Le site du parti de l'In-nocence

Interview de Sylvain Gouguenheim

Envoyé par Gérard Rogemi 
08 décembre 2008, 10:36   Interview de Sylvain Gouguenheim
Interview de Sylvain Gouguenheim
auteur de Aristote au Mont St Michel

Question 1 :

Un dénommé Pierre Assouline semble jouer un rôle central pour les pétitionnaires qui vous contestent, il tient à peu près ce langage sur son bloc : " Ce qui lui est reproché ? De présenter comme inconnu ce qui était déjà bien connu : à savoir le rôle joué par Jacques de Venise et les moines de l’abbaye du Mont-Saint-Michel dans la traduction des textes grecs en latin. De monter en épingle une prétendue vulgate (L’Europe doit ses savoirs à l’Islam) pour mieux la réfuter alors que nul historien sérieux ne prétend rien de tel ". Qu'avez-vous à lui répondre ?

Sylvain Gouguenheim:
L’argument a souvent été utilisé. En gros mes adversaires avancent deux théories, d’ailleurs contradictoires. 1° tout ce que j’ai dit était connu et il n’y a rien de neuf 2° tout ce que j’écris est faux.

Je ne présente pas comme inconnu ni comme une découverte le personnage et l’œuvre de Jacques de Venise et des autres traducteurs des textes philosophiques grecs de la première moitié du XIIe siècle. Ce sont tous les hommes qui ont traduit directement du grec en latin des textes philosophiques, scientifiques ou médicaux. Je dis simplement que ces traducteurs n’apparaissent guère dans les manuels scolaires et assez peu dans les manuels universitaires de base.

D’une manière générale si les spécialistes de ces questions de diffusion et de traduction du savoir grec connaissent Jacques de Venise, l’anonyme dit du Vatican ou autres (tels les traducteurs syriaques établis à Antioche et qui ont travaillé autour de l’an 1100), le grand public cultivé ne les connaît pas. Les travaux des spécialistes apparaissent dans ce domaine peu diffusés. Dès lors on ne retient que les traducteurs qui sont passés de l’arabe au latin, tel le célèbre Gérard de Crémone dans la deuxième moitié du XIIe siècle ou les autres traducteurs chrétiens ou juifs rassemblés à Tolède à l’époque de la Reconquête chrétienne en Espagne (après 1150).

La vulgate selon laquelle l’Europe doit ses savoirs à l’islam n’est pas une invention de ma part ! Elle existe bel et bien et on la trouve dans de nombreux livres, dans des articles de presse. J’aurais pu dresser une liste très longue et je me suis contenté de citations empruntées à des gens sérieux. Incontestablement si j’avais fait un florilège on aurait bien vu que je n’inventais rien.

Distinguons toutefois deux vulgates. La première veut que grâce aux Arabes, le savoir grec ait transité du monde abbasside à l’Europe, autrement dit que des traductions effectuées du grec en arabe soient ensuite venues à la connaissance des Européens qui les auraient alors traduites de l’arabe en latin. Ce phénomène est incontestable, très important, et je ne l’ai jamais nié.

Il est bien établi, bien connu et se trouve abondamment relaté dans les manuels d’histoire, y compris ceux des classes de 5e de nos collèges. Mais ce phénomène comporte une dimension qui elle est en général peu présente, sur laquelle on n’insiste pas, ou qu’on escamote totalement. Ces traductions du grec en arabe ont été faites par des chrétiens syriaques arabisés ou par des Arabes chrétiens. Autrement dit on les doit à des Arabes, ou à des gens dont l’idiome de communication était l’arabe, mais pas à des musulmans.

L’œuvre des musulmans se situe dans l’utilisation, le commentaire, l’exploitation des travaux des Grecs, pas dans la traduction de ces travaux. Cela est un phénomène historique, qui peut avoir de nombreuses explications, et qui n’implique pas de jugement de valeur positif ou négatif.

La deuxième vulgate attribue à l’islam ce que la première attribue aux Arabes. Elle est parfois le fait de spécialistes lorsqu’ils s’expriment un peu vite, elle est le plus souvent le fait de vulgarisateurs. Cette deuxième vulgate me semble beaucoup plus discutable.

D’abord il faut s’entendre sur le mot islam et ce qu’il désigne : s’agit-il de la religion ou de la civilisation engendrée par cette religion ? Autrement dit, l’Europe doit-elle la redécouverte du savoir grec à la religion musulmane ou à la civilisation musulmane ? Il me semble que la distinction n’est pas inutile. La religion musulmane, les religieux, les docteurs de la foi, n’ont pas eu de souci particulier envers le savoir grec ou romain.

L’Europe n’a donc pas reçu de la religion musulmane le savoir grec.

En revanche, au sein de la civilisation musulmane des hommes se sont intéressés à la philosophie grecque (les célèbres « falasifa » : Al Farabi, Avicenne, Averroès). Mais ces philosophes aussi brillants soient-ils n’ont guère eu d’influence sur leur société. Ils n’ont par ailleurs jamais cherché à faire connaître aux Européens le savoir grec. En revanche, en effet, une partie de leurs œuvres ont été traduite de l’arabe en latin et donc leur pensée à été connue ainsi que celle des Grecs qu’ils commentaient.

Mais le monde abbasside ne s’est pas beaucoup inspiré du monde antique en dehors des domaines strictement scientifique (médecine, optique). Par exemple le droit musulman s’est entièrement constitué sans aucun rapport avec le droit romain. Pourquoi les philosophes comme Farabi ou Averroès n’ont-ils pu influencer leur société ?

D’abord certains, comme Averroès, avaient des conceptions très élitiste: à leurs yeux la philosophie ne devait être abordée que par les élites. Ensuite, ils n’ont pas été vraiment soutenus par le pouvoir politique. Enfin ils ne disposaient pas des institutions scolaires ou universitaires susceptibles de conserver et transmettre leurs recherches.

C’est en ce sens que j’ai émis l’idée que le monde musulman n’avait pas vraiment été hellénisé en profondeur, même au sein de ses élites.

Sans doute doit-on aussi tenir compte du fait que les Grecs ou les Romains n’y étaient pas considérés comme des « ancêtres » alors que les hommes de l’Europe latine se sentaient, à tort ou à raison (y a-t-il ou non continuité entre l’Antiquité et le Moyen Âge ? entre la Rome impériale et les carolingiens ? Ce sont là des questions débattues entre historiens), les héritiers ou les descendants du monde antique.

La suite I C I
08 décembre 2008, 14:31   Re : Interview de Sylvain Gouguenheim
Très intéressante mise au point. Merci Rogemi.
La conclusion très nuancée permet de fustiger ce manichéisme, non seulement réducteur mais falsificateur qui gangrène le débat intellectuel.
Seuls les utilisateurs enregistrés peuvent poster des messages dans ce forum.

Cliquer ici pour vous connecter