Le site du parti de l'In-nocence

La vie sur Terre

Envoyé par Phil Steanby 
03 novembre 2008, 10:53   La vie sur Terre
« Et en songeant dans cette hypothèse aux individus plus ou moins familiers visités ces derniers temps, il m’a bien fallu reconnaître que de fait il était loisible de constater chez eux certaines altérations de la conduite, des bizarreries, de courtes aberrations ne laissant pas d’être troublantes à se réitérer, à se préciser d’une fois sur l’autre, à se solidifier, à dessiner maintenant un nouveau profil de personnalité en tableau clinique ; en appauvrissement du vocabulaire s’accompagnant d’anomalies syntaxiques et sémantiques parfois grossières ; ou à un je ne sais quoi d’indigence dans le tour que prend la conversation comme enfermée dans un cercle de notions plus restreintes, se rétrécissant à des banalités sans s’en rendre compte, des croyances d’informations en continu, des drôleries entendues partout, toujours les mêmes, de plus en plus fort jusqu’à crier parfois ; et puis des rabâchages à chaque fois très convaincus, que l’on n’ose plus faire remarquer, qu’on pourrait finir à leur place dès le début ; et encore des irritabilités subites, sans raison apparente, peut-être endogènes, de discrètes manies que l’on surprend du coins de l’œil, qu’on préférerait n’avoir jamais vues, d’absorbantes méticulosités ; aussi des bafouillements, des hésitations, des phrases très laborieuses à conclure ; ou bien des susceptibilités vraiment inouïes, des soupçons compliqués et raisonneurs inventant des explications aberrantes aux événements les plus simples, des euphories manifestement irréalistes suivies d’abattement, des indignations morales fatigantes ; et je ne sais quoi là-dessus de lueur d’idée fixe, de bonne humeur un peu étonnante, de mimiques d’excitation difficiles à réprimer, d’agitations motrices ; d’inconvenances, de bave au coin des lèvres, de bruit fait en mangeant ; d’aigreur, d’amertume, de vaisselle sale sous le lit, d’hostilité maintenant à peine dissimulée, et autres choses qui progressivement ne laissent pas d’être troublantes à envisager. D’un malaise qui s’insinue à éviter sans y penser le regard des autres voyageurs dans les transports publics, les ascenseurs. »


Baudouin de Bodinat, La vie sur Terre, Réflexions sur le peu d’avenir que contient le temps où nous sommes, tomes premier (1996) et second (1999), L’hôte inconnu (note additionnelle, 2008), éditions de L’Encyclopédie des Nuisances, Paris.
03 novembre 2008, 11:14   Re : La vie sur Terre
Vraiment un grand livre. Avez-vous des informations biographiques sur l'auteur ? Je n'ai rien trouvé sur internet, on ne sait rien de lui, même pas son âge.
Utilisateur anonyme
03 novembre 2008, 12:27   Re : La vie sur Terre
Est-ce qu'il n'y a pas dans le style de M. de Bodinat un je ne sais quoi de lourdeur ?
03 novembre 2008, 12:37   Re : La vie sur Terre
Et dans son pseudonyme, également ?
Utilisateur anonyme
03 novembre 2008, 13:11   Re : La vie sur Terre
Moi j'aime beaucoup cet extrait, et je parlerais de réalisme, de don d'observation directe - celle-ci appliquée au quotidien le plus banal.
03 novembre 2008, 13:40   Re : La vie sur Terre
Et puis, le temps comme contenant ! Quelle modernité ! Où les dernières avancées de la physique rejoignent les voyants de la plus haute antiquité.
(Giocoso ma non tanto.)
03 novembre 2008, 14:50   Re : La vie sur Terre
Il serait amusant de deviner l'âge d'un auteur à ceci qui ne serait pas seulement le style mais la thématique: ici nous aurions un pré-trentenaire, classe d'écrivain lancé à tout dire, le tri par la maturité ne s'étant pas encore accompli.
03 novembre 2008, 16:03   Re : La vie sur Terre
Autre hypothèse : un septuagénaire qui, ayant d'abord accumulé durant sa vie bien remplie - trop remplie pour laisser place à l'écriture, notamment par une profession accaparante - un matériau riche et divers, l'exploite entièrement dans une oeuvre ultime de synthèse, un testament.
03 novembre 2008, 16:11   Re : La vie sur Terre
Tout à fait possible. C'est à mon sens l'un ou l'autre. Mais cette ardeur, cette faim de tout dire et de tout exposer sur un même plan, dans un champ de vision et sur un mode d'expression uniques, dénoncent le (gros, et valeureux) galop d'essai.
03 novembre 2008, 16:21   Re : La vie sur Terre
C'est un auteur que j'ai découvert (tenez-vous bien) grâce à France Culture, où, vers minuit, il y a deux ou trois ans de cela, étaient diffusés des fragments de La vie sur Terre, dits par la voix sombre d'un homme que j'imagine n'être pas Bodinat (Francis Marche, c'est amusant, mais sans rien connaître de l'auteur, j'avais moi aussi conclu, à la lecture de son ouvrage, qu'il était assez jeune - un peu plus que la trentaine, peut-être); à la fin de l'émission étaient diffusés des extraits de films ou de publicités, ou encore d'interviews d'inconnus, qui avaient pour fonction de confirmer la thèse désespérante de Bodinat (et j'avais été frappé par les affirmations d'un jeune homme de banlieue pour qui la vie n'avait aucune valeur, absolument aucune, et qui pourquoi on s'élevait contre la mort "gratuite" d'un inconnu - le vide abyssal qu'était pour lui l'existence).

(C'est une lecture que j'ai faite aux alentours de ma vingtième année, et je me souviens d'avoir eu peur de lire certaines pages, tant à l'avance j'étais puérilement terrifié par ce que l'auteur allait dire et révéler sur le monde qui m'entourait, et cette lecture était un puits sans fond, une plongée angoissante dans le vide de notre époque, et à laquelle je suis redevable de beaucoup de choses.)

Pour ce qui est de la lourdeur, Alexis, il est possible que vous n'ayez pas tort ; mais le livre lui-même est conçu sous la forme d'un ressassement perpétuel, d'un approfondissement sans limite d'une seule idée fixe, qui est qu'il n'y a pas d'issue, que le monde promeut lui-même les moyens de lui échapper, etc... Bodinat n'est pas le poète des joies simples et des petits bonheurs de l'existence, et les vérités qu'il découvre, si elles nous paraissent au fond assez banales, nous sont révélées au moyen d'un sens aigu de la description qu'a relevé Pascal Orsoni, et d'une manière qui est propre à l'auteur (dont le ton est un peu celui, désenchanté, de Guy Debord dans son film In grum imus nocte et consumimur igni), et vraiment inhabituelle.
03 novembre 2008, 16:40   Re : La vie sur Terre
L'Encyclopédie des Nuisances est un des éditeurs les plus audacieux sur la place de Paris, aujourd'hui. Ses publications sont profondément révolutionnaires (littérairement et intellectuellement). Merci pour le tuyau, je m'en vais de ce pas commander cet ouvrage qui me semble d'un pessimisme radical (savez-vous si Cioran a eu une influence sur cet écrivain ?)
03 novembre 2008, 17:01   Re : La vie sur Terre
Ses influences sont, dans l'ensemble, classiques : l'ouvrage de 1996 s'ouvre sur une citation deMalebranche, puis de Joseph de Maistre, et une autre de Sir Thomas Browne.

Bodinat cite assez souvent Bossuet, Bourdaloue et Fénelon. Adorno et Debord sont aussi très présents, ainsi que Beaudelaire et Nietzsche. Mais je ne sache pas qu'il soit fait mention de Cioran (peut-être une citation, ici ou là) ; La vie sur Terre abonde en détails concrets de toute sorte qui ont trait à la vie moderne, ou hyper-moderne, si l'on préfère.

Baudouin de Bodinat est un des auteurs cités par Philippe Muray dans Festivus festivus, page 36, et qu'il rassemble sous la dénomination "désolidarisateurs de la néobondieuserie dominante". Voilà qui donne faim !
03 novembre 2008, 17:06   Re : La vie sur Terre
Il me semble que l'oeuvre de Bodinat est très éloignée du Précis de décomposition. La Vie sur terre est comme le cri étouffé d'un homme pris sous les décombres de la vie, de la vie "naturelle" et civilisée. C'est la toux poétique de l'individu baigné dans le nuage d'ondes et de particules nuisibles qu'est devenue son atmosphère quotidienne. Il n'est pas occupé de métaphysique, il peint l'effondrement douloureux du monde vivable.

J'avais moi-même recopié ici-même deux longs extraits de son ouvrage; dans l'un d'eux, on pouvait lire la description de ces hommes et femmes de l'"ancien monde", dont les gestes, les postures, la langue, semblent désormais sortir d'un album de photos jaunies. Ce très beau texte ne me paraît pas pouvoir être l'oeuvre d'un trentenaire, mais qui sait ?
03 novembre 2008, 17:20   Re : La vie sur Terre
Oui, Olivier, ces descriptions par Bodinat du "monde d'avant" sont déchirantes, et sembleraient contredire en effet les résultats de l'évaluation un peu rapide de l'âge de l'auteur à laquelle nous nous sommes précédemment livrés.
Je me rappelle en particulier ce moment où il décrit un vieil homme solitaire en costume assis sur un banc (je situe mentalement la scène au Jardin des Plantes, Dieu sait pourquoi) au milieu du magma informe et ridicule qu'est devenu le monde (l' affublement hideux de la jeunesse, les sacs à dos, les walkmans, la physionomie apathique de certains, murés qu'ils sont dans le monde uniforme qui est le leur) ; il parle aussi d'une vieille femme "au fin squelette d'oiseau".
03 novembre 2008, 18:55   Re : La vie sur Terre
Oui Cher S. Bily, c'est l'extrait que j'avais choisi, précisément.
Utilisateur anonyme
03 novembre 2008, 21:59   Re : La vie sur Terre
"le ton est un peu celui, désenchanté, de Guy Debord dans son film In grum imus nocte et consumimur igni), et vraiment inhabituelle."

Oui, M. Bily, une même tonalité désenchantée, mélancolique... même si Baudouin de Bodinat n'a pas la radicalité de la démarche de Guy Debord.
Seuls les utilisateurs enregistrés peuvent poster des messages dans ce forum.

Cliquer ici pour vous connecter