter, ainsi qu’un anathème,
Jusqu’au terme inconnu, l’ennui pesant des jours.

Que pourrait dire encore à notre âme morose
Le tournoi qui s’apprête au chant des olifants ?
Après avoir lutté pour la divine Cause,
Nous les dédaignerons tous ces vains jeux d’enfants.

Aux murs de nos châteaux sommeilleront les heaumes,
Les glaives poussiéreux et les écus rouillés :
Vieillis nous errerons, pareils à ces fantômes,
Qui se traînent avec des yeux inéveillés.

Pour nos fils, orgueilleux des gloires paternelles,
A peine nos regards se feront-ils moins froids ;
A peine un pâle éclair luira dans nos prunelles,
Quand des jongleurs viendront nous chanter nos exploits.

L’éclair s’éteindra vite, et nous semblerons suivre
En nous, les yeux fermés, un poème plus beau,
Et des pleurs couleront sur notre face. Ah ! vivre,
Vivre ! quand on pouvait mourir pour le Tombeau !
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