Les médias ont traité au cours des derniers jours des actes de malveillance qui ont affecté, dans de graves proportions, la circulation des trains. Comme certains actes (poser des crochets de fer sur la caténaire) ne pouvaient être accomplis que par des spécialistes, les enquêteurs ont pensé que le sabotage était le fait d'employés de la SNCF ou d'anciens employés de cette société. Une telle hypothèse a fait s'étrangler d'indignation (comme d'habitude) la caste syndicale. On saura bientôt si elle était ou non farfelue. Bien.
Il se trouve que l'auteur de ces lignes prend, depuis 5 ans, le train de 15 à 20 fois par an entre Marseille et Toulouse ou le grand Sud-Ouest, aller et retour. Ce sont des trains de "grande ligne". En 5 ans, pas une seule fois le train emprunté n'a été à l'heure, les retards oscillant entre un plancher de 20 minutes et un plafond d'une heure et demie à deux heures et demie, avec les conséquences que chacun imagine : correspondances manquées, temps perdu, absence d'information, etc. Les victimes (il suffit de regarder les passagers) sont des travailleurs, des prolétaires, des étudiants ou des personnes âgées ; en bref, les pauvres ou ceux que les consciencieux du social nomment les "dominés" ou la "sous-France". Vendredi 7 nov., à Toulouse, le train de Marseille devait être mis à quai à 16 h 20. Il ne l'a été que trois-quarts d'heure plus tard, sans que l'on sache pourquoi et, après être parti avec une demi-heure de retard, il a ralenti, il s'est arrêté longuement à Carcassonne (arrêt non prévu) pour prendre les voyageurs d'un autre train en panne, etc. Il est arrivé avec deux heures de retard à Marseille. La routine en somme.
Ce qu'il y a de plaisant à observer, ce sont les cheminots. Vendredi, sept ou huit cheminots se sont tenus pendant plus d'une demi-heure sur le bord du quai pour réceptionner les rames et former le train, plaisantant et discutant à haute voix. Un chef en uniforme bleu, un talkie à la main, veillait à la manoeuvre; un employé, en bleu de travail, agitait un chiffon rouge pour indiquer l'emplacement exact où devait s'arrêter la machine; un employé portant un chasuble de couleur phosphorescente a décroché la machine de la rame, puis a raccroché une autre voiture, tandis que quatre autres employés, tous vêtus du même chasuble, le regardaient faire.
Dans toutes les gares, on rencontre ou on croise sur les quais ou dans les salles des cheminots qui tuent le temps ou promènent leur ennui, en discutant le bout de gras, les mains dans les poches, ou en se hélant bruyamment : ils sont quatre ou cinq ou six, pendant que les voyageurs font des queues interminables devant les guichets ou les automates, surtout les jours de forte affluence.
Dans ces trains de grande ligne, les contrôleurs sont en groupe de 3 ou 4. Une fois qu'ils ont contrôlé les billets (ce qu'ils font une fois sur deux), ils vont s'installer dans un compartiment qui leur est réservé (dans les trains Teoz, voiture 3 ou 13), fermé à clé, avec de confortables fauteuils et ils passent le voyage à bavarder, leur seule activité étant de décrocher avant un arrêt (mais il y en a peu) le téléphone pour annoncer aux voyageurs que le train entre dans la gare de Montpellier Saint Roch ou dans celle de Marseille Saint Charles. Une fois sur deux, les toilettes ne sont pas nettoyées; les voitures, même neuves, sont dégradées; les vitres rayées; dans les gares ou à l'approche des gares, toute paroi (en béton, pierres, métal) est couverte de tags sales et insultants pour les "dominés" qui sont obligés de prendre le train.
Les gares de Marseille, Montpellier et Toulouse sont tenus par les syndicats CGT ou Sud-rail, qui y sont largement majoritaires. Les lignes qui les relient sont à l'image de ce que l'on pouvait observer naguère dans les pays de l'est ou dans les pays du tiers-monde : laisser-aller, je m'en foutisme, un peu de travail "à la rigueur", etc. Un observateur qui ne serait pas informé des réalités syndicales de ces gares, mais connaissant le monde, expliquerait immédiatement le gâchis constaté par des raisons politico-syndicales.
Autrement dit, ce n'est pas une affaire de moyens, financiers ou humains. La SNCF dispose d'un personnel, nombreux, même en surnombre, vu le peu de tâches à accomplir et qui est bien rémunéré, vu le travail réel qu'il fournit. Les voyageurs, eux, ont le sentiment d'être tenus pour des "gens de peu" ou "sans importance" - du bétail en somme, ou quelque chose d'approchant, par des cheminots, au mieux indifférents, au pis arrogants, comme si les retards, les trains annulés, les correspondances manquées, la saleté, les tags, les dégradations, le vandalisme, etc. n'étaient pas de leur ressort ou ne les concernaient pas. A une enquête de satisfaction organisée il y a un mois et demi sur cette ligne, j'avais suggéré, sans doute dans des termes inutilement insolents, que la SNCF offrît à chacun de ses agents une montre précise et qui soit remise à l'heure tous les jours, afin qu'ils fassent arriver les trains à l'heure. Pendant les quinze jours qui ont suivi cette enquête, les retards se sont réduits, mais ils ont repris de plus belle, passé cette trêve.
La malveillance (mot composé de mal et de vouloir) consiste à vouloir du mal à autrui. Qu'est cette attitude largement répandue, commune, habituelle, des employés de la SNCF, sinon de la malveillance à l'encontre des voyageurs ? La malveillance est d'abord le fait des cheminots eux-mêmes qui semblent se moquer de l'entreprise qui les rémunère comme d'une guigne et qui tiennent les voyageurs pour des clous.
Il est regrettable que cette malveillance se retourne ensuite contre la SNCF, les premières victimes étant d'abord les voyageurs ; mais, sauf à être aveugle ou sot, il n'est pas possible de s'en étonner ou il est indécent de s'en indigner, comme les font les dignitaires de cette entreprise, vu que la malveillance est de règle dans leur entreprise - ce qu'ils ne peuvent pas ne pas ignorer.
Merci : ce qu'ils ne peuvent pas ne pas savoir.
Lire une chasuble (et non un chasuble)