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"On fait la guerre par amour" (Arthur Koestler, 1968-1969)

Envoyé par Francis Marche 
Les quelque trois décennies qui ont suivi la deuxième guerre mondiale, période qui a correspondu à la Guerre froide et à "l'équilibre de la terreur", si les siècles futurs daignent se pencher sur elles, en retiendront qu'elles auront été la période d'une formidable efflorescence intellectuelle en Occident, un point d'inscandescence de la pensée. Un point de décollage des parterres (ou de recollage à l'être) comme ceux que se plaisent à expérimenter les aviateurs et leurs passagers qui font grimper l'appareil très vite et très haut afin de dessiner la trajectoire d'une courbe en cloche durant laquelle, entre cette ascension et la descente qui suit, les occupants de la cabine flottent, quelques deux à trois minutes, affranchis de la gravité.

La descente, c'est la fin de cet équilibre de la terreur et de la transcendance de la pensée, qui vit le démantèlement de l'Union soviétique et l'essor du salafisme et du djihadisme mahométan, lequel prit le relais de celle-là dans la charnière de 1979-1981 sans laisser à l'humanité une seconde de répit entre l'une et l'autre, ce démantèlement et ce passage de relais ayant été suivis de près dans la chronologie (à partir de 1984-85) par l'advenue à la conscience de l'humanité que les équilibres terrestres naturels sont susceptibles de perturbation à cause anthropique et par conséquent susceptibles de fin.

Dans cette acmée de la vie de l'esprit en Occident, la période qui court de 1968 au premier choc pétrolier de 1974 marque un point remarquable. Koestler y tint un rôle de rapporteur des événements de la vie intellectuelle audacieuse et singulièrement libre qui animait certains cercles de penseurs et de chercheurs. Dans ces années-là et jusqu'à sa mort en 1983, Koestler ne cessa de produire des synthèses en osant, dans le cadre de multiples conférences et essais, un discours anthropologique simple et très ambitieux. On a le sentiment que certaines écoles de pensée, trop nombreuses et du reste trop contradictoires pour être amalgamées dans une liste ou même un ensemble arrêtés, de Francfort à Berkeley, de Prague ou de Copenhague à Paris, dans l'ombre que projetaient la terreur nucléaire et tous les risques d'anéantissement, touchèrent du doigt le Graal de l'anthropologie.

Le souci heideggerien peut-être, point encore brouillé par l'accablant combat, l'harassante occupation de lutter contre le communisme du 21e siècle défrontiérisé qu'est l'islam politique, point encore gêné par cette régression de la politique et de la pensée que constitue ce mouvement de sales gosses, ce souci ou ceux qui en étaient animés, se frottèrent pour de bon, comme jamais, à l'essentiel de l'Homme, en aventurant sans peur des énoncés définitifs vers lesquels aujourd'hui, ou bientôt, quand nous seront moins focalisés dans notre combat contre les sales gosses régressifs, il faudrait revenir.

"Make Love not War" proclamaient certains dans la fin des années 60 et le début des années 70. A ce pitoyable mot d'ordre, Koestler opposa que la guerre ne se fait toujours que par amour ! Etait-ce là une déclaration d'amour à la guerre ? Evidemment non, pas davantage qu'une déclaration de guerre à la guerre. Mais à y revenir, on ne peut pas ne pas considérer la remarquable dignité de la position koestlérienne, aujourd'hui que l'on sait à quel point le pacifisme d'alors était manipulé par les agents de la "démoralisation" (terme du KGB) au service du bloc soviétique.

L'amour engendre toutes les guerres. Koestler nous résume pourquoi et comment dans une conférence donnée à l'université de Copenhague en avril 1968. Cette communication remaniée fut lue au quatorzième séminaire Nobel à Stockholm en septembre 1969. Son titre original est The Urge to Self-destruction (l'empressement à s'auto-détruire), il figure en premier dans le recueil d'essais paru sous le titre The Heel of Achilles (Le Tendon d'Achille) qui regroupe des textes et communications de la période 1968-1973. A ma connaissance ce recueil n'a jamais paru en librairie francophone.

Le plaisir de lire Koestler dans le texte donne envie d'être partagé. Je vais donc livrer une traduction en français de larges extraits de ce texte, que sera produite au fil de la plume, dans les interventions à venir de cette arborescence.
Merci Francis, je lirai cela avec grand intérêt...
Soit dit en passant, il y eut aussi, dans ces années, une troisième voie, si l'on peut dire (et peut-être est-ce une variante de la position koestlérienne, je ne sais), du reste fort prisée par les grandes pasionarias, qu'elles soient Allemandes, Palestiniennes, Israéliennes même, paire d'Uzis en sautoir sur la poitrine, qui consistait à vouloir faire l'amour et la guerre, d'autant mieux l'amour que la guerre, et vice-versa...
La crise de notre temps peut se résumer en une seule phrase. De l'apparition de la conscience humaine au milieu de notre siècle, l'homme eut à vivre dans la perspective de sa mort en tant qu'individu ; depuis Hiroshima, l'humanité dans son ensemble doit vivre dans la perspective de son extinction en tant qu'espèce biologique.

Il s'agit d'une perspective radicalement nouvelle ; et si son caractère de nouveauté est appelé à pâlir, la perspective en tant que telle est appelée à persister; elle constitue désormais un trait fondamental et permanent de l'humaine condition.

Toute idée nouvelle ne s'impose à l'esprit qu'après avoir été précédée de périodes d'incubation ; il a fallu près d'un siècle à la doctrine copernicienne, qui rabaissait si radicalement le statut de l'homme dans l'univers, pour s'imposer à la conscience européenne. Cette dégradation nouvelle du statut de notre espèce à celui de la mortalité est encore plus difficile à digérer.

Mais des signes existent que de manière incidente ou détournée, le processus d'assimilation mentale a déjà commencé. Tout se passe comme si les explosions avaient produit une sorte de retombée psychoactive, en particulier chez les jeunes, en suscitant des phénomènes aussi bizarres que ceux des hippies, du flower power et toutes sortes de croisés aux pieds nus et sans croix. Tous ceux-là semblent être les produits de quelque symptôme d'irradiation mentale qui se traduit par une expérience intense et éprouvante d'absence de sens (intense and distressing experience of meaninglessness), d'un vide existentiel que les valeurs traditionnelles des aînés ne sont pas à même de combler.

Il est probable que ces symptômes s'estomeront. Dès à présent, le mot Hiroshima est devenu un cliché historiographique comme la Boston Tea Party ou la Prise de la Bastille. Tôt ou tard, nous retournerons à un état de pseudo-normalité. Mais rien ne saurait nous détourner du fait que désormais notre espèce est en sursis. Elle va en portant une bombe à retardement attachée au cou. Nous allons devoir entendre son tic-tac, tantôt puissant, tantôt discret, puis de nouveau plus puissant, pendant les décennies et les siècles à venir, jusqu'à l'explosion ou jusqu'à ce que nous parvenions à en désarmoçer le mécanisme.

Notre souci porte sur la possibilité de parvenir à effectuer ce désamorçage. De toute évidence l'opération réclame davantage que des conférences sur le désarmement et fait appel à un usage adouci de la raison (sweet reasonableness). Ces conférences sont restées lettre morte ou n'ont pas trouvé d'écho pour la bonne et simple raison que si l'homme peut être doux il n'est certes pas raisonnable ; et rien n'indique non plus qu'il soit en train de le devenir. Au contraire, tout porte à croire qu'à un certain moment des dernières étapes explosives de l'évolution biologique d'homo sapiens, une défaillance s'est produite ; qu'un défaut ou une subtile erreur d'ingénierie se soit glissé et incarné dans notre appareil originel et qui rendrait compte de la veine paranoïaque qui parcourt toute notre histoire. Il s'agit là à mes yeux d'une hypothèse déplaisante et néanmoins plausible, que j'ai développée assez longuement dans un ouvrage récent -- NdT : The Ghost in the Machine, 1968, paru en français sous le titre Le Cheval dans la locomotive - Éditeur : Calmann-Lévy. L'évolution a commis des erreurs innombrables ; Sir Julian Huxley l'a comparée à un labyrinthe comportant un nombre énorme de cul-de-sac. Pour chaque espèce existante, des centaines ont péri dans le passé ; les collections de fossiles ne sont autres que la corbeille à papiers des hypothèses écartées par le Grand Ingénieur. Le biologiste ne devrait pas regarder Homo sapiens autrement que comme l'une parmi d'autres des victimes d'erreurs de construction -- erreur qui dans son cas peut se situer au niveau de son système nerveux -- qui le rendent sujet aux illusions et le font pencher vers l'auto-destruction. Mais homo sapiens possède aussi une capacité propre de transcender l'évolution biologique et de compenser les carences de son appareil originel. Il se peut même qu'il ait le pouvoir de guérir ce désordre mental congénital qui a causé des ravages dans le passé et qui le menace aujourd'hui d'extinction. Ou, s'il ne peut en guérir, pourrait-il au moins le rendre bénin.

Pour qu'une thérapie soit envisagable, il faut d'abord poser un diagnostic correct. Les essais de diagnostic sont innombrables, des prophètes hébreux aux éthologues contemporains, mais aucun d'eux ne s'avère particulièrement convaincant parce qu'aucun d'eux ne part de la prémisse que l'homme est un espèce aberrante, souffrant d'un dysfonctionnement biologique, d'un désordre du comportement propre à son espèce qui le rend différent de toutes les autres espèces animales, tout comme, à l'inverse, le langage, la science et les arts la distinguent de façon positive.

(à suivre)
La créativité et la pathologie de l'homme sont deux faces d'une même médaille, frappée l'une et l'autre dans le même atelier mécanique des monnaies de l'évolution (coined in the same evolutionary mint). Je vous propose un tableau clinique des symptômes pathologiques qui se donne à lire dans l'histoire perverse de notre espèce, puis je passerai des symptômes aux facteurs causatifs présumés. La liste des symptômes comporte cinq grands chapitres.

En premier lieu, au tout début de notre histoire, se présente un phénomène remarquable auquel les anthropologues ne paraissent pas avoir accordé une attention suffisante, qui est celui du sacrifice humain. Il s'agit d'un rite universellement répandu qui a perduré de l'aube des temps préhistoriques à l'apogée des civilisations pré-colombiennes, et dans certaines parties du monde jusqu'au début de notre siècle. Des peuples des marais de Scandinavie aux insulaires des mers du Sud, des Etrusques aux cultures pré-colombiennes, ces pratiques se sont imposées de manière indépendante dans les civilisations les plus variées, comme manifestation d'une logique perverse pour laquelle l'espèce dans son ensemble paraît accuser un penchant. La scène où Abraham s'apprête à trancher la gorge de son fils pour l'amour de Dieu, dans les premiers chapitres de la Genèse, en constitue l'épitome. Il conviendrait, au lieu d'écarter ce sujet en le traitant comme sinistre curiosité du passé, de voir dans l'universalité et la nature paranoïaque de ce rite un véritable symptôme.

Le deuxième symptôme de ce tableau tient au peu d'inhibition que montrent les représentants de l'espèce lorsqu'il s'agit de tuer des congénères, ce qui est quasiment sans équivalent dans le règne animal. Comme Konrad Lorenz l'a récemment souligné, l'acte du prédateur tuant sa proie ne saurait être comparé à un meurtre, et ne doit pas même être qualifié d'agression car le prédateur et sa proie appartiennent à deux espèces différentes -- un faucon tuant un mulot ne peut guère être accusé d'homicide. La rivalité et les conflits entre des membres d'une même espèce animale se résolvent par des luttes ritualisées ou des comportements de menace symbolique qui se terminent par la fuite ou un geste de soumission d'un des combattants, et ne se soldent que très rarement par des blessures mortelles. Chez l'homme, en revanche, ce mécanisme d'inhibition interne empêchant la tuerie de congénères est notablement inefficace.

Ce qui nous amène au troisième symptôme : la guerre interne à l'espèce dont le caractère est permanent, avec ses sous-variétés que sont la persécution de masse et le génocide. La confusion vulgaire entre la prédation et le comportement belliqueux tend à occulter le fait que la loi de la jungle permet la prédation sur des espèces tierces mais interdit la guerre au sein de sa propre espèce ; et le fait que homo sapiens soit la seule et unique espèce à violer cette loi (si l'on excepte certains phénomènes para-guerriers relevés chez le rat et les fourmis).

Pour le quatrième symptôme, je mentionnerai la division permanente, quasi schizophrénique entre la raison et les émotions, entre les facultés critiques de l'homme et ses croyances irrationnelles chargées d'affects ; je reviendrai sur ce point.

Enfin, il y a la disparité frappante et symptômatique entre les courbes de croissance des réalisations technologiques d'une part et le comportement éthique d'autre part ; ou, pour le dire différemment, entre les puissances de l'intellection appliquées à la maîtrise du milieu et l'impuissance dont fait montre la même intellection lorsqu'elle s'applique à la conduite des affaires humaines. Dans le sixième siècle avant notre ère, les Grecs se lancèrent dans une aventure scientifique qui, il y a quelque mois, nous transporta sur la surface de la lune. Voilà qui fait une courbe de croissance impressionnante. Mais le sixième siècle avant notre ère vit aussi la naissance du taoïsme, du confucianisme et du bouddhisme ; le vingtième siècle celle du stalinisme, de l'hitlérisme et du maoïsme. On ne discerne sur ce plan aucune courbe de croissance. Nous maîtrisons les mouvements de satellites en orbite autour de planètes éloignées mais ne maîtrisons pas la situation en Irlande du Nord. Prométhée atteint les étoiles en arborant au visage le sourire d'un idiot et en serrant dans la main le symbole d'un totem.

(à suivre)
Jusqu'ici nous nous n'avons fait que parcourir les faits. Quand nous passons des symptômes aux causes, nous devons recourir à des hypothèses d'ordre plus ou moins spéculatif. Je mentionnerai cinq hypothèses de cet ordre, qui sont connexes les unes aux autres mais qui relèvent de disciplines différentes, à savoir la neurophysiologie, l'anthropologie, la psychologie, la linguistique et enfin l'eschatologie.

L'hypothèse neurophysiologique découle de ce que cette discipline désigne comme "théorie des émotions de Papez-MacLean". Bien qu'encore disputée dans certains aspects, cette hypothèse se fonde sur plusieurs années de recherche expérimentale et depuis quelques années jouit d'un crédit qui lui vaut de figurer dans les ouvrages scolaires. Cette théorie repose sur les différences structurelles et fonctionnelles entre les parties du cerveau humain qui pour certaines sont anciennes du point de vue phylogénétique et d'autres plus récentes ; ces deux catégories d'aires du cerveau, lorsqu'elles ne s'opposent pas dans des conflits aigüs, semblent mener une sorte de coexistence agonistique. Le professeur MacLean a résumé cet état de fait dans une communication technique en recourant à un choix d'images inhabituellement pittoresque :

L'homme se trouve déchiré par la nature qui l'a doté pour l'essentiel de trois cerveaux lesquels en dépit de grandes différences de structure doivent fonctionner ensemble et communiquer les uns avec les autres. Le plus ancien de ces cerveaux est pour l'essentiel de nature reptilienne. Le deuxième a été hérité de mammifères inférieurs, et le troisième est le fruit d'un développement chez les mammifères tardifs, ce qui... a conféré à l'homme sa singularité. Pour évoquer de manière allégorique ces cerveaux dans le cerveau, on doit se représenter que lorsque le psychiatre prie le patient de s'allonger sur le divan, il lui demande de s'étendre à côté d'un cheval et d'un crocodile.

Remplacez le patient individuel par l'humanité au sens large, le divan du praticien par la scène de l'histoire, et vous obtenez une image certes théâtrale mais essentiellement fidèle du problème. Le cerveau reptilien et le cerveau de mammifère primitif forment ensemble ce qu'on appelle le système limbique que, pour rester simple, nous pouvons désigner comme le cerveau ancien, par opposition au néocortex, la "calotte pensante" propre à l'Homme qui renferme les aires du langage, des pensées abstraites et du traitement des symboles. Le néocortex des hominidés a évolué au cours du demi million d'années passées, à partir du milieu du pléistocène, à une vitesse explosive, qui, autant qu'on sache, est sans précédent dans l'histoire de l'évolution. Cette croissance explosive du cerveau dans la deuxième moitié du pléistocène semble suivre le type de courbe exponentielle qui nous est récemment devenue familière : courbe de l'explosion démographique, courbe de l'explosion des connaissances, etc. et il se peut bien qu'il y ait dans ce parallèle bien davantage qu'une analogie superficielle, car les deux courbes transcrivent le phénomène d'accélération de l'histoire sur des plans différents. Mais les explosions n'ont pas pour vertu de produire des résultats harmonieux. Le résultat dans le cas qui nous occupe semble avoir été que les structures nouvellement développées ne se soient pas correctement intégrées dans les structures phylogénétiquement plus anciennes : une bévue (blunder) de l'évolution qui produisit de nombreuses occasions de conflits. MacLean a créé le terme schizophysiologie pour désigner cet état de fait précaire de notre système nerveux. Il le définit ainsi :

une dichotomie dans le fonctionnement du cerveau phylogénétiquement ancien et du nouveau cortex qui pourrait rendre compte des différences entre le comportement émotif et le comportement intellectuel. Alors que nos fonctions intellectuelles sont effectuées par la partie la plus récemment et la plus hautement développée de notre cerveau, notre comportement affectif continue d'être dominé par un système relativement grossier et primitif, par des structures archaïques du cerveau dont le schéma de fonctionnement n'a connu que très peu de modifications dans l'ensemble de l'évolution, de la souris à l'homme.

Pour exprimer cela en termes vulgaires, nous dirions que l'évolution a laisser derrière elle certaines vis insuffisamment serrées, quelque part entre le néocortex et l'hypothalamus. L'hypothèse que cette forme de schizophysiologie soit incorporée dans le bâti de notre espèce peut en grande partie expliquer les symptômes n°4 et n°5.

(à suivre)
La veine délirante (delusional NdT : ce delusion est ce que le post-moderne aime à appeler pédantiquement "dissonance cognitive" mais que la clinique française a toujours désigné sous le terme "délire" :[fr.wikipedia.org]) qui court dans notre histoire, la prévalence de croyances irrationnelles passionnément défendues trouveraient enfin une explication et pourraient être décrites dans le langage de la psychologie. Et tout syndrome susceptible d'être décrit en termes physiologiques devrait en dernière instance connaître son remède.

Mes deux autres causes secondaires à l'embarras (predicament) de l'Homme sont l'état de dépendance prostrée du nouveau-né à l'égard de ses parents d'une part, et la dépendance des premiers hominidés carnivores envers l'appui de leurs compagnons de chasse contre des proies plus rapides et plus puissantes qu'eux d'autre part; cette dépendance mutuelle est beaucoup plus forte que chez les autres catégories de primates, et elle a pu ainsi être à l'origine du développement d'une solidarité tribale, laquelle a son tour a produit des dérivés ultérieurs abominables. Ces deux facteurs ont pu contribué à couler l'homme dans un moule qui en fit la créature loyale, affectueuse et sociable qu'il est ; l'ennui est qu'ils firent cela un peu trop bien et au-delà du nécessaire. Les liens forgés par une impuissance et une dépendance mutuelle des premiers âges se développèrent dans différentes formes d'attaches (bondsmanship) au sein de la famille, du clan, de la tribu. L'impuissance, le désarroi ou la prostration de l'enfant humain le marquent pour la vie; et cette marque peut expliquer en partie l'empressement des hommes à se soumettre à l'autorité qu'exercent des individus ou des groupes, sa suggestibilité quasi-hypnotique à des doctrines ou des commandements, son besoin incoercible et pressant d'appartenir et de s'identifier à une tribu ou une nation et, par-dessus tout, à leur système de croyances. Le lavage de cerveau commence au berceau. (Konrad Lorenz a recours à l'analogie de l'impression d'image et situe l'âge décisif pour la réceptivité juste après la puberté. Mais cette analogie comporte ses limites : la susceptibilité à l'impression ne cesse point et s'étend du berceau à la tombe; et ce qui s'imprime ainsi sur l'Homme sont principalement des symboles.)

Donc, historiquement parlant, pour la vaste majorité de l'humanité, le système de croyances que les hommes ont accepté, pour lequel ils sont prêts à vivre ou mourir, n'est pas de leur choix mais leur a été imposé par les aléas de l'environnement social tout comme leur identité tribale ou ethnique leur a été déterminée par les aléas de la naissance. Le raisonnement critique n'a joué qu'un rôle secondaire, pour autant qu'il ait joué un rôle, dans le travail d'acceptation d'un crédo par impression. Si les principes du credo offensaient par trop les facultés critiques, la schizophysiologie pourvoyait le modus vivendi qui permettait aux forces mutuellement hostiles de la foi et de la raison de coexister dans un univers de pensée dédoublée (pour employer le terme d'Orwell).

C'est ainsi qu'au coeur de l'embarras humain se trouve cette capacité et ce besoin souverains d'identification à un groupe social ou système de croyances qui sont indifférents à la raison, indiférents aux intérêts de l'individu et même indifférents aux impératifs de l'instinct de conservation. Les manifestations extrêmes de cette tendance à l'auto-transcendance -- ainsi qu'on pourrait l'appeler -- sont le rapport hypnotique, une variété d'états proches de la transe ou de l'extase, les phénomènes de suggestibilité individuelle ou collective qui dominent la vie des sociétés primitives comme de celles qui ne sont pas si primitives que ça, et qui connaissent leur paroxysme dans l'hystérie de masse tant dans ses formes ouvertes que dans ses formes latentes. Il n'est pas nécessaire de marcher au pas dans une foule pour devenir victime de la mentalité des foules : le vrai croyant en est captif quel que soit le moment.

(à suivre)
Nous voilà ainsi conduits vers la conclusion peu séduisante et passablement inconfortable selon laquelle le problème de notre espèce n'est nullement une surdose d'agressivité auto-assertive mais un excès de dévotion auto-transcendante. Il suffit de jeter un regard sur l'histoire pour se convaincre que les crimes individuels commis pour des motifs égoïstes tiennent un rôle assez insignifiant dans la tragédie humaine comparés au nombre de ceux qui ont perdu la vie dans l'amour désintéressé de leur tribu, leur nation, leur dynastie, leur église ou leur idéologie. Ce désintéressement altruiste est à souligner. A l'exception d'une petite minorité de mercenaires et abstraction faite de la disposition sadique naturellement présente chez certains, les guerres ne sont pas menées pour des gains personnels, mais par loyauté et dévotion au roi, au pays ou à la cause.

Les homicides commis pour des motifs personnels sont une rareté statistique dans toutes les cultures, y compris la nôtre. L'homicide pour raison non égoïste, commis au péril de sa vie, est le phénomène dominant dans l'histoire. Les membres de la Mafia eux-mêmes se sentent obligés de rationaliser leurs motifs dans l'idéologie, la Cosa Nostra, "notre cause".

La théorie selon laquelle les guerres seraient causées par une poussée d'agressivité, trop longtemps contenue et qui ne trouverait point d'autre exutoire, ne repose sur aucun fondement, ni dans l'histoire, ni dans la psychologie.

(à suivre. Nous sommes ici environ au milieu de cette conférence).
Quiconque a servi dans les rangs d'une armée peut témoigner du fait que les sentiments agressifs envers le prétendu ennemi ne tiennent guère de place dans la routine monotone de la guerre : l'ennui et l'inconfort, et non la haine ; le mal du pays, le jeûne sexuel et la nostalgie de la paix dominent l'esprit du soldat anonyme. L'ennemi invisible n'est pas un individu sur lequel peut se focaliser une agressivité ; il n'est pas une personne mais une entité abstraite, un dénominateur commun, un portrait de groupe. Les soldats combattent un ennemi invisible, impersonnel parce qu'ils n'ont pas d'autre choix, ou par loyauté envers leur roi et leur pays, ou la religion véritable, ou la cause juste. Ils ne sont pas motivés par l'agressivité mais par la dévotion.

De même je ne suis pas convaincu par la théorie séduisante selon laquelle une origine phylogénétique de la guerre est à rechercher dans le prétendu "impératif territorial". Les guerres des hommes, à quelques rares exceptions, n'ont pas été menées en vue de l'appropriation individuelle de morceaux d'espaces. L'homme qui s'en va guerroyer en vérité abandonne le terroir qui est le sien et qu'il est censé défendre pour s'engager dans des combats qui se déroulent à des centaines ou des milliers de kilomètres de chez lui ; et ce qui le pousse à se battre n'est point la pulsion biologique de défendre son lopin de terre fermière ou ses prés mais bien, au risque de me répéter, sa loyauté à des symboles et des slogans qui ressortent à la loi tribale, à des commandements divins ou à des idéologies politiques. Les hommes guerroyent pour des paroles. Les guerres sont motivées non par l'agressivité mais par l'amour.

Nous avons observé sur les écrans l'amour radieux pour le Führer qui se donne à voir sur les visages de la Jeunesse hitlérienne. Nous avons vu les mêmes expressions sur les visages des jeunes garçons chinois récitant les paroles du président Mao. Ils sont transfigurés par l'amour comme certains moines en extase sur des toiles à motif religieux. La musique de l'hymne de la nation, la vue de son fier drapeau, nous font épouver le sentiment d'appartenir à une merveilleuse communauté aimante.

C'est ainsi que contrairement à Lorenz, à Ardrey et leurs disciples, je propose que le problème de notre espèce n'est pas un excès d'agressivité mais un excès de dévotion. Le fanatique est prêt à donner sa vie pour l'objet de sa ferveur tout comme l'amant est prêt à mourir pour celle qu'il idolâtre. Et il est également prêt à tuer quiconque représente une menace supposée pour cette idole. Nous arrivons ici à un point d'importance centrale. Vous regardez une version filmée du Maure de Venise. Vous tombez amoureux de Desdémone et vous vous identifiez à Othello (ou l'inverse) ; il s'ensuit que Yago le perfide vous fait bouillir les sangs. Pourtant le processus psychologique qui vous fait vous hérisser ainsi contre le personnage de Yago est bien différent de celui que pourra susciter votre mise en présence d'un adversaire réel. Vous savez que les personnes figurées à l'écran ne sont que des acteurs ou plus exactement leur projection électronique, et de toute façon l'intrigue dans son ensemble ne vous concerne en rien. L'adrénaline qui se diffuse dans votre flux sanguin n'est nullement produite par une impulsion biologique primaire ni par un hypothétique instinct de tueur. Votre hostilité éprouvée envers Yago est un type d'agressivité indirecte ou déléguée (vicarious), dénuée d'intérêt direct et qui est le fruit d'un processus en amont où sont mises en oeuvre empathie et identification. Cet acte d'identification est premier ; il est la conditio sine qua non, il est le déclencheur ou le catalyseur de votre détestation pour Yago. De la même manière, la sauvagerie débridée dans les formes primitives d'actes de belligérance est elle aussi déclenchée par un acte identificatoire antécédent ayant pour objet un groupe social, ses symboles de ralliement et son système de croyances. Il s'agit d'un type de sauvagerie dépersonnalisé et assez désintéressé, engendré par l'esprit grégaire (the group-mind), lequel est largement indifférent, voire opposé, aux intérêts des individus qui constituent le groupe. L'identification au groupe suppose toujours le sacrifice des facultés critiques de l'individu et une augmentation de son potentiel émotif par une sorte de résonance collective ou d'écho positif (group-resonance or positive feedback). C'est ainsi que la mentalité du groupe n'est en rien la somme des esprits des individualités qui le composent. L'individu n'est pas un tueur ; le groupe, lui, l'est ; et en s'identifiant à lui, l'individu se transforme en tueur. Voilà la dialectique infernale qui se donne à lire dans notre histoire : l'égoïsme du groupe se nourrit de l'altruisme de ses membres ; la sauvagerie du groupe se nourrit de la dévotion de ses membres.

Tout cela nous conduit à la conclusion que l'embarras de l'humanité n'est pas causée par l'agressivité de l'individu mais par la dialectique de la formation du groupe, autrement dit par le désir irrépressible des hommes de s'identifier au groupe et d'épouser ses croyances de manière enthousiaste et a-critique. L'Homme possède une capacité -- est éprouve le besoin -- particulier de se vouer passionnément à des croyances qui soient imperméables à la raison, indifférentes à ses intérêts directs et même aux impératifs de l'instinct de conservation. Waddington a qualifié l'homme d'animal accepteur de croyances. Il est aussi susceptible de se comporter comme matière à recevoir l'impression de slogans et de symboles qu'il l'est de contracter des maladies infectieuses. C'est ainsi que les facteurs pathogènes principaux peuvent être isolés comme étant son hyper-dépendance combinée à sa suggestibilité. Si la science pouvait trouver le moyen de nous préserver de la suggestibilité, la moitié des batailles livrées pour notre survie seraient gagnées. Et cela ne semble pas constituer un objectif inatteignable.

L'élément suivant de cet inventaire des causes possibles de l'embarras humain est le langage.

(à suivre)
Utilisateur anonyme
15 avril 2016, 08:53   Re : HAINE DU ON.
Passionnant, Francis.



A la "l'excès dévotion", au "désir d'appartenir à un groupe" et au "besoin de croire" ( l'homme comme "animal accepteur de croyances") je me permets d'ajouter la "haine (la peur ?) du quotidien", ce qui nous renvoie à Heidegger. "Etre et temps" insiste clairement sur le lien entre le souci, la "décision" et "l'être -pour-la-mort", en définissant la vie du ON et de la quotidienneté comme une besorge Sorglosigkeit, autrement dit comme un affairement et une préoccupation vulgaire, privée de souci, au sens fort et authentique du mot. La guerre serait donc aussi, et Heidegger déclare qu'il n'est pas question pour lui de construire une "philosophie héroïque", un moyen de sortir de l'insupportable quotidienneté, qui est proprement absence de souci, même si chez celui-ci l'"appel au sacrifice" se fait au nom de la "vérité de l'Etre". Il ressort clairement également que pour notre philosophe, le fondement du courage, ou de la camaraderie des soldats du front, est issu non pas de l'enthousiasme commun mais de l'angoisse, de cette angoisse qui est d'une certaine façon le lieu de l'expérience de "l'Etre" et de sa relation à l'homme.
[suite de la traduction du texte de la conférence d'Arthur Koestler donnée à Stockholm en septembre 1969 lors du quatorzième séminaire Nobel]

Pardonnez-moi de me répéter : les guerres se font pour des paroles. Les paroles sont les armes les plus mortelles dont l'homme dispose. Les paroles prononcées par Adolf Hitler furent des agents de destruction plus efficace que des bombes thermonucléaires. Bien avant l'invention de la presse et des autres médias de masse, les ardentes paroles prononcées par le prophète Mahommet déclenchèrent une réaction en chaîne d'émotions dont l'explosion secoua le monde de l'Asie centrale aux rivages de l'Atlantique. Sans les mots il n'y aurait pas de poésie... et point de guerre non plus. Le langage est la principale source de notre supériorité sur le frère animal -- et, au vu de ses potentialités explosives, il est aussi la principale menace pour notre survie.

De récentes études de terrain menées sur des singes du Japon ont révélé que des hordes distinctes de cette espèce étaient susceptibles de développer des habitudes dont les différences surprennent. Certaines tribus de ces singes ont en effet pris pour habitude de laver leurs bananes dans les eaux de rivière avant de les consommer, cependant que d'autres tribus n'en font rien. Il arrive que des groupes migrants de laveurs de bananes croisent des groupes non-laveurs, et chacun des deux groupes observe alors les comportements étranges de l'autre groupe avec consternation. Mais à la différence des habitants de Lilliput, qui partaient en de saintes croisades motivées par le fait de savoir si les oeufs doivent être brisés par le petit côté ou le grand côté, les singes laveurs de bananes ne partent pas en guerre contre les singes non-laveurs, parce que ces pauvres créatures ne possèdent pas de langage qui leur permettrait d'ériger le lavage en commandement éthique et de déclarer la consommation de bananes non lavées hérésie mortelle.

A l'évidence, le remède le plus sûr à nos maux serait d'abolir le langage. Mais pour tout dire, l'humanité a renoncé au langage il y a longtemps, si par langage il faut entendre un moyen universel de communication pour l'espèce dans son ensemble. D'autres espèces que la nôtre possèdent en effet un système unique de communication par signes, sons ou odeurs, qui est compris de tous ses membres. Les dauphins voyagent beaucoup, et quand deux dauphins étrangers se rencontrent dans l'océan ils n'ont pas besoin d'interprète. La Tour de Babel reste un symbole valide. Selon Margaret Mead, parmi les deux millions d'aborigènes de Nouvelle-Guinée, il se parle 750 langues dans 750 villages, qui sont en guerre permanente les uns avec les autres. Notre planète a beau rétrécir, elle demeure divisée en des milliers de groupes linguistiques. Chaque langue agit comme force cohésive puissante au sein d'un groupe donné, et comme force de division tout aussi puissante entre les groupes. Les Flamands détestent les Wallons, les Maharatis détestent des Gurajatis et les Canadiens francophones méprisent les les Anglo-saxons, et des différences d'accent signalent les frontières entre les classes supérieures et les classes inférieures d'une même nation.

C'est ainsi que le langage ressort comme l'une des raisons principales, peut-être la raison principale, qui explique que les forces disruptives aient toujours été plus fortes que les forces cohésives dans notre espèce. On pourrait même se demander si le terme "espèce" peut être appliqué à l'homme. J'ai évoqué le fait que Lorenz attribuait une grande importance à l'instinct-tabou présent chez les animaux qui leur défend de tuer des membres de leur propre espèce ; on retiendra à cet égard que les Grecs tuant des Barbares, les Maures tuant les "chiens de Chrétiens" ne percevaient pas leurs victimes comme membres de leur propre espèce. Aristote a déclaré expressément que "l'esclave est entièrement dénué de toute faculté de raisonnement" ; le terme bar-ba-re est construit à partir d'un jeu d'onomatopées censé imiter le baragouin de l'étranger ou l'aboiement du chien [NdT: ce n'est qu'au milieu du XXe siècle qu'a été supprimée "la clé du chien" du caractère désignant certaines "minorités ethniques" de la Chine, voir par exemple à ce propos : [fr.calameo.com]]; d'honnêtes Nazis étaient persuadés que les Juifs étaient des Untermenschen -- non point des hommes mais des hominidés. Les hommes montrent une bien plus grande variété dans le physique et le comportement que tout autre espèce animale (à l'exception des produits domestiqués que sont les sous-espèces obtenues par élevage) ; et le langage, au lieu de corriger les tensions internes à l'espèce et les tendances fratricides, augmente leur virulence. C'est un bien grotesque paradoxe que nous disposions de satellites de communication qui peuvent rendre un message visible et audible sur la planète entière cependant que nous ne nous sommes pas encore dotés d'une langue planétaire pour le rendre compréhensible. Il semble encore plus étrange que, à l'exception de quelques fidèles défenseurs de l'Espéranto, ni l'Unesco ni aucun autre organisme international n'ait mis en oeuvre d'efforts sérieux en faveur de l'instauration d'une lingua franca, comme en ont les dauphins.

Le cinquième et dernier facteur pathogène inscrit sur ma liste est la conscience qu'a l'homme de sa mortalité, sa découverte de la mort.


(à suivre)
Utilisateur anonyme
16 avril 2016, 19:04   Re : "On fait la guerre par amour" (Arthur Koestler, 1968-1969)
L'une des thèses centrales de G. Steiner c’est qu’au fond le langage mathématique est en train de supprimer progressivement le langage des mots, et donc le cœur de son réacteur que constitue la littérature, et donc "les guerres qui se font (se faisaient) pour des paroles"... (?)
Utilisateur anonyme
16 avril 2016, 19:08   Re : "On fait la guerre par amour" (Arthur Koestler, 1968-1969)
Pour Steiner "La critique centre-européenne du langage et les avocats du silence ont révoqué la définition classique de l'homme comme « animal doué de langage », la conviction que la singularité et l'excellence de sa condition sont linguistiques - une conviction et une croyance centrales dans la rationalité et la culture occidentales. À mon sens, ce mouvement profondément tragique aux allures d'apocalypse « totalisante» est une dislocation sismique." (Grammaire de la création).
[à Pascal Mavrakis : "les guerres qui se font (se faisaient) pour des paroles"... (?)

L'original est lui-même ambivalent : wars are fought for words

Ce "for" vaut pour celui de l'expression française "se battre pour des riens", mais a aussi le sens de "pour dans "pour tout l'or du monde". Il répond aux deux questions "pourquoi" et "pour quoi". On y lit aussi le sens de "afin de faire valoir et triompher son discours sur celui du camp adverse".

Le terme words (pluriel) doit se traduire par "parole" ou"discours" et non "mots"]
La modernité réduisant l'homme à n'être plus que la somme de ses appétits matériels, il est logique qu'une sorte de langage mathématique finisse par se substituer à l'ancien langage.
Je m'avise que le texte de Koestler que nous lisons ici a paru en français aux éditions de l'Herne en 2006, sous le titre "La Pulsion vers l'autodestruction", (ISBN 2851976516)".

Constatant que "The Urge to" ('l'empressement à") a été traduit par "la pulsion vers" dans ce titre, je présume que ma traduction n'a rien à envier à celle de ces éditions et je m'autorise à continuer ce travail ci-dessous :


Le cinquième et dernier facteur pathogène inscrit sur ma liste est la conscience qu'a l'homme de sa mortalité, sa découverte de la mort. Mais l'on devrait plutôt dire : sa découverte par l'intellect, et son rejet par l'instinct et l'émotion. Nous pouvons émettre l'hypothèse que l'invévitabilité de la mort a été découverte, par inférence inductive, grâce à cette calotte pensante nouvellement acquise qu'est le néocortex ; mais le cerveau ancien ne veut pas en entendre parler ; l'émotion se dresse contre l'idée de la non-existence personnelle. Cette simultanéité de l'acceptation et du refus de la mort peut être considérée comme reflétant la césure la plus profonde dans l'esprit divisé de l'homme ; cette division a eu pour effet de saturer l'espace de fantômes et de démons, d'invisibles présences qui dans le meilleur des cas sont insondables mais le plus souvent maléfiques et devant être apaisées par des sacrifices humains, des guerres saintes et l'immolation d'hérétiques par le feu. Ces délires paranoïaques du feu éternel de l'enfer persistent toujours parmi nous. Le paradis a toujours été un club très fermé, cependant que les portes de l'enfer ont toujours été ouvertes à tous.

Pourtant nous devons une fois de plus considérer les deux faces de la médaille : d'un côté l'art religieux, l'architecture et la musique dans la cathédrale ; de l'autre les délires paranoïaques du feu éternel de l'enfer et les tortures infligées aux vivants et aux morts.

Pour résumer mon propos, j'ai dressé la liste des cinq symptômes les plus manifestes de la pathologie de l'homme tels qu'ils se donnent à constater dans le terrible désordre que nous avons créé, et continuons de créer, au cours de notre histoire. J'ai mentionné les rites sacrificiels partout répandus dès les premiers âges de cette histoire ; l'indigence de l'inhibition instinctuelle contre le meurtre de congénères ; la permanence des guerres internes à l'espèce ; la scission schizoïde entre la pensée rationnelle et les croyances irrationnelles ; et enfin le contraste qui règne entre le génie de l'homme à maîtriser l'environnement et la conduite imbécile des affaires humaines. Il convient de noter que tous ces phénomènes pathologiques sont spécifiques à l'espèce, qu'ils sont proprement et exclusivement humains, qu'ils ne se rencontrent pas chez les autres espèces animales. Il n'est donc que logique que dans la recherche d'explications nous concentrions notre attention sur les caractéristiques humaines qui le sont de manière exclusive et non partagée par d'autres animaux. En toute humilité, je dois dire que je n'accorde aucune valeur particulière à toute tentative de diagnostic de l'homme qui reposerait entièrement sur des analogies avec le comportement d'animaux, qu'il s'agisse des chiens de Pavlov, des rats de Skinner, des oies de Lorenz ou des grands singes imberbes de Morris. Ces analogies peuvent avoir leur valeur et leur utilité propres mais par nature elles ne sont pas généralisables, étant arrêtées par ces caractéristiques exclusivement humaines -- dont le langage -- qui par nécessité échappent au schème analogique et ce alors même que ces caractéristiques sont d'une importance décisive pour déterminer le comportement de notre espèce. Il n'y a aucune arrogance humaine à déclarer que les chiens, les rats, les oiseaux et les grands singes ne sont pas, à la différence des hommes, dotés d'un néocortex qui a évolué trop vite pour le bien de son propriétaire ; qu'ils n'ont pas en commun avec l'enfant de l'homme l'impuissance d'action qui caractérise ce dernier, et qu'ils ne connaissent pas non plus la forte dépendance mutuelle et l'esprit de corps de nos ancêtres chasseurs. Ni non plus le dangereux privilège de forger des cris de guerre ; ni les pouvoirs inducteurs qui font que les hommes ont peur de la mort à en mourir (the inductive powers which make men frightened to death by death). Les caractéristiques que j'ai mentionnées comme facteurs causatifs possibles de l'embarras des hommes sont tous spécifiquement et exclusivement humains. Ils contribuent à la singularité humaine et à celle de sa tragédie. Ils se combinent dans la double hélice de la culpabilité et de l'angoisse qui, à l'instar du code génétique, semble s'incarner dans l'humaine condition. Et en effet ils donnent lieu de s'inquiéter pour notre avenir ; mais il faut aussi dire qu'un autre don sans partage de l'homme est son pouvoir de faire travailler son angoisse en la mettant au service de ses intérêts. Il se peut même qu'il parvienne à désamorcer la bombe à retardement qu'il porte au cou, lorsqu'il aura compris les mécanismes de son fonctionnement (NdT : jeu de mot sur l'expression make it tick, qui signifie "ce qui fait marcher un mécanisme" et qui se double ici du tick signifiant le tic-tac de la bombe). L'évolution biologique semble marquer un temps d'arrêt depuis l'époque de l'homme de Cro-Magnon ; sachant qu'on ne saurait espérer dans un avenir envisageable une quelconque mutation bénéfique qui viendrait corriger nos défauts, notre unique espoir paraît être de faire supplanter l'évolution biologique par des techniques nouvelles, non encore imaginées. Dans mes moments d'optimisme, mon cerveau scindé me suggère que cette possibilité n'est peut-être pas hors de notre portée.


FIN



L'oeuvre de Koestler a été plusieurs fois abordées dans notre Forum. Ci-dessous quelques liens en référence :

[www.in-nocence.org]

[www.in-nocence.org]

[www.in-nocence.org]

[www.in-nocence.org]

Cette longue arborescence d'interventions à partir d'une discussion de son roman Croisade sans croix (Arrival and Departure)

[www.in-nocence.org]
Passionnant ! Merci cher Francis.
Utilisateur anonyme
18 avril 2016, 22:44   Re : "On fait la guerre par amour" (Arthur Koestler, 1968-1969)
On pourrait dire aussi que ce qui joue un rôle déterminant dans le déclenchement des conflits, c'est, en réalité, la "volonté de puissance" qui traverse toute l'histoire de l'Occident (et pas seulement celle de l'Occident), alors que les facteurs idéologiques et proprement économiques ne jouent qu'un rôle secondaire et occasionnel. Ainsi cette volonté participe-t-elle d'une loi métaphysique fondamentale de la puissance elle-même, qui ne peut être mise sur le compte de gouvernements ou de régimes politiques et sociaux déterminés. Cette volonté de puissance effrénée relève également du nihilisme. Mais, comme l'écrit Heidegger, "il y a nihilisme et nihilisme"..., et il y a des victoires du nihilisme complet et actif sur le nihilisme incomplet et passif.
Dans la synthèse proposée par Koestler, le "nihilisme" ne tient pas de beau rôle, c'est le moins qu'on puisse dire, et la "volonté de puissance" tend à se confondre avec le désir d'auto-destruction propre à l'espèce. Ce texte se donne à lire aujourd'hui comme une period piece, le vestige d'une époque où la fin de l'humanité semblait pouvoir en quelques jours ou quelques heures faire irruption dans l'agenda contemporain. Il fallait donc penser l'essentiel, et le penser vite, dans l'urgence, précisément, de récapituler le fait humain dans un texte de dix pages confronté à l'hypothèse de l'imminence d'une fin précipitée de l'aventure humaine.

Les nombreuses références à ce qui se faisait connaître alors comme "psychologie expérimentale", de Pavlov (en Urss) à Skinner en Occident en passant par l'ouvrage de Morris Le Singe nu (qui recueillit un écho considérable en France à l'orée des années 70 -- mes petits camarades de lycée se l'arrachaient, avec Ravage de Barjavel et Le Matin des Magiciens de Pauwels) témoignent de l'air du temps, saturé d'interrogations sur le phénomène humain.

Le débat sur l'humanisme tel qu'il existe aujourd'hui s'effaçait devant cette approche désormais très datée qui est celle de l'établissement d'un fil analogique entre l'homme et l'animal sous le sceau de ce qui s'appelait outre-Atlantique behavorisme. En Urss comme au Etats-Unis, un certain matérialisme très vulgaire donnait cours à cette vision de la société humaine comme animalerie. Sur ce point, la critique de Koestler qui restitue l'homme comme original, distinct, composite et doté d'un language qui échoue à couvrir l'ensemble de l'espèce est particulièrement salutaire.

J'ai proposé ce texte à la lecture pour sa valeur épistémolgique et son brio critique face à la doxa d'alors, uniforme chez les deux superpuissances de l'époque.
Utilisateur anonyme
19 avril 2016, 11:06   Re : "On fait la guerre par amour" (Arthur Koestler, 1968-1969)
Il fallait donc penser l'essentiel, et le penser vite, dans l'urgence, précisément, de récapituler le fait humain dans un texte de dix pages confronté à l'hypothèse de l'imminence d'une fin précipitée de l'aventure humaine.

Ce sont 10 pages de ce même calibre, essentielles en effet, et dont il nous faudrait pouvoir disposer aujourd'hui, face à l'urgence et aux multiples dangers qui nous menacent.
Mais qui pourrait les lire ? Et surtout, qui oserait en tirer toutes les conséquences ? Certainement pas nos pitoyables "nuit debout", ni les Européens " en dormition " (D. Venner).
à y bien songer l'approche commune de l'humain chez les deux grands pôles de puissance (pôle au sens économique, idéologique, scientifique et militaire) montre un très grand accord entre eux s'agissant du phénomène humain : chez les pavlovistes russes comme dans les laboratoires du behavorisme outre-atlantique une même vision domine qui est celle de l'animal humain, pour le dire vite. Déprécier l'humain au seuil de sa destruction totale et finale, voilà qui peut se comprendre comme stratégie, sinon philosophique, du moins psychologique : se consoler d'une perte, comprenant la perte de soi, en dépréciant radicalement ce que l'on s'apprête à faire périr.

L'originalité de l'objection koestlérienne est de ne pas opposer à cela un quelconque positivisme spiritualiste qui affirmerait contre le nihilisme des puissances le caractère sacré du phénomène humain mais d'avancer prudemment en guise de conclusion la solution d'un transhumanisme qui "corrigerait" le défaut d'évolution, la "pathologie" constitutive de l'humain, son embarras (predicament) phylogénétique.

Les laboratoires, tant américains que russes misaient alors sur la chimère dans des expériences à la docteur Mabuse -- par exemple, on tranchait des têtes de chiens vivants que l'on "branchait" sur des corps de chiens qui ne leur appartenaient pas, dans l'espoir de pouvoir faire de même dans le futur sur des êtres humains, dans une sorte de quête obscène de l'immortalité (le terme est de Koestler). On rêvait de greffes animal-humain qui "augmenteraient" les capacités humaines, etc. C'était l'époque où se répercutaient encore dans l'opinion publique comme dans la communauté scientifique les ondes de choc des premières greffes de coeur de l'équipe du Dr Barnard (1967).

La solution transhumaniste vaguement esquissée dans la conclusion de ce texte apparaît par constraste beaucoup plus humaine car elle repose sur le génie technique des hommes à apporter par leurs propres créations techniques (et non par le truchement d'autres créatures animales) les solutions espérées de réhumanisation ou de remise en harmonie de l'humain. En cela, elle entretient l'humain comme valeur : l'homme greffé d'objets, de prothèses conçues et fabriquées au service de son bien-être, conserve son intégrité et son trône parmi les choses.
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