"On ne saurait trop insister sur l'importance de la coïncidence dans le temps de deux phénomènes dont l'articulation n'était nullement fatale - je veux dire nullement écrite dans les astres, car,
fatale, elle l'a bien été pour la France. C'est d'une part, la lente révolution petite-bourgeoise aboutissant à ce que j'ai appelé
la dictature de la petite bourgeoisie, qui a mis fin à la culture française, laquelle, depuis au moins deux siècles, était essentiellement et presque exclusivement bourgeoise : la petite bourgeoisie piteusement triomphante n'a pas repris le flambeau, elle ne s'est pas érigée elle-même, à son tour, en classe cultivée, elle a donc laissé la France sans culture, dans l'état où nous la voyons aujourd'hui. [le deuxième phénomène est l'immigration de masse, qui n'est pas le sujet de ce message.]" (
Le Royaume de Sobrarbe - 18 décembre 2005)
Ce n'est pas, à mon avis, que la petite bourgeoisie n'ait pas voulu "reprendre le flambeau", c'est qu'elle s'est fâcheusement trouvée en position d'asseoir son triomphe dans le même temps où pénétrait dans les foyers un terrible instrument à usage culturel : la télévision.
Il faut lire (pour rire jaune) certains magazines spécialisés du tout début des années soixante (ce qu'on appelle l'époque héroïque où n'existait qu'une chaîne et quelques heures d'émission et où
Les Perses commencent leur carrière de référence, c'est-à-dire sont
déjà cités comme exemplaires ! (à croire que la télévision a commencé par l'apogée puis n'a fait, au mieux, que stagner) pour mesurer à quel point les théoriciens et les créateurs de la télévision naissante placent la culture au centre de leurs préoccupations. On ne pourra pas dire qu'on n'y avait pas pensé ! Pouvaient-ils cependant songer à autre chose qu'à une culture égalitaire avec cet appareil ?
On se convainc facilement, à lire ces magazines, qu'en effet la télévision a bien pu
être prise par la petite bourgeoisie pour ce "flambeau" qu'il n'appartiendrait qu'à elle de brandir. Elle s'est vue belle en cet éclairage et comme idéalement équipée pour damer le pion à sa grande soeur, décidément "vieux jeu".
Dans une interviou au n°1 des
Cahiers de la télévision (décembre 1962), un certain M. Bordaz, né en 1908, récent directeur général de la R.T.F, Conseiller d'Etat etc., déclare tout de go : "La télévision doit être populaire et audacieuse, le contraire d'un art bourgeois." L'interviou est ainsi parsemée de coups de pattes de classe (on ne finirait pas d'en relever d'autres tout au long du magazine) et se termine ainsi :
"Nous [les interviouveurs] lui faisons remarquer, avant de le quitter, qu'il nous semble que la télévision soit gênée par un certain snobisme anti-télévision qui existe dans une certaine catégorie sociale :
- Je ne suis pas de votre avis : c'est au contraire notre chance qu'une certaine bourgeoisie dédaigne la télévision, vous verrez, cela ne durera pas et demain on sacrifiera tout pour assister à une première de télévision, comme hier à une première de théâtre."
L'enthousiasme conquérant de ce M. Bordaz me parait faire un joli pendant à l'image du "flambeau" choisie par Renaud Camus. Bien sûr, dans l'ivresse de ses nouvelles fonctions, notre Conseiller d'Etat oublie quelques détails dans l'établissement de sa comparaison, à commencer, parmi d'autres, par celui-ci : aucun téléspectateur ne s'est jamais mis en peine de
s'habiller avant d'assister à une "première de télévision" mais au contraire s'est réjoui de pouvoir prendre ses aises devant le petit écran, contempler ces fameux
Perses en pantoufles,
chez soi, faire des commentaires à haute et intelligible voix, s'en fumer une ou aller chercher une bière dans le frigo, n'avoir en somme aucun effort à faire pour ne pas rester cette espèce de lui-même livré à tous les caprices de son humeur du moment et les
Perses n'en continuent pas moins d'attaquer la Grèce, à eux aussi ça leur fait une belle jambe, ce qui se passe chez le téléspectateur, au point qu'il n'est pas invraisemblable d'avancer que la perte de la
honte, si souvent déplorée par Renaud Camus, ne trouve son origine principale dans ces
milliers et milliers d'heures d'exposition et d'accoutumance du public à un spectacle devant lequel il n'y a aucune raison de se
gêner et qui lui non plus ne se gêne pas pour suivre son cours. Comment s'étonner, dans de telles conditions d'absence de cérémonie, de convention, de rite, que la bourgeoisie cultivée n'ait pas eu le goût une seule seconde de se saisir de ce flambeau qu'était la télévision naissante, promise cependant à exercer une si extraordinaire influence sur les manières du temps ?
La petite bourgeoisie n'a pas eu de chance, ni même de veine, encore moins de bol de devoir se coltiner avec une telle puissance
d'émissions de signes. Non seulement c'était au dessus des ses moyens mais, je crois, au-dessus des moyens de n'importe quelle classe sociale. Elle ne pouvait accomplir rien d'autre que ce qu'elle a accompli et continuera à accomplir, publicité ou pas, Président de "France Télivision" nommé ou pas par le Président de la République.
Ce Président de l'ancienne ORTF ou de "France Télévision", on aurait depuis le début tiré son nom d'un chapeau que les choses n'en eussent pas été bien différentes que ce qu'elles sont. Avec ce "formidable outil" qu'est la télévision, il n'y a pas moyen.