« Et en songeant dans cette hypothèse aux individus plus ou moins familiers visités ces derniers temps, il m’a bien fallu reconnaître que
de fait il était loisible de constater chez eux certaines altérations de la conduite, des bizarreries, de courtes aberrations ne laissant pas d’être troublantes à se réitérer, à se préciser d’une fois sur l’autre, à se solidifier, à dessiner maintenant un nouveau profil de personnalité en tableau clinique ; en appauvrissement du vocabulaire s’accompagnant d’anomalies syntaxiques et sémantiques parfois grossières ; ou à un
je ne sais quoi d’indigence dans le tour que prend la conversation comme enfermée dans un cercle de notions plus restreintes, se rétrécissant à des banalités sans s’en rendre compte, des croyances d’informations en continu, des drôleries entendues partout, toujours les mêmes, de plus en plus fort jusqu’à crier parfois ; et puis des rabâchages à chaque fois très convaincus, que l’on n’ose plus faire remarquer, qu’on pourrait finir à leur place dès le début ; et encore des irritabilités subites, sans raison apparente, peut-être endogènes, de discrètes manies que l’on surprend du coins de l’œil, qu’on préférerait n’avoir jamais vues, d’absorbantes méticulosités ; aussi des bafouillements, des hésitations, des phrases très laborieuses à conclure ; ou bien des susceptibilités vraiment inouïes, des soupçons compliqués et raisonneurs inventant des explications aberrantes aux événements les plus simples, des euphories manifestement irréalistes suivies d’abattement, des indignations morales fatigantes ; et je ne sais quoi là-dessus de lueur d’idée fixe, de bonne humeur un peu étonnante, de mimiques d’excitation difficiles à réprimer, d’agitations motrices ; d’inconvenances, de bave au coin des lèvres, de bruit fait en mangeant ; d’aigreur, d’amertume, de vaisselle sale sous le lit, d’hostilité maintenant à peine dissimulée, et autres choses qui progressivement ne laissent pas d’être troublantes à envisager. D’un malaise qui s’insinue à éviter sans y penser le regard des autres voyageurs dans les transports publics, les ascenseurs. »
Baudouin de Bodinat,
La vie sur Terre, Réflexions sur le peu d’avenir que contient le temps où nous sommes, tomes premier (1996) et second (1999), L’hôte inconnu (note additionnelle, 2008), éditions de L’Encyclopédie des Nuisances, Paris.