La crise de notre temps peut se résumer en une seule phrase. De l'apparition de la conscience humaine au milieu de notre siècle, l'homme eut à vivre dans la perspective de sa mort en tant qu'individu ; depuis Hiroshima, l'humanité dans son ensemble doit vivre dans la perspective de son extinction en tant qu'espèce biologique.
Il s'agit d'une perspective radicalement nouvelle ; et si son caractère de nouveauté est appelé à pâlir, la perspective en tant que telle est appelée à persister; elle constitue désormais un trait fondamental et permanent de l'humaine condition.
Toute idée nouvelle ne s'impose à l'esprit qu'après avoir été précédée de périodes d'incubation ; il a fallu près d'un siècle à la doctrine copernicienne, qui rabaissait si radicalement le statut de l'homme dans l'univers, pour s'imposer à la conscience européenne. Cette dégradation nouvelle du statut de notre espèce à celui de la mortalité est encore plus difficile à digérer.
Mais des signes existent que de manière incidente ou détournée, le processus d'assimilation mentale a déjà commencé. Tout se passe comme si les explosions avaient produit une sorte de retombée psychoactive, en particulier chez les jeunes, en suscitant des phénomènes aussi bizarres que ceux des hippies, du
flower power et toutes sortes de croisés aux pieds nus et sans croix. Tous ceux-là semblent être les produits de quelque symptôme d'irradiation mentale qui se traduit par une expérience intense et éprouvante d'absence de sens (
intense and distressing experience of meaninglessness), d'un vide existentiel que les valeurs traditionnelles des aînés ne sont pas à même de combler.
Il est probable que ces symptômes s'estomeront. Dès à présent, le mot
Hiroshima est devenu un cliché historiographique comme la Boston Tea Party ou la Prise de la Bastille. Tôt ou tard, nous retournerons à un état de pseudo-normalité. Mais rien ne saurait nous détourner du fait que désormais notre espèce est en sursis. Elle va en portant une bombe à retardement attachée au cou. Nous allons devoir entendre son tic-tac, tantôt puissant, tantôt discret, puis de nouveau plus puissant, pendant les décennies et les siècles à venir, jusqu'à l'explosion ou jusqu'à ce que nous parvenions à en désarmoçer le mécanisme.
Notre souci porte sur la possibilité de parvenir à effectuer ce désamorçage. De toute évidence l'opération réclame davantage que des conférences sur le désarmement et fait appel à un usage adouci de la raison (
sweet reasonableness). Ces conférences sont restées lettre morte ou n'ont pas trouvé d'écho pour la bonne et simple raison que si l'homme peut être doux il n'est certes pas raisonnable ; et rien n'indique non plus qu'il soit en train de le devenir. Au contraire, tout porte à croire qu'à un certain moment des dernières étapes explosives de l'évolution biologique d'
homo sapiens, une défaillance s'est produite ; qu'un défaut ou une subtile erreur d'ingénierie se soit glissé et incarné dans notre appareil originel et qui rendrait compte de la veine paranoïaque qui parcourt toute notre histoire. Il s'agit là à mes yeux d'une hypothèse déplaisante et néanmoins plausible, que j'ai développée assez longuement dans un ouvrage récent -- NdT :
The Ghost in the Machine, 1968, paru en français sous le titre
Le Cheval dans la locomotive - Éditeur : Calmann-Lévy. L'évolution a commis des erreurs innombrables ; Sir Julian Huxley l'a comparée à un labyrinthe comportant un nombre énorme de cul-de-sac. Pour chaque espèce existante, des centaines ont péri dans le passé ; les collections de fossiles ne sont autres que la corbeille à papiers des hypothèses écartées par le Grand Ingénieur. Le biologiste ne devrait pas regarder
Homo sapiens autrement que comme l'une parmi d'autres des victimes d'erreurs de construction -- erreur qui dans son cas peut se situer au niveau de son système nerveux -- qui le rendent sujet aux illusions et le font pencher vers l'auto-destruction. Mais
homo sapiens possède aussi une capacité propre de transcender l'évolution biologique et de compenser les carences de son appareil originel. Il se peut même qu'il ait le pouvoir de guérir ce désordre mental congénital qui a causé des ravages dans le passé et qui le menace aujourd'hui d'extinction. Ou, s'il ne peut en guérir, pourrait-il au moins le rendre bénin.
Pour qu'une thérapie soit envisagable, il faut d'abord poser un diagnostic correct. Les essais de diagnostic sont innombrables, des prophètes hébreux aux éthologues contemporains, mais aucun d'eux ne s'avère particulièrement convaincant parce qu'aucun d'eux ne part de la prémisse que l'homme est un espèce aberrante, souffrant d'un dysfonctionnement biologique, d'un désordre du comportement propre à son espèce qui le rend différent de toutes les autres espèces animales, tout comme, à l'inverse, le langage, la science et les arts la distinguent de façon positive.
(à suivre)