En un sens, Francis, peut-être avez-vous raison : l'invocation des dieux instaure un sens, de façon quasi directionnelle, et l'on pourrait dire que l'orientation de l'implorant vers le destinataire de sa prière le constitue en soi, ce sens, qui peut ainsi s'éployer dans la distance établie entre soi et ce qu'on invoque, même s'il ne résulte de cette seule orientation aucune lumière qui éclaire positivement ce qu'on appelle intuitivement le sens de tout cela : sa raison d'être, sa finalité et la compréhension qu'on pourrait avoir de la situation.
Quand Pavese définit la situation tragique grecque comme étant l'inexorable accomplissement d'un devoir être (inexorable, c'est-à-dire que l'invocation n'aura servi à rien, et ne pourra infléchir le cours du destin) : «
Que ce qui doit être soit. De là le merveilleux des dieux qui font arriver ce qu'ils veulent... » (
Le Métier de vivre), et que Nietzsche renchérit en posant l'acceptation de ce devoir être, sans que nous soit donnée en réalité aucune explication, il est évident qu'on ne sait pas ce qui arrive, que cela n'a censément aucun
sens pour nous (le seul arbitraire divin, s'il est la seule raison, n'en est pas une pour nous, me semble-t-il), et qu'on ne peut strictement rien faire là-contre, aucune intervention effective n'étant possible, car en réalité, toujours selon Pavese, les protagonistes n'entretiennent entre eux aucun dialogue, ils ne peuvent même pas s'allier pour tenter de lutter ou de contrecarrer le sort, aucune concertation n'est possible : « ...les
personnages ne se parlent jamais, ils parlent à des confidents, au chœur, à des étrangers. La tragédie est donc
représentation en ce que chacun expose son cas au public. Le personnage ne s'abaisse jamais à des dialogues avec d'autres, mais il est comme il est, statuesque, immuable.
Les meurtres ont lieu en coulisses et on en entend les hurlements, les exhortations, les mots. Le messager arrive et il raconte les
faits. L'événement se traduit en parole, en récit. Pas de dialogue, mais récit à un public idéal, le chœur [qui constate, prend acte du fait déjà accompli]. » (
Ibid.)
Avouez que si les attentats participent de la tragédie, dans cette optique, ce sera fâcheux : non seulement on n'y comprendra rien, mais en plus ne pourra que subir...