Le site du parti de l'In-nocence

Homophilie, hétérophobie

Envoyé par Utilisateur anonyme 
Utilisateur anonyme
26 février 2016, 16:25   Homophilie, hétérophobie
Renaud Camus, "Hommage au Carré", journal de l'année 1998.

Cette année-là parut un numéro d'une revue belge, "écritures", portant sur le Maître de ces lieux. Emmanuel Carrère y commentait l'oeuvre de son ami dans ces termes : "J'ai toujours pour ma part été fasciné par le monde des pédés [...], qui me semblait (du moins dans sa période bénie) une utopie réalisée. Avec ce qu'a d'infiniment aimable une utopie : la libre circulation des désirs, la moindre résistance du réel, et ce qu'elle a de redoutable : l'interchangeabilité, l'amour exclusif du Même et la corrollaire phobie de l'Autre." (C'est moi qui souligne.)

C'est superbe d'anticipation ! Allez, les migrants, détruisez-moi cette petite "utopie réalisée", cet infect "Empire du Bien" où le principe de plaisir fait loi. Saccagez-moi ça !

Comment disait Sénèque, rappelez-moi ? Ah oui : Inde primum veritas retro abiit...
Utilisateur anonyme
27 février 2016, 09:38   Re : Homophilie, hétérophobie
C'est superbe d'anticipation ! Allez, les migrants, détruisez-moi cette petite "utopie réalisée", cet infect "Empire du Bien" où le principe de plaisir fait loi. Saccagez-moi ça !

Et ils vont s'en donner à coeur joie ! Car que pèse l'individu mesure de toutes choses, l'individu abstrait, l'individu de partout et de nulle part, l'homme aux semelles de vents, citoyen anonyme d'une société anonyme, face à ces hordes de "migrants" dotées (elles !) d'une identité collective en béton armé ?

Du coup notre égalitarisme antiraciste, hédoniste et nihiliste, s'avoue pour ce qu'il est : une vague prétention "morale", une pulsion subjective qui pose implicitement comme préférable l'homogénéisation des êtres et du jugement, sinon l'homogénéisation même du réel. Bref, l'Empire du Bien s'avoue comme un choix de valeurs, auquel les "migrants" peuvent légitimement opposer un autre choix. La caractéristique même de l'être humain étant de toujours concevoir le monde, de toujours se le re-présenter sous l'angle d'une subjectivité spécifique.
27 février 2016, 13:48   Les affinités élémentaires
« Avec ce qu'a d'infiniment aimable une utopie : la libre circulation des désirs, la moindre résistance du réel, et ce qu'elle a de redoutable : l'interchangeabilité, l'amour exclusif du Même »

En fait, il m'a toujours semblé que l'objet du désir que l'utopie hédoniste mettrait à portée de main, de satisfaction, était tout sauf interchangeable, mais au contraire très défini, particulier, typé, mûri et choisi de très longue date, et que c'était la personne — la personne est un individu masqué, sans visage propre — qui en était porteur qui était pour ainsi dire évincée au profit de ses attributs désirables.
En ce sens toute "liberté sexuelle", pour autant qu'elle ait jamais pu être réalisée, participerait plutôt du post-modernisme, hélas, en ce qu'elle contribuerait à détrôner l'une des plus prestigieuses idoles de la modernité, le sujet roi.
27 février 2016, 14:04   Ma préférence à moi
» une pulsion subjective qui pose implicitement comme préférable l'homogénéisation des êtres et du jugement

Ah oui, bien sûr, mais toute conviction différente ou contraire à celle-là ne pose-t-elle comme préférable... le contraire justement ? Vous voyez une façon de rendre compte de ses préférences en faisant fond sur autre chose que ses préférences, Pascal ?
27 février 2016, 15:22   Re : Homophilie, hétérophobie
"Corollaire phobie de l'Autre" ? L'homosexualité serait ainsi congruente à la phobie politique de l'Autre ? Est-ce l'interprétation que fait Carrère de l'orientation politique (anti-Autre, assimilable à de la xénophobie pour dire le mot) de l'auteur de l'Hommage au carré ? L'amoureux du même sexuel n'éprouverait forcément que répulsion et angoisse au contact de l'Autre ou de l'allogène en général ? Ce serait une suggestion absurde dans le cas de cet auteur.

D'autre part j'entends ce qu'écrit Pascal comme mise en relief et en perspective d'une posture morale égalitariste principielle et universaliste-humaniste ("tout humain en vaut un autre et jouit d'un droit d'appropriation sur tous les lieux où il désire se trouver, et ainsi d'y imposer sa présence et son bagage au nom de sa qualité d'être humain"), qui révèle au fond et en sous-jacence un choix vulgaire, un penchant subjectif, un goût et une mode, le produit d'un conditionnement politique. Je lis ce propos comme la dénonciation d'une supercherie intellectuelle ("une pulsion subjective" qui se donne de grands airs surplombants); lui opposer que toute préférence est axiologique c'est viser à côté et tirer en l'air, me semble-t-il.
Utilisateur anonyme
27 février 2016, 16:29   Re : Homophilie, hétérophobie
une posture morale égalitariste principielle et universaliste-humaniste ("tout humain en vaut un autre et jouit d'un droit d'appropriation sur tous les lieux où il désire se trouver, et ainsi d'y imposer sa présence et son bagage au nom de sa qualité d'être humain"), qui révèle au fond et en sous-jacence un choix vulgaire, un penchant subjectif, un goût et une mode, le produit d'un conditionnement politique. Je lis ce propos comme la dénonciation d'une supercherie intellectuelle ("une pulsion subjective" qui se donne de grands airs surplombants)



Oui Francis et le plus amusant c'est que ce "choix vulgaire" se prétend toujours "neutre" ("chacun fait ce qu'il veut, chacun est libre, ça vous regarde", etc.) - sauf que cette pseudo neutralité, comme toute neutralité, ne peut que faire le jeu de ceux qui ne sont pas neutres (les islamistes raffolent des "neutres"...). Tous ces gens sont effectivement le produit d'un conditionnement et d'un système politique incapables de produire un point de vue éthique, une idéologie ordonnant, au delà des tactiques politiciennes, une perspective à long terme susceptible de rallier les hommes et de faire naître l'espoir. L'individualisme et le principe de plaisir jouant à plein tous se comportent comme s'ils ne pensaient pas, comme s'il leur était impossible de dégager une vue du monde globale, cohérente.

Quant à leur "universalisme", il est inutile de démontrer une fois de plus qu'il n'est en fait qu'une subjectivité devenue monstrueuse - qu'une subjectivité enflée au point de se poser en absolu contraignant pour tous les peuples.
27 février 2016, 16:38   Re : Homophilie, hétérophobie
Je reste pour ma part persuadé qu'il est de "belles âmes" universalistes et éperdument, désespérément morales qui sont parfaitement sincères, et dont les éplorations sont invétérées et bien plus profondément ancrées que de simples et superficiels prurits saisonniers, et ne démords point de ce que j'écrivis ici naguère :

«Le fait est que j'ai souvent été frappé de la sincérité de certains de ces "intellectuels", dont les symptômes de bien-pensance me paraissent être bien plus graves et profonds qu'on ne pourrait le croire : à voir la réaction réflexe qui leur fait pousser de véritables gémissements de parents privés de leurs enfants dès qu'on touche à leurs idoles, réelles ou idéelles, on dirait vraiment qu'il ne s'agit pas de simples excitations superficielles ou éventuellement feintes, mais qu'on touche là à un véritable tropisme qui les fait s'orienter de tout leur être.
Pour tout dire, ils ont l'air de s'accrocher à leurs idées comme aux derniers filaments de conscience qui leur restent, et comme miser sur l'ultime indice de transcendance possible — l'élémentaire idiosyncrasie morale — dans un monde, leur monde, de plus en plus désenchanté.
Dans un sens c'en est presque poignant, et fait augurer que l'adversaire est beaucoup plus, et éperdument, motivé qu'on ne voudrait le croire. »

Quant au fait de tirer en l'air, c'est exactement ce que me semblent faire des duellistes s'affrontant sur le terrain parfaitement incommensurable des "idées morales".
Utilisateur anonyme
27 février 2016, 16:52   Re : Homophilie, hétérophobie
Je reste pour ma part persuadé qu'il est de "belles âmes" universalistes et éperdument, désespérément morales qui sont parfaitement sincères, et dont les éplorations sont invétérées et bien plus profondément ancrées que de simples et superficiels prurits saisonniers, fussent-elles induits par des poussées hormonales,


J'en suis également convaincu.

"Pensée fondamentale : il faut d'abord créer les valeurs nouvelles" (Nietzsche). D'où la nécessité de centres, de séminaires et de "cloîtres" où puisse mûrir une nouvelle forme de vie (ainsi que de vraies "belles âmes"...).
27 février 2016, 18:51   Re : Homophilie, hétérophobie
Il est possible qu'Alain ait raison. Les sociétés se piègent, en Occident, peut-être à force de déconstruction et d'un retour entêté et butor vers ce qu'il faudrait peut-être appler l' "ADN désirant", dans les rêts de l'irrésistible appel de l'Autre, extraordinairement sexués, cet appel et cet autre, chez les hommes (possédés par leur penchant bien connu pour "les belles étrangères") et chez les femmes, pour qui tout ténébreux esseulé, dépaysé et dépaysant, se doit d'être essayé, pour ainsi dire dans l'heure, afin que l'expérience en soit commentée, le sujet jaugé, et qu'il fournisse matière à enseignement par recoupements et déductions, et inductions comparantes.

Cette "pulsion subjective" (Pascal Mavrakis) est probablement, en effet, universelle dans l'espèce. Le côté douteux et bouffon de l'affaire advient quand ce principe quasi-biologique s'en vient à être érigé en morale politique par des deconstructionnistes à bout d'imagination.

J'ai eu sous les yeux quelques minutes ce matin La Femme de trente ans de Balzac, qui est un roman bovaryen avant l'heure. On y suit une sorte d'Anglais prisonnier sur le continent (Napoléon, suite à la rupture du traité d'Amiens a fait arrêter tous les Anglais, les a assignés à résidence, suivant des régimes de surveillance plus ou moins lâches, à la tête du client), qui trouble la belle contesse d'Aiglemont de n'avoir plus de chez lui. La femme de trente ans est mortellement touchée, côté gauche de la cage thoraxique, par l'Autre, l'errant, l'exilé, le migrant bloqué sur le continent et privé d'Angleterre, ce qui rappelle furieusement un cas de figure qui fait la une des journaux depuis huit mois en notre siècle. Le bel Autre, le bellâtre, sont tout un : le malheur advient quand le politique fait du courrier du coeur par média interposé. Le malheur politique de l'Europe occidentale (pas la Hongrie, pas la Slovaquie), s'appelle le bovarysme.

Ce n'est pas Balzac qui était visionnaire, c'est l'histoire de France qui piétine et regresse vers Balzac.
27 février 2016, 19:50   Re : Homophilie, hétérophobie
C'est exactement ça : une petite partie de la société occidentale a pour l'étranger les yeux de la Bovary pour ce bellâtre de Rodolphe qui se joue d'elle alors que son pauvre bougre de mari, lui, s'évertue à assurer à sa femme la vie la plus agréable possible.De surcroît l'Ennemi étant l'Autre par excellence, il devient dès lors d'autant plus désirable. La honte, le risible est que, en effet, le politique prenne en charge, fasse sienne, cette vision de midinette comme s'il était partie prenante de cette espèce de libido collective inconsciente, et organise la collaboration amoureuse avec l'ennemi en question au point de lui abandonner avec transports le corps et l'âme du pays.
Utilisateur anonyme
28 février 2016, 04:05   Re : Homophilie, hétérophobie
Une "libido collective inconsciente" marchant main dans la main avec le système capitaliste en tant que "fait social total" (M. Mauss), lequel s'avère être un redoutable broyeur de frontières et d'identités.
28 février 2016, 08:07   Re : Homophilie, hétérophobie
Il me semble que dans tous les cas de figure où un corpus d'idées devient idéologie dominante plus ou moins exclusive, plus ou moins totalitaire, ou a vocation à le devenir, qu'il s'agisse d'une religion ou d'une utopie politique, elle a, par la force des choses, puisque sinon elle n'existerait pas, ses fondateurs, ses sectateurs, ses militants, ses prêtres, mus par une parfaite sincérité, ou alors / mais aussi, par une toute aussi parfaite tartuferie : du haut en bas des cléricatures, sincérité et tartuferie coexistent, se mêlent, se soutiennent, tout comme coexistent, se mêlent et se soutiennent le fanatisme et l'indulgence, l'illumination et le dilettantisme. Bien entendu,la sincérité domine dans les débuts et la tartuferie dans la phase sénile mais en aucun cas elle ne nous disent quoi que ce soit sur le corpus d'idées lui-même.
28 février 2016, 09:44   Re : Homophilie, hétérophobie
L'émoi, le transport bovaryen No Border épouvé auprès d'un mari/d'une nation qui suinte l'ennui et le quotidien, dont la vocation de cocu est si complètement évidente, est partie à une figure historique française récursive. Dans le cas de la Femme de trente ans, le moteur politique conflictuel à la source de la manifestation de cette figure est celui d'une politique de blocus continental et des "caprices" d'un empire continental en butte avec l'ambition mondialiste de la thalassocratie anglaise.

Or en ce début de millénaire une déchirure, une "mécompréhension réciproque" entre les vestiges et avatars de ces deux là refont surface et, comme de juste, l'émoi politique bovaryen renaît de ses cendres dans des manifestations formelles superposables aux émois prêtés à la comtesse d'Aiglemont et que pouvait motiver tel "exilé" qui faisait alors les frais de cette déchirure.

Une Emmanuelle Cosse, par exemple, est la Bovary d'une nation qu'elle rêve de cocufier. Il s'agit d'un syndrome qu'il faudrait peut-être qualifier de politico-génétique en cela que sa manifestation est causée par un ressor intime de l'espèce, fort bassement intime, à la vérité.

Le mouvement No Border est un prurit bovaryen-hystérique politiquement très impur car mâtiné d'humeur et de désir humoral. Ceux qui enfourchent cette monture (EELV, etc.) font de la sous-politique. Le malheur est que ces gens sont désormais aux affaires du pays.

Les paysans au salon de l'Agriculture eurent ce cri hier "Nous ne sommes pas des migrants !" ce qui veut dire : "nous sommes le mari, vertueux et cocu de l'Histoire". Nous ne sommes pas des bel-autres !
28 février 2016, 10:37   Re : Homophilie, hétérophobie
A ce stade la xénophilie est à l'amour de l'étranger ce que la pédophilie est à l'amour des enfants : purement et simplement un crime.
Utilisateur anonyme
28 février 2016, 12:16   Re : Homophilie, hétérophobie
Une Emmanuelle Cosse, par exemple, est la Bovary d'une nation qu'elle rêve de cocufier. Il s'agit d'un syndrome qu'il faudrait peut-être qualifier de politico-génétique en cela que sa manifestation est causée par un ressor intime de l'espèce, fort bassement intime, à la vérité.
//////

On pourrait s'interroger sur le fait que ce "syndrome politico-génétique" n'ait jamais été engendré par un regime communiste ou par une quelconque autre dictature politique (enfin pas à ma connaissance, et sûrement pas dans les proportions que nous lui connaissons ici). On observera d'ailleurs qu'au sein de l'UE les seuls pays encore capables de defendre l'idée d'une identité ou d'une civilisation européenne sont les ex pays communistes (observation déjà faite sur ce forum).
Un Badiou, à un autre niveau évidemment, me paraît lui aussi être victime du même syndrome (cossien).
28 février 2016, 12:18   Re : Homophilie, hétérophobie
Disons que le bovarysme politique est une faiblesse criminelle, qui en mûrissant, en prenant de la bouteille, se redouble et se corrompt de tartuferie et d'arrogance principielle.

Ci-dessous cet extrait de la Femme de trente ans, où il est tout de même question de "droit des gens", de "caprice impérial", d'assignation d'exilés/prisonniers à résidence dans le centre de la France et de "blocage bureaucratique", en sus du reproche français formulé à l'endroit de l'Angleterre "d'être insolente comme si le globe lui appartenait", qui s'accompagne, en visant l'exilé, de celui d'appartenir "à la race de ceux qui veulent, dit-on, manger la France".

Des figures historiales récursives apparaissent ainsi qui ne sont porteuses, en elles-mêmes, d'aucune leçon politique littérale, dont le signifiant littéral est absent, comme un nuage blanc qui forme la figure d'un sousmarin ou d'Hephraïstos ou du dieu Neptune sans que cette évocation ne puisse être objectivement tenue pour un signifiant ; ce nuage et cette figure ne sont que coïncidence vide de tout sens littéral mais c'est dans ce vide que va se manifester l'hystérie bovaryenne qui, elle, est objectivement, strictement la même, récurrente sans faille à deux siècles de distance, avec un saut d'échelle du couple à la nation ; il n'est certes pas de mécanisme signifiant signifié entre les protagonistes du bovarysme dans ce roman de Balzac et sa toile de fond politique d'une part et les termes et les protagonistes de la problématique bovaryienne qui agite la vie politique française contemporaine d'autre part ; le rôle de l'Angleterre n'y est pas le même, les exilés y sont autres, etc. mais cette récursivité des figures, comme la formation du nuage composant une figure dans le ciel clair, n'en est pas moins portée et régulièrement accompagnée, accompagnée comme il fallait s'y attendre par des phénomènes physiques intimes, saisonniers, structurels et connaissables qui sont, de manière inextricable, de nature tant causale qu'épiphénoménale.


Julie et Victor d'Aiglemont se rendent en calèche de Paris en Touraine :

Le galop d'un cheval retentit soudain. Victor d'Aiglemont laissa la main de sa femme, et tourna la tête vers le coude que la route fait en cet endroit. Au moment où Julie ne fut plus vue par le colonel, l'expression de gaieté qu'elle avait imprimée à son pâle visage disparut comme si quelque lueur eût cessé de l'éclairer. N'éprouvant ni le désir de revoir lepaysage ni la curiosité de savoir quel était le cavalier dont le cheval galopait si furieusement, elle se replaça dans le coin de la calèche, et ses yeux se fixèrent sur la croupe des chevaux sans trahir aucune espèce de sentiment. Elle eut un air aussi stupide que peut l'être celui d'un paysan breton écoutant le prône de son curé. Un jeune homme, monté sur un cheval de prix, sortit tout d'un coup d'un bosquet de peupliers et d'aubépines en fleurs.

-- C'est un Anglais, dit le colonel.
-- Oh ! mon Dieu oui, mon général, répliqua le postillon. Il est de la race des gars qui veulent, dit-on, manger la France.

L'inconnu était un de ces voyageurs qui se trouvèrent sur le continent lorsque Napoléon arrêta tous les Anglais en représailles de l'attentat commis envers le droit des gens par le cabinet de Saint-James lors de la rupture du traité d'Amiens. Soumis au caprice du pouvoir impérial, ces prisonniers ne restèrent pas tous dans les résidences où ils furent saisis, ni dans celles qu'ils eurent d'abord la liberté de choisir. La plupart de ceux qui habitaient en ce moment la Touraine y furent transférés de divers points de l'empire, où leur séjour avait paru compromettre les intérêts de la politique continentale.

Le jeune captif qui promenait en ce moment son ennui matinal était une victime de la puissance bureaucratique. Depuis deux ans, un ordre parti du ministère des Relations Extérieures l'avait arraché au climat de Montpellier, où la rupture de la paix le surprit autrefois cherchant à se guérir d'une affection de poitrine. Du moment où ce jeune homme reconnut un militaire dans la personne du compte d'Aiglemont, il s'empressa d'en éviter les regards en tournant assez brusquement la tête vers les prairies de Cise.

-- Tous ces Anglais sont insolents comme si le globe leur appartenait, dit le colonel en murmurant. Heureusement Soult va leur donner les étrivières.

Quand le prisonnier passa devant la calèche, il y jeta les yeux. Malgré la brièveté de son regard, il put alors admirer l'expression de mélancolie qui donnait à la figure pensive de la comtesse je ne sais quel attrait indéfinissable. Il y a beaucoup d'hommes dont le coeur est puissamment ému par la seule apparence de la souffrance chez une femme : pour eux la douleur semble être une promesse de constance et d'amour.
28 février 2016, 12:22   Re : Homophilie, hétérophobie
Citation
Cassandre
A ce stade la xénophilie est à l'amour de l'étranger ce que la pédophilie est à l'amour des enfants : purement et simplement un crime.

Un peu comme la xénophobie est à la haine de l'autre ce que l'homophobie est à la haine du pédé, vous rétorquera l'altruiste amoureux...
28 février 2016, 12:28   Re : Homophilie, hétérophobie
« il faut d'abord créer les valeurs nouvelles »

Ce progressisme axiologique est probablement chez Nietzsche ce qu'il y a de plus insupportable pour d'authentiques réactionnaires...
28 février 2016, 12:42   Re : Homophilie, hétérophobie
Cher Alain Eytan,tant que l'état ne fait pas siennes la xénophobie ni l'homophobie ni n'encourage les actes xénophobes ou homophobes, la xénophobie et l'homophobie, réduites à l'état d'opinions individuelles ne sont pas des crimes. En revanche la xénophilie d'état qui procède concrétement à l'assassinat d'une nation est un crime.
28 février 2016, 12:55   Re : Homophilie, hétérophobie
Chère Cassandre, en démocratie, quand les institutions politiques sont l'incarnation temporelle de la nation, ce n'est plus un crime, c'est pratiquement un suicide.
28 février 2016, 14:07   Anatomie balzacienne
Accessoirement, cette phrase est légèrement comique :

"Victor d'Aiglemont laissa la main de sa femme, et tourna la tête vers le coude que la route fait en cet endroit."

L'extrait dans son ensemble m'a rappelé un jugement de Léon Bloy sur Balzac dans Le mendiant ingrat :

"Forme toujours nulle et pensée trop souvent débile. Mais il a le don mystérieux de la vie et il paraît que cela suffit."
Utilisateur anonyme
28 février 2016, 16:16   Re : Homophilie, hétérophobie
Citation
Alain Eytan
« il faut d'abord créer les valeurs nouvelles »

Ce progressisme axiologique est probablement chez Nietzsche ce qu'il y a de plus insupportable pour d'authentiques réactionnaires...

Cher Alain,



Progressiste ? Réactionnaire ? - Avec Nietzsche tout ça veut-il encore dire quelque chose ?

N'êtes-vous pad trop "englué" dans l'Histoire ? Car il me semble que vous passez à côté d'un aspect essentiel de la pensée nietzschéenne (pardon d'aller aussi vite) : à savoir sa dimension anhistorique.
Je m'explique : pour Nietzsche le rapport de l'individu à l'histoire est "absolu" non pas au sens hégélien d'une totalisation en soi, mais d'une affirmation souveraine pour soi : seul l'individu de son point de vue anhistorique peut décider souverainement, c.a.d. de façon "injuste", partiale, solitaire, séparé (ab-solue), de la signification, ou plus brutalement de la survie ou de la mort, du passé historique (et donc de la forme du présent, de celle de l'avenir). L'Histoire objectivement établie n'intéresse donc pas "l''individu créateur de nouvelles valeurs" (dès lors que signifient "progressiste" ? "réactionnaire" ?) car ce qui l'intéresse, c'est le rapport charnel qu'il entretient avec le passé, c'est ce qu'il peut en retirer comme force inspiratrice, laquelle lui servira de point d'appui ou de "valeur". Ainsi donc le passé n'est à réaffirmer, à transformer ou à renier, à prolonger, que comme un possible à s'approprier pour lui donner une dimension d'avenir, pour soutenir une tâche déterminée.
Affirmant la nécessité de l'oubli vital, le primat des affects sur les idées, le ludisme sans finalité et le règne futur des artistes N. annonce avant tout la destitution de toute téléologie universelle de l'Histoire. - Et d'ailleurs, ne fut-il pas le premier à percevoir l'antinomie de l'Histoire et de ce qu'il appelle la "Vie" ?
28 février 2016, 16:47   Re : Homophilie, hétérophobie
Mais, précisément, cher Alain, la caste qui nous gouverne dévoie à son seul avantage les institutions et n'incarne plus la nation même si elle prétend agir en son nom. Elle profite de ce que les Français sont un peuple vieillissant qui n'a plus ni l'énergie ni le courage de s'insurger pour la renverser;
28 février 2016, 17:13   Re : Homophilie, hétérophobie
la caste qui nous gouverne

Un membre d'une caste ne s'occupe que de sa caste et se marie à l'intérieur de la caste (hiérarchisé, endogame et héréditaire). Il ne s'occupe pas du peuple, des Français, ou autre catégorie fonctionnelle.

La question posée devient donc, y-a-t-il en France, création de castes ? Ce qui suppose formation d'une caste pour chacune des composantes du pays, une caste d'élus, une caste d'affairistes, une caste de fonctionnaires, d'enseignants, de cheminots, de chômeurs, de salafistes, avec pour plus petit dénominateur commun, le libéralisme ...

Si oui, alors toutes ces interrogations n'ont plus vraiment lieu d'être.
Ce qui peut se résumer à:

-- "j'appartiens à quelle caste ?"
 
Utilisateur anonyme
28 février 2016, 17:15   Re : Homophilie, hétérophobie
Des figures historiales récursives apparaissent ainsi qui ne sont porteuses, en elles-mêmes, d'aucune leçon politique littérale, dont le signifiant littéral est absent, comme un nuage blanc qui forme la figure d'un sousmarin ou d'Hephraïstos ou du dieu Neptune sans que cette évocation ne puisse être objectivement tenue pour un signifiant ; ce nuage et cette figure ne sont que coïncidence vide de tout sens littéral mais c'est dans ce vide que va se manifester l'hystérie bovaryenne qui, elle, est objectivement, strictement la même, récurrente sans faille à deux siècles de distance, avec un saut d'échelle du couple à la nation ; il n'est certes pas de mécanisme signifiant signifié entre les protagonistes du bovarysme dans ce roman de Balzac et sa toile de fond politique d'une part et les termes et les protagonistes de la problématique bovaryienne qui agite la vie politique française contemporaine d'autre part ; le rôle de l'Angleterre n'y est pas le même, les exilés y sont autres, etc. mais cette récursivité des figures, comme la formation du nuage composant une figure dans le ciel clair, n'en est pas moins portée et régulièrement accompagnée, accompagnée comme il fallait s'y attendre par des phénomènes physiques intimes, saisonniers, structurels et connaissables qui sont, de manière inextricable, de nature tant causale qu'épiphénoménale.

Comme un parfum d'Eternel Retour nietzschéen... Des existences et des trajectoires dont chacune est totalement unique et pourtant identique aux autres, dont chacune est totalement séparée des autres, et cela par un oubli absolu. La répétition des existences (et des mêmes "figures historiales"), la pluralité de l'Identique, une infinité d'existences toutes identiques... C'est le Retour et lui seul, qui est éternel.
28 février 2016, 18:50   Re : Homophilie, hétérophobie
à Thomas :

le verdict de Léon Bloy est cruel sans être injuste. Et je ne vous cache pas que j'ai hésité avant de reproduire ici ce fragment de La Femme de trente ans, dans lequel Balzac redevient l'écrivain médiocre et kilométrique qu'il avait cessé d'être il y a trois ou quatre décennies, grâce à Barthes et à son S/Z notamment et à la redecouverte de la partie de la Comédie humaine que son auteur avait nommée "Etudes philosophiques". L'époque des années 70 était celle-là : en musique, le baroque, en littérature un retour à Balzac. Notre époque, en le rejoignant un peu sur le plan politique comme nous l'avons vu, remet sans égard Balzac à sa place, celui d'un auteur à la prose assommante et plate, convenue et attendue à tous les coins de phrase. Dommage pour cet auteur qui donnent encore à voir (un peu) et qui restitue la vie avec un acharnement terre à terre et pour ne pas dire bas du front qui le fit accoucher d'un laborieux résultat de 95 titres où la surprise est rare.

Sur TripAdvisor, Balzac recevrait aujourd'hui un trois étoiles sur cinq, chiche et chargé de reproches.
29 février 2016, 16:00   Re : Homophilie, hétérophobie
Citation
Pascal Mavrakis
Citation
Alain Eytan
« il faut d'abord créer les valeurs nouvelles »

Ce progressisme axiologique est probablement chez Nietzsche ce qu'il y a de plus insupportable pour d'authentiques réactionnaires...

Cher Alain,



Progressiste ? Réactionnaire ? - Avec Nietzsche tout ça veut-il encore dire quelque chose ?

N'êtes-vous pad trop "englué" dans l'Histoire ? Car il me semble que vous passez à côté d'un aspect essentiel de la pensée nietzschéenne (pardon d'aller aussi vite) : à savoir sa dimension anhistorique.
Je m'explique : pour Nietzsche le rapport de l'individu à l'histoire est "absolu" non pas au sens hégélien d'une totalisation en soi, mais d'une affirmation souveraine pour soi : seul l'individu de son point de vue anhistorique peut décider souverainement, c.a.d. de façon "injuste", partiale, solitaire, séparé (ab-solue), de la signification, ou plus brutalement de la survie ou de la mort, du passé historique (et donc de la forme du présent, de celle de l'avenir). L'Histoire objectivement établie n'intéresse donc pas "l''individu créateur de nouvelles valeurs" (dès lors que signifient "progressiste" ? "réactionnaire" ?) car ce qui l'intéresse, c'est le rapport charnel qu'il entretient avec le passé, c'est ce qu'il peut en retirer comme force inspiratrice, laquelle lui servira de point d'appui ou de "valeur". Ainsi donc le passé n'est à réaffirmer, à transformer ou à renier, à prolonger, que comme un possible à s'approprier pour lui donner une dimension d'avenir, pour soutenir une tâche déterminée.
Affirmant la nécessité de l'oubli vital, le primat des affects sur les idées, le ludisme sans finalité et le règne futur des artistes N. annonce avant tout la destitution de toute téléologie universelle de l'Histoire. - Et d'ailleurs, ne fut-il pas le premier à percevoir l'antinomie de l'Histoire et de ce qu'il appelle la "Vie" ?

Tout de même, ma phrase était (se voulait être) une sorte de boutade...
Mais souffrez qu'on puisse être sur certains points plus réactionnaire que nietzschéen.
Cependant : vous semblez faire de Nietzsche un romantique échevelé : rapport "absolu" à l'histoire, rapport "charnel" au passé (et d'ailleurs à tout) selon le bon plaisir souverain de l'individu roi, primat des affects sur les idées (motif romantique par excellence), vitalisme insoucieux et contempteur de tous ordres et hiérarchies préexistants et établis, etc., cela pour aboutir au règne de l'artiste... Justement, et il y a là quelque chose qui paraît paradoxal à première vue : Nietzsche méprisait les romantiques, me semble-t-il, et les considérait avant tout comme des artistes faibles, dégénérés, incapables de maîtriser le déferlement de leurs passions et d'y mettre bel ordre, apanage au contraire des classiques, dont il vantait la puissance créatrice capable de hiérarchiser les forces antagoniques dans les réalisations du "grand style". Je crois même qu'il avait qualifié quelque part les romantiques et leur obsession d’absolu, grand fourre-tout où déverser leurs épanchements incontrôlés, de "femmelettes hystériques" !

Enfin, l'a-téléologie dont vous le douez et sa sainte horreur de toute finalité ne rend-elle pas en fin de compte toute création de "valeurs nouvelles" parfaitement vaine et même incompréhensible, à bien y réfléchir ? des valeurs nouvelles pourquoi faire, puisque aussi bien il n'y a rien à espérer d'autre, de neuf, d'inédit et de sensément, de qualitativement différent de ce qui est, qui ne pourrait en aucun cas être dévalorisé au profit d'un quelconque "état final", car ce serait commettre la dernière ignominie, rabaisser le devenir au regard de l'être ?
« Le devenir reste, à chaque moment, égal à lui-même dans sa totalité. » (VP)
Utilisateur anonyme
29 février 2016, 16:52   Re : Homophilie, hétérophobie
il y a là quelque chose qui paraît paradoxal à première vue : Nietzsche méprisait les romantiques, me semble-t-il, et les considérait avant tout comme des artistes faibles, dégénérés, incapables de maîtriser le déferlement de leurs passions et d'y mettre bel ordre, apanage au contraire des classiques, dont il vantait la puissance créatrice capable de hiérarchiser les forces antagoniques dans les réalisations du "grand style"


Vous avez raison. Mais il me semble que la pensée de Nietzsche est avant tout, et fondamentalement, paradoxale. Et j'irai même jusqu'à affirmer qu'elle l'est volontairement. Car rien de plus nietzschéen que de vouloir faire "tenir ensemble" les dons les plus contraires et les effets les plus opposés en apparence, de les soumettre à une "loi", soit à une unité simple, logique, catégorique, classique, bref de parvenir au "grand style".
Son rapport à l'"ivresse" (par l'alcool, la drogue) par exemple, qu'il condamnait, y voyant la pire expression de la décadence, des maladies et des vices de l'époque, tout en affirmant dans le même temps que toute ivresse est ivresse de la volonté, "l'ivresse d'une volonté accumulée et dilatée" (in Crépuscule des idoles), ou encore ceci : "Toutes les espèces d'ivresse [...] ont puissance d'art " (VP.).
Sa relation avec Wagner ("le plus grand des décadents") également, marquée jusqu'au bout par une ambivalence profonde, des jugements bourrés de paradoxes (là aussi).

Nietzsche savait mieux que personne qu'il se trouve à la base de toute activité artistique, qu'elle soit classique ou décadente, un déséquilibre psychophysiologique, un délire, une "mania divine" comme disait le Phèdre dans un passage qu'il cite à plusieurs reprises. "Le génie = névrose" (VP).
» Mais il me semble que la pensée de Nietzsche est avant tout, et fondamentalement, paradoxale. Et j'irai même jusqu'à affirmer qu'elle l'est volontairement. Car rien de plus nietzschéen que de vouloir faire "tenir ensemble" les dons les plus contraires et les effets les plus opposés en apparence, de les soumettre à une "loi", soit à une unité simple, logique, catégorique, classique, bref de parvenir au "grand style".

Cela ne me semble pas si évident, précisément : pourquoi Nietzsche méprise-t-il tant les romantiques ? parce qu'à ses yeux, leur incapacité à dominer et hiérarchiser leurs instincts et leurs aspirations, leur inaptitude foncière à la maîtrise de soi conduit à une mutilation réciproque des forces, qui finissent par s'annuler, et cette mutilation engendre la décadence et la laideur.
Or si nous faisons de l'art le révélateur du vrai et pour ainsi dire son critérium, comme ce semble bien avoir été le cas chez Nietzsche, la pensée paradoxale apparaît bien être le pendant, dans le domaine de la logique, du désordre romantique : la somme de deux propositions contradictoires qui produisent le paradoxe est nulle.
« Victor d'Aiglemont laissa la main de sa femme, et tourna la tête vers le coude que la route fait en cet endroit. »

Est-ce que je peux savoir ce qui serait là si ridicule ? Y a-t-il une stylistique, implicite autant qu'évidente, qui empêcherait que, dans un même corps de phrase, on se permette de prolonger le bras d'une personne aimée bien au-delà de ses proportions strictement physiques ?
Il se peut du reste que Balzac ait eu vent de cette opinion selon laquelle, puisqu'il s'agit d'un Britannique, le plus beau mot de l'anglais soit elbow.
Pour G. Deleuze, afin d'en finir avec le nihilisme qui installe "la plèbe en haut et la plèbe en bas", Nietzsche en appellerait au règne impossible d'une "anarchie couronnée" (Deleuze chipe le terme à Artaud). Or, les romantiques (le Romantique, homme malade) ayant compté davantage d'Héliogabale et autres décadents dans leurs rangs que les classiques (le Classique, homme sain), et Nietzsche ayant réellement préféré les seconds aux premiers, il faut en déduire qu'Alain Eytan à raison contre Deleuze lisant Nietzsche à la lumière inattendue de Proudhon !
Là, cher Pierre Jean Comolli, vous me mettez un peu dans l'embarras... Mais il y a très souvent chez Niertzsche, on ne peut le nier, matière à le tirer à soi, une sorte d'apparence pléthorique de la faculté intellectuelle et de la production d'idées, surtout chez un penseur qui a lui-même tant vanté l'apparence en elle-même, qui autorise en fait bien des "récupérations" : et Deleuze n'était-il pas un "romantique" de la pensée, un "poïétique de la philosophie", comme l'avait je crois appelé Bouveresse, au regard d'une éthique intellectuelle plutôt axée sur la rigueur, la clarté, l'analyse et l'impératif de l'adéquation, en un mot, "classique" ?
Oui mais un romantique paradoxal, à l'image de ses maîtres en histoire de la philosophie, F. Alquié (qui ne cessa, dans sa vie comme dans ses études de cas, de basculer entre raison et passion) et, dans une moindre mesure, M. Gueroult.
"« Victor d'Aiglemont laissa la main de sa femme, et tourna la tête vers le coude que la route fait en cet endroit. »

Est-ce que je peux savoir ce qui serait là si ridicule ? Y a-t-il une stylistique, implicite autant qu'évidente, qui empêcherait que, dans un même corps de phrase, on se permette de prolonger le bras d'une personne aimée bien au-delà de ses proportions strictement physiques ?"

Madame d'Aiglemont en jeune géante baudelairienne ? C'est une vision que l'on peut avoir mais j'en reste à la petite musique d'une espèce de zeugma (je ne saurais dire laquelle) dans cet alignement de la main réelle au coude métaphorique. Evidemment, s'il s'agit du corps de la phrase, tous les membres sont permis...
Balzac n'était pas poète hélas, sauf quand il ratait complètement ses tours, à la façon de ces jongleurs de cirque qui perdant soudain leurs oranges qui se prennent à rouler partout, s'improvisent humoristes avec bonheur.

(Un zeugme pur serait : il lui caressait la tête doucement quand la calèche parvint à celle du pont, dans le goût souverain de elle rentra au palais en larmes et en chaise à porteurs, etc.)

Il faut croire que le spleen des voyages plus ou moins forcés (le comte Aiglemond transporte sa femme en Touraine pour la mettre en sécurité) induit ce type de métaphores bancales où rôde le vilain zeugme, se tenant tapi à tous les tournants comme un brigand au coin du bois.
Rien que pour sa drôle de trogne qui lorgne vicieusement sur plusieurs choses à la fois, le zeugma me plaît bien, à moi...
Zeugma. Observez comme ce mot qui commence par la dernière lettre de l'alphabet et se finit par la première se trouve ainsi affecté d'un strabisme divergent. Dans la nature, les créatures mortellement venimeuses sont teintés de couleurs crues, violentes, très détonnantes dans leur environnement (des grenouilles mortelles jaune vif, des serpents venimeux vert fluorescent, etc.). Il en est de même du zeugma, répugnant et inquiétant dans son aspect même, comme certains caméléons, aux yeux torves qui tournent dans tous les sens chacun individuellement, et qui ont le cul là où on attendrait la tête. Celui-là louche sur deux choses à la fois, prêt à vous assassiner de ridicule si on l'approche.

Autre monstre de l'herpétofaune tropeïcale : l'anacoluthe, véritable anaconda de la jungle rhétorique.
Utilisateur anonyme
03 mars 2016, 17:31   Re : Homophilie, hétérophobie
Et l’hendiadys Francis ? Quel animal est-ce donc dans votre "jungle rhétorique" ?
L'hendiadys c'est facile, c'est Pyrrhocoris apterus, ce petit insecte rouge et noir dont le dos ressemble à un masque africain et qui va deux à deux en s'accolant et s'acculant par le derrière comme des chiens (ils font toujours cela bien en vue, sur les rochers nus):


[www.flickr.com]

(vous êtes redoutable Pascal, vous êtes ainsi parvenu, par des voies invraisemblablement détournées, à me faire revenir au sujet de ce fil)
Je ne sais pas pourquoi, mais je vois au son l'anacoluthe lourdement armé, chitineux, armuré, alors que le zeugma est une sorte de corps mou décaparaçonné, de consistance caoutchouteuse et à la limite du visqueux...
l'anacoluthe lourdement armé, chitineux, armuré

Oui, j'ai hésité avant de nommer l'anaconda, d'y reconnaître la tortue-luth, en effet. Qui serait chaussée de cothurnes.

Le zeugma est reptilien, et il tient bien du ver qui z'yeuterait obliquement avec des postures inquiétantes de caméléon sur sa branche.

Il y a fort longtemps, je ne sais plus quand, une dizaine d'années peut-être, au hasard d'un travail de traduction sur la micro-entomofaune des berges du fleuve Fraser, qui baigne Vancouver, ce parallèle m'était apparu tel une épiphanie : le texte est un écosystème et les tropes les plus minuscules, très difficiles à nommer et pour cause, portent des noms dont l'étrangeté est à proportion de leur insignifiance dans le fleuve du discours, tropes dont les plus intimes à l'expression vont pour certains jusqu'à l'invisibilité, l'indiscernable, l'innommable. Comme si les berges caillouteuses des cours d'eau, aux couches de grands galets blancs, qui sont animées d'un foisonnement d'animalcules sans intérêt (moucherons de mille espèces, arachnides, vers minuscules, etc.) qui parasitent et signalent le fleuve, étaient à l'image des berges du discours, dont ces tropes, lesquels presque sans nom à force d'exotisme nomenclatural, baliseraient le parcours en travaillant à parfaire son lit.
Vancouver ?

Vancouver ...
Vancouver: comme c'est Vancouver.
Ne serait-ce pas à Vancouver que les berges du fleuve Fraser grouillent d'une mystérieuse entomofaune ?
 
C'est pas sur l'île d'en face qu'il y a des ours kermode ?
 
Utilisateur anonyme
06 mars 2016, 23:01   Re : Homophilie, hétérophobie
Zeugma ?.... Euh... Et la zumba on en fait quoi alors ?
N'y a-t-il pas dans ce roman de chevalerie drolatique d'Italo Calvino, dont j'ai oublié le titre, un chevalier nommé ''Anacoluthe'' ? (A vrai dire je n'en suis pas sûre du tout).
En tout cas, l'un des monstres les plus loufoques qui rôdent encore dans ces parages est sans grand conteste l'anantapodoton : herbivore paisible et curieux, aussi massif qu'inoffensif, mastodonte cuirassé qu'on entend venir de très loin, tant ses pas sont lourds, l'effet de cette énorme bête bien sympathique est ridiculement inverse à ses dimensions phoniques incongrues : une ellipse qui tombe pratiquement sous le sens, tant elle est peu perceptible et ne nuit à la compréhension.

Cet animal attachant m'est du reste un prétexte assez vaste pour faire le lien, dans une même Lettrine, entre la rhétorique, l’effet de l'accouchement de la souris et la psychanalyse.

« Ce qui frappe dans les véritables "forces de la nature", c'est le caractère ambigu, mesquin, insignifiant, de leur manifestation : la menue bizarrerie de l'aiguille aimantée qui s'inquiète sur son fétu de paille, les bouts de papiers qu'attire l'ambre frotté. Comme l'aven Armand débouche dans le Causse par un trou de souris, ainsi fusent-elles à la surface du monde visible en étrangetés lilliputiennes, qui firent croire longtemps que la physique honnête devait se résigner à composer avec la gaudriole, réserver un coin de son grenier aux farces et attrapes.

C'est ici que la rapidité exceptionnelle de Freud impressionne. En l'espace d'une seule vie, il a pu à la fois remarquer le trou de souris, et faire résonner toute l'ampleur de la caverne. »

Julien Gracq, Lettrines
Manuel de zoologie fantastique, de Jorge Luis BORGES & Margarita GUERRERO

De l'amphisbène au zaratan, en passant par le catoblépas ...

Il y a aussi "Le Singe de l'encre":
« Cet animal abonde dans les régions du nord ; il a quatre ou cinq pouces de long ; il est doué d’un instinct curieux ; ses yeux sont comme des cornalines, et son poil est noir de jais, soyeux et flexible, suave comme un oreiller. Il est très amateur d’encre de Chine, et quand quelqu’un écrit, il s’assied, une main sur l’autre et les jambes croisées, en attendant qu’il finisse puis il boit le reste de l’encre. Après il revient s’asseoir à croupetons, et il reste tranquille. »

 
Je me souviens aussi d'un oiseau des montagnes rocheuses qui volait en gardant sa tête en arrière, parce qu'il cherchait, non pas à savoir où il allait, mais plutôt, d'où il venait.
Le moucheron, la goutte d'eau (laquelle produit les grandes inondations irrépressibles, plus destructrices que tout incendie) sont producteurs de processus automodélisables : il n'y a rien qui sépare ou distingue le comportement de son unité constitutive (le moucheron, la goutte) du nuage de moucherons, du lac en déversement sur une plaine habitée.

Il n'y a pas de saut, point de vide, point de temps 0 distinct d'un temps 0+1, entre ce que l'unité donne instantanément à voir et à prévoir de son comportement et cela qui se rapporte à la masse de ses agrégats. Connaître la goutte, c'est connaître le lac, et connaître le moucheron, c'est connaître la nuée de moucherons qui se meut en vertu des mêmes caprices que son unité constitutive. La "force de la nature" ainsi faite se donne à connaître, dans toutes les directions de son devenir, de manière immanente et non empirique : une vue simple de toute unité constitutive en livrant l'état de celle-ci renseigne suffisamment sur le devenir du corps composé. Le modèle et le processus de modélisation se confondent.

La forme d'un nuage isolé dans le ciel venteux, les traits de son déchiquètement saisis en un seul cliché, suffisent à renseigner sur la vitesse du vent et le temps de la dislocation finale du nuage, ou celui de son transit dans l'azur. Le procès de modélisation et le modèle ne sont qu'un : celui-ci, donne celui-là qui le confirme en retour. Les corps et les milieux homogènes livrent d'emblée la mesure de leur devenir, en une image unique. C'est probablement ce qui fait leur force de "force de la nature".

Cela en épilogue à une discussion ancienne sur la modélisation qui est elle-même application d'un modèle en affinage constant. Il n'y a pas création d'un modèle par voie empirique au temps 0 qui serait suivie de l'application de ce dernier en un temps 0+1 postérieurement à sa validation : tous les écarts chaotiques constatés par rapport au modèle en formation, loin d'invalider, ou de relativiser l'efficience de ce dernier, ne font que l'enrichir et l'affiner. Contre cette force de l'homogène, il n'est guère de lutte possible vers un affranchissement et la métaphore du programme de jeu d'échecs qui, en jouant, modélise le profil de jeu de son adversaire humain reste valide : tout écart dans le comportement du joueur d'échecs humain entrera dans le modèle en enrichissant et en affinant ce dernier. Tout acte de folie de la part du joueur, tout élan vers un affranchissement des bornes du modèle, seront intégrés dans le processus de modélisation au service d'un affinage du modèle. Les mondes homogènes et à structure fractale (où les figures comportementales du corps composé ne sont qu'une démultiplication d'échelle de celles de l'unité constituante) permettent cette certitude, cet enfermement dans une modélisation immanente.

Si l'histoire humaine accepte pareille structure, alors l'enfermement dans la métamodélisation (modèles en modélisation permanente, modèles qui ne sont que modélisation d'un espace événementiel donné pour homogène de par sa récursivité et sa fractalisation constitutives) est acquis, alors la liberté humaine est finie, aussi finie que peut l'être celle du joueur d'échecs face à un adversaire robotique dont il nourrit, de ses moindres mouvements comme de ses plus extravagants, le jeu modélisateur.
Je me souviens aussi d'un oiseau des montagnes rocheuses qui volait en gardant sa tête en arrière, parce qu'il cherchait, non pas à savoir où il allait, mais plutôt, d'où il venait.

Jean Wahl dans les pages qu'il consacre au Devenir de son Traité de métaphysique (1955) :

Le mouvement que nous percevons n'est pas constitué pour nous dans une addition d'instants, suivant la présupposition impliquée dans les sophismes de Zénon, ni par une synthèse telle que celle dont parle Kant. William James et Bergson ont bien montré que le mouvement est saisi d'ensemble et d'emblée ; et l'on trouverait des idées analogues dans la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty. "Ce n'est pas moi qui reconnais en chacun des points et des instants traversés le même oiseau défini par des caractères explicites, c'est l'oiseau en volant qui fait l'unité de son mouvement, c'est lui qui se déplace, c'est ce tumulte plumeux encore ici qui est déjà là-bas dans une sorte d'ubiquité, comme la comète avec sa queue." "C'est le temps objectif qui est fait de moments successifs. Le présent vécu renferme dans son épaisseur un passé et un avenir. Le phénomène du mouvement ne fait que manifester d'une manière plus sensible l'implication spatiale et temporelle".

Deux manières d'aborder un étant (par exemple, l'état de la faune et de la flore dans un quadrat d'espace) :

1. en y opérant des relevés quantitatifs et à l'issue de cet inventaire déclarer que cette somme de données constitue un état des lieux initial, préalable aux observations à venir (soit a baseline survey en langue internationale) et donc préalable aussi à une étude ultérieure du devenir des lieux et de leur contenu recensé ; puis à l'issue d'une comparaison des états de lieux successifs, chronologiquement ordonnés, en esquissant un modèle qui sera testé avant de servir à la lecture d'une évolution de l'état, soit l'itinéraire chronologique des étants objets de l'étude;

2. l'autre approche consiste à décréter que le descriptif initialement donné de l'étant est lui-même modèle de l'étant; figure modélisante de l'étant. A savoir que tel point d'occurrence spatiale extravagant (p. ex. un nid de sternes à distant de huit cent mètres du rivage quand 95% des autres nids se trouvent dans une bande de 25 mètres de large sur la grève océanique ou lacustre) constitue un trait évolutif du modèle, une marque de son devenir passé (nid vestigial) ou futur (tendance à l'éloignement des nids futurs), est généralement indiciel d'un devenir au lieu d'être pris comme "aberration" dans la démarche 1.; la deuxième campagne de relevés offrira alors d'emblée une évolution du modèle; elle produira une modélisation dynamique de l'étant, elle pourra par exemple faire apparaître une excursion cyclique de la concentration des nids de sternes, etc. lisible d'emblée dans la configuration spatiale subséquente des occurrences observées une première fois. La dimension temporelle sera saisissable dans le modèle ; le modèle alors, le standard, évoluera en même temps que l'étant, ce qui représente à la fois un gain de temps pour la recherche et confèrera une plus grande rigueur (intégration dynamique temporelle) aux modèles projectifs. Le temps de l'observateur, les intervalles de temps entre ses campagnes de relevés (qui dans la première démarche impliquent un déplacement de l'observateur sur les lieux aux temps t-zéro, puis t-1, etc.) cessent d'interférer avec l'étant et son devenir spatio-temporel propre. La répartition spatiale des points d'occurrence observés est donnée d'emblée comme figure temporelle, vitesse du devenir et de l'évolution du milieu où sont recensées ces occurrences (cf. la forme de dislocation du nuage comme indicatrice de la force du vent, de sa vitesse, et donc de celle de la mutation du système objectivé "nuage"). Le modèle superposé à l'étant s'affine au fur à mesure de l'évolution de ce dernier et sa force prédictive y gagne en puissance, en capacité de détermination.

Appliquée aux sociétés humaines, cette intelligence des phénomènes pourrait nous livrer un redoutable enseignement qui porterait notamment sur la cyclicité absolue des excursions (guerres, crises, destructions et risques d'anéantissement ou de rupture, de solutions de continuité dans leur devenir), mais il s'agit-là d'une considération annexe.
Je crois me souvenir qu'il y a dans la Nature, trois modes de dissémination de la faune (par tâches, par sauts, par ... je ne sais plus). Il existe même une mathématique sur l'équilibre prédateur-proie dans la Nature, qui inclut trajectoires et périodicités (ici), et qui montre que l'homme moderne, en brisant l'équilibre de cette heuristique, se retrouve en situation d'être le prédateur de lui-même.
Pour échapper à cette situation infernale, il n'a cessé de se disséminer. Son mode de dissémination, depuis la sortie d'Afrique est, pour l'Eurasie, le mode de dissémination par tâche. Autrement dit, un village se construit. Sa population augmente. Cette population atteint un seuil. Passé ce seuil, des phénomènes de violence s'enclenchent, qui peuvent être dus à des problèmes d'accès à la ressource, à des causes mimétiques, etc. Pour sortir de ce cycle de violence, le village se scinde en deux, ou alors, les générations suivantes s'installent 30 km plus loin. Tout simplement.
Alors, la question qui se pose est: que se passe-t-il lorsqu'il n'est pas possible de s'installer plus loin ? En bord de mer, par exemple ? Une société en proie (c'est le cas de le dire) à de la violence interne, qui vit au bord de la mer, comment fera-t-elle pour contenir cette violence ? En fait, le solution est simple, elle est à la fois politique et religieuse (comme dirait Godelier). Les chefs se lancent alors dans des grands travaux qui permettent de canaliser l'énergie, et donc d'utiliser la violence de cette population à des fins politiques. On observe ainsi qu'il y a des alignements de menhirs en Bretagne, dans le Cantal, en Corse, sur l'île de Pâques. Les têtes de l'île de Paques ne sont rien d'autre que des menhirs anthropomorphes. Tous ces lieux ont en commun de se situer dans des endroits qui sont le bout du monde, le bout du bout, le lieu de perdition au-delà duquel il n'est plus possible d'aller. Un cul de sac géographique qui contraint la société humaine à se fabriquer des objets grâce auxquels elle trouvera à se contenir, en alignant des menhirs, des têtes, les uns à côté des autres.
Et nous, que faisons-nous d'autre ?


 
 
Utilisateur anonyme
08 mars 2016, 08:55   Re : Homophilie, hétérophobie
Intéressant M. Hergat.

Juste une remarque : vous parlez du mode dissémination mais vous omettez de parler de LA FORCE. Car un territoire peut (doit) être conquis par la force des armes ou hérité d’ancêtres, et ses frontières doivent être connues sinon reconnues des sociétés voisines qui occupent et exploitent des espaces proches. Dans tous les cas un territoire doit être défendu par la force : force des armes, mais aussi celle des puissances invisibles que les rites qui préparent une guerre ou l’accompagnent sollicitent pour affaiblir les ennemis et soutenir les guerriers.

Alors lorsque la situation devient "infernale" et qu'"il n'est plus possible de s'installer plus loin", il est toujours possible de s'installer chez le voisin... Car en cherchant un peu, il y a toujours un voisin à se soumettre - voisin avec lequel on pourra, le discours de la force aidant, trouver éventuellement des alliances (l'histoire des communautés et des sociétés humaines (Godelier insiste bien sur la différence entre les 2) regorge d'exemples).
Utilisateur anonyme
08 mars 2016, 09:01   Re : Homophilie, hétérophobie
Exemple de la tribu Baruya pris chez Godelier :

Sur les quinze clans conformant la tribu Baruya, huit descendaient de clans qui, plusieurs siècles auparavant appartenaient à une autre tribu, les Yoyué, vivant à plusieurs jours de distance. A la suite d’un conflit violent au sein des Yoyué, une partie des membres de ces huit clans fut massacrée et les rescapés trouvèrent refuge chez les Andjé, une autre tribu, dont l’un des clans, les Ndélié, leur accorda sa protection et leur attribua des terres. Au bout de quelques générations, les descendants des réfugiés se concertèrent avec leurs hôtes, les Ndélié, pour attaquer les autres clans Andjé. Les Andjé s’enfuirent, abandonnant une partie de leur territoire à leurs agresseurs. C’est alors qu’une nouvelle société vit le jour, réunissant les huit clans Yoyué, les Ndélié et, plus tard, six autres clans autochtones soumis ou ralliés à leur cause. La tribu se donna un « grand nom », celui de Baruya, du nom d’un des clans des réfugiés qui possédait des objets et des formules rituels destinés à initier les hommes, à en faire des guerriers aptes à gouverner leur société.
Une société en proie (c'est le cas de le dire) à de la violence interne, qui vit au bord de la mer, comment fera-t-elle pour contenir cette violence ?

Souvent, elle construit des navires et se transporte au-delà des mers. Le Portugal en Europe, la province de Zhejiang en Chine (qui jusqu'à la fin de notre XXe siècle et même encore dans ce siècle-ci, alimente l'écrasante majorité du flux migratoire chinois vers la France) en fournissent de bons exemples, qui sont depuis longtemps, ou qui ont été longtemps, des lieux n'offrant aucun repli possible vers l'intérieur. L'Angleterre au XVIIe siècle où les Puritains et autres Levellers ont préféré la construction navale à celle de menhirs est un autre cas invalidant cette hypothèse.

Les Polynésiens (dont le milieu n'était pas moins "bout du monde" que celui de l'île de Paques) furent des navigateurs et leur choix de naviguer plutôt que d'ériger des statues comme les habitants de l'île de Paques, fut le bon. La navigation et la migration transocéaniques ne sont pas des phénomènes modernes et n'attendirent pas que des ingénieurs sachent bâtir de grandes nefs. Les esquifs polynésiens voyagèrent loin.

Le cas du Japon est un peu particulier dans la mesure où cet archipel avait déjà été une destination pour les continentaux en rupture politique et sociale et qu'il s'était originellement peuplé de la sorte, comme colonie. Pas de menhir là non plus, ou sinon fort rares.

De plus, prendre la mer ou se lancer dans une politique de grands travaux "canaliseurs d'énergie", loin de composer une alternative sont souvent des choix conjoints.

Les visions réductrices et schématiques, toujours séduisantes, ne peuvent se passer d'oeillères, c'est leur défaut.
Si la faune franchit la mer, il y a de dissémination de la faune par saut.
 
Utilisateur anonyme
08 mars 2016, 12:07   Re : Homophilie, hétérophobie
Il est vrai que ces histoires de menhirs de bout du bout et de lieux de perditions sont fort séduisantes... Mais comme dit l'autre : "ça fonctionne pas comme ça." Même "par saut".
Les Polynésiens (dont le milieu n'était pas moins "bout du monde" que celui de l'île de Pâques)

En fait, pas du tout. La colonisation du Pacifique s'opéra depuis Taïwan. Et les navigateurs partis de Taïwan furent des navigateurs hors-pairs, capable de passer d'île en île, pourtant distante de milliers de km, avec une facilité déconcertante. Dirent que les Polynésiens étaient des gens perdus au milieu de nulle part est très exagéré. C'est le reproche qu'on peut aussi faire à l'histoire de Thor Heyerdahl et à son Kon Tiki qui est très européocentré et qui perçoit les habitants du Pacifique comme des gens sans savoir. Non. L'île de Pâques fut vraiment pour eux l'île du bout du monde.
» Connaître la goutte, c'est connaître le lac, et connaître le moucheron, c'est connaître la nuée de moucherons qui se meut en vertu des mêmes caprices que son unité constitutive

Alors là, Francis, nous sommes en total désaccord, et je crois que nous eûmes déjà bien des discussions sur ce sujet : la connaissance du tout n'est jamais trivialement réductible à celle des parties, parce que le tout constitue un niveau d'organisation propre, inédit, faisant émerger des propriétés qui sont, au niveau inférieur (celui ou chaque partie est considérée isolément) tout simplement inexistantes.
L'un des exemples les plus simples de cela est celui d'une seule membrane traversée par de l'eau et de nombreuses substances dissoutes auxquelles cette membrane est inégalement perméable : la connaissance des flux de transport de chaque espèce isolée ne permet pas de prédire le flux de toutes ces espèces ensemble si l'on ne dispose pas du système d'équation qui en décrit les comportements couplés, qui comporte des solutions étonnantes, c'est-à-dire imprévisibles, alors qu'il ne s'agit encore que d'un modèle extrêmement simplifié de membrane cellulaire.
L'exemple le plus "complexe" serait probablement celui du cerveau : entre la cellule nerveuse et le produit de l'inimaginable complexité du système nerveux central considéré comme un tout, il y un monde, c'est-à-dire pratiquement rien en commun : entre-temps, dans la marge incommensurable qui sépare l'unité du tout, se sont constitués des sensations, des sentiments, des représentations, de la pensée, un sujet, une conscience : croyez-vous qu'il puisse y avoir rien de tout cela, qui est pourtant caractéristique du "tout cérébral", dans un seul de ses constituants, le neurone ?
Ce qui veut dire que la complexité est créatrice, et qu'entre l'individu et la multitude il n'y a presque rien en commun, sinon nous pourrions aimer les foules, et un seul homme, aussi génial et admirable qu'on voudra, devrait être représentatif de tout son peuple.
Utilisateur anonyme
08 mars 2016, 13:46   Re : Homophilie, hétérophobie
Ce qui veut dire que la complexité est créatrice, et qu'entre l'individu et la multitude il n'y a presque rien en commun, sinon nous pourrions aimer les foules, et un seul homme, aussi génial et admirable qu'on voudra, devrait être représentatif de tout son peuple.

/////////

Mouais... Le problème, c'est que sur le plan politique ce refus de toute "vision holiste" conduit invariablement à l'individualisme le plus débridé : "... la démocratie brise la chaîne et met chaque anneau à part" (A. de Tocqueville).

Nous en voyons (subissons) toutes les sinistres conséquences.
À mon avis ce serait plutôt le contraire, ce qui signifie que le "bien commun" ne serait pas réductible au seul bien de chaque individu constituant le corps social et politique, et que la sphère publique acquiert par là une indépendance et un niveau de réalité propre.
à Alain : j'évoquais les milieux et les substances homogènes qui sont "forces de la nature" de par l'homogénéité même de leur composition (l'eau relativement pure, les gaz non mélangés qui en se répandant pour l'eau, en se dilatant pour les gaz, montrent des forces souvent impossibles à endiguer). Les milieux non mitigés et les substances non mêlées ne s'épuisent pas "intérieurement" dans des réactions chimiques intestines mais libres de ces freins et de cette dissipation démultiplient leurs effets et leur action linéairement, par simple cumul. Le nuage de moucherons, le lac fait de gouttes semblables présentent des comportements qui démultiplient l'amplitude de ceux qui animent leur unité, et il n'est aucun phénomène réactif interne à ces matières homogènes qui atténuerait cette force. Je vous laisse le soin de transcrire cela sur le plan politique. Rien de ce que l'on peut dire sur "le saut qualitatif par excès de quantité" ne minore ce fait.

à Pierre : je n'ignore pas que les populations aborigènes de Taïwan sont, selon la classification des anthropologues, "de race malayo-polynésiennes", mais enfin, de là à affirmer que leur navigation vers l'Orient est à l'origine du peuplement des archipels polynésiens, il y a un saut qui me laisse un peu perplexe. Si vous avez des références bibliographiques sur le sujet, je suis preneur. Notez cependant que les populations des îles Riukyu toutes proches sont d'une culture assez distincte de ces aborigènes et que celle-ci présente des traits, notamment dans la musique instrumentale et vocale, assez évocateurs de ceux que l'on trouve dans les archipels polynésiens, traits qui à ma connaissance (toute relative il va sans dire) ne se retrouvent pas de manière aussi évidente à Taïwan. J'ai vécu à Taïwan, fort pauvre, donc très près des réalités locales.
Sur les menhirs et dolmens et autres mégalithes érigés face aux rivages désespérants : l'Auvergne en compte sa part, or Chamalières est à une certaine distance de La Baule. Vous allez me rétorquer peut-être que l'océan dans des temps fort reculés a battu de ses flots les pieds du mont Lozère ou du Puy du Sancy. C'est possible. Pauvre Obélix dont on imagine le spleen contemplant le ressac. Sinon, oui, on peut aussi dégager la question en touche en supputant que l'Auvergne eut, elle aussi, comme Vancouver, ses ours, animal peu amène et prédateur à ses heures.
Il me semble pourtant que tant les nuages de gaz que de moucherons ont des comportements dynamiques chaotiques, ce qui veut dire imprévisibles en pratique, et pour quelqu'un comme Prigogine, si je me souviens bien, irréversibles de surcroît, ce qui exclut toute évolution linéaire par simple addition des composants ?...
Au fait, vous n'aviez pas à traduire, dans le temps, quelque papier confus sur les "lois d'additivité non linéaires", justement ?
Cher Francis, pardon d'avoir été aussi long, mais on enterre, ces derniers jours.
Taïwan et la colonisation du Pacifique: ici
Cher Pierre, merci de cet article de la Recherche, évidemment passionnant.

Les Austronésiens sont d'abord restés un à deux millénaires à Taïwan. Puis, peut-être à la suite de l'invention de la pirogue à balancier, ils ont franchi vers 1000 av. J.-C. le bras de mer qui les séparait des Philippines, juste au sud. Leur expansion a ensuite été rapide : d'abord vers le sud en Indonésie et en Malaisie, puis Madagascar à l'ouest, et la Nouvelle-Guinée et la Mélanésie à l'est.

Ce type de récit qui donne pour foyer de toute une partie de l'humanité moderne la région où sont basées les équipes à l'origine de cette recherche (université d'Auckland) a son utilité, pour une région du monde vue par le reste du monde comme très excentrée.

J'ai longtemps pensé, pour l'avoir lu aussi, que la migration s'est faite de Madagascar vers l'archipel malais et non l'inverse. J'en ai lontemps tenu pour indice l'origine malgache du nom raphia, cette fibre qui sert à la fabrication des esquifs et à lier les bambous dans le monde malais. Le nom raphia (qui du malgache est passé en français) existe tel quel dans cet archipel (Bali comprise). Les migrations du sous-continent, en partie transocéaniques, se sont toujours faites d'ouest vers l'est, comme en atteste aussi la propagation de l'indouisme et du bouddhisme. Et du reste les navigations et colonisations trans-Pacifique se sont opérées elles-aussi dans ce sens-là, comme le soutient cette recherche, et comme en prolongement de l'autre.

On voit mal se situer un foyer de colonisation à expansion radiale à partir de Taïwan. Que Taïwan ait pu jouer le rôle d'un tremplin (a springboard) ou de pierre de gué (stepping stone) dans la propagation vers l'est, c'est évidemment possible, mais en faire l'origine et le foyer en supposant pour ce faire un mouvement à rebrousse chemin, à rebrousse histoire, vers Madagascar, là, j'ai des doutes comme disait Raymond Devos.
Si, justement, Alain.

Les "forces de la nature" peuvent être vues parfois comme la résultante ou le produit d'une synergie : c'est le cas de l'eau océanique qui "cueille" l'énergie des vents, et des astres (les marées). Mais dans une échelle moyenne, humaine (l'océan est inhumain), à savoir par exemple, celle de l'observable dans l'hydraulique simple et les domaines lacustres, celui des inondations terrestres, les puissances irrémissibles ont leur source dans l'homogénéité. L'irreversibilité en question, celle des mondes chaotiques selon Prigogine, peut s'expliquer par le fait que rien ne travaille ce mouvement de l'intérieur, rien n'entame ou n'amoindrit son irréversibilité; aucune dimension hétérogène, aucune contradiction interne ne vient gêner le chaos. La pureté du chaos n'est possible, concevable que dans un univers où toutes les hétérogénéités soit son inexistantes, soient se subsument au neutre.

La synergie des univers hétérogènes est à double tranchant : elle peut produire un emballement de la force bien évidemment (la houle océanique, etc.), mais aussi un freinage des processus, voire leur régulation, leur assagissement, cependant que les univers homogènes sont linéairement endiablés, comme l'eau gravitationnelle qui emporte tout et qu'aucun processus interne n'assagit.
Seuls les utilisateurs enregistrés peuvent poster des messages dans ce forum.

Cliquer ici pour vous connecter